INDIVIDU ET JUSTICE
LE DOUBLE ACCORD AVEC LE MONDE ET AVEC SOI-MEME COMME RÉSULTAT D’UNE ÉDUCATION NATURELLE
D’un point de vue biographique -plus précisément dans une optique autobiographique – le premier sentiment de l’injustice a provoqué une forme de désordre psychologique chez Rousseau. Celui-ci ne trouvera son salut qu’à partir du moment où il s’attribuera un rôle à jouer dans la société, en l’occurrence la défense de l’intérêt général, de la justice et de la vérité. L’accomplissement des actions vertueuses favorise l’ordre intérieur chez Rousseau, l’accord avec lui-même. Comme solution au problème du désordre de l’homme social, Rousseau insiste, par conséquent, sur la connaissance de la place individuelle dans l’ordre cosmique, dans ce sens que l’individu qui respecte sa place naturelle est en paix avec soi-même dans la société. Ce double accord avec le monde et avec soi-même est le résultat d’une éducation naturelle (ou qui suit un certain développement naturel de l’individu). Dans l’Emile, Rousseau apparaît comme le précurseur de la psychologie génétique, puisqu’il y étudie la genèse de la structure psychologique de l’adulte. Les différentes étapes du développement naturel de l’individu humain sont liées aux principes généraux de l’éducation de Rousseau. Celui-ci propose à l’enfant une éducation négative, c’est-à-dire une éducation qui refuse l’enseignement didactique (magistral) et l’autorité. L’enfant –à la différence de l’adolescent- n’est soumis à aucune espèce d’autorité (ni autorité qui enseigne ni autorité qui commande). Cette éducation négative caractérise la pédagogie rousseauiste qui n’instaure pas un rapport de 346 dominant à dominé entre le maître et l’élève mais un rapport d’équilibre. Ainsi, ayant reçu l’éducation de Rousseau, l’adolescent étend son amour de soi à l’amour du genre humain. a. L’expérience de Rousseau comme préalable à sa théorie de justice ou le sentiment de l’injustice chez Rousseau et l’ordre intérieur Tout au long de son existence, Rousseau se plaint d’être victime de l’injustice au sein de son propre entourage, de ses amis ou ennemis, de son pays, c’est-à-dire au sein de la société, à en croire ses livres autobiographiques1055. Condamné par la justice sociale, le tribunal humain, les jugements des hommes, Rousseau se tourne vers la justice naturelle, le tribunal divin et fait appel à Dieu : « je me suis montré tel que je fus, méprisable et vil quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables : qu’ils écoutent mes confessions »1056. Rousseau anticipe le jugement d’un Dieu bon et juste qui l’acquitte. Cette anticipation de la justice divine dans l’Au-delà ne signifie pas toutefois que Rousseau a renoncé à la justice d’Ici-bas : un jour viendra, j’en ai la juste confiance, que les honnêtes gens béniront ma mémoire et pleureront sur mon sort. Je suis sûr de la chose, quoique j’en ignore le tems. Voilà le fondement de ma patience et de mes consolations. L’ordre sera rétabli tôt ou tard, même sur la terre, je n’en doute pas. Mes oppresseurs peuvent reculer le moment de ma justification mais ils ne sauraient empêcher qu’il vienne. Cela me suffit pour être tranquille au milieu de leurs œuvres1057 . Rousseau est un archétype de l’individu en quête de justice, car tant qu’il vit, il n’a pas abandonné l’espoir d’être innocenté par la justice humaine. Malgré la persécution de ses ennemis, le désordre sur cette terre, il garde sa confiance en l’humanité : Rousseau est convaincu qu’il existe des hommes honnêtes, justes qui justifieront tôt ou tard sa mémoire. Rousseau se trouve dans une situation extraordinaire : au milieu des méchants, du mal social, d’une société injuste, il dit conserver sa bonté. S’agit-il 1055 Idem, liv. II, p.418. 1056 Rousseau, Confessions, op. cit., liv. I, p. 5. 1057 Rousseau, Dialogues, op. cit., Dialogue 3, p. 954. 347 d’un gage de sincérité ou d’une opération de séduction ? Jean-Jacques a-t-il subi l’injustice en raison de sa situation économique, sociale et politique ? Nonobstant la mort de sa mère, sa maladie, la séparation avec son père, l’accusation de ses proches et la condamnation de ses œuvres (l’Émile et le Contrat social), Rousseau s’intéresse à l’ordre injuste mais pour le critiquer. En effet, depuis son premier sentiment de l’injustice, il se sent concerné par toute injustice commise dans ce monde. Rousseau s’indigne lorsqu’il est témoin d’un événement injuste ou lit un récit injuste. Le sentiment de l’injustice lui assigne un rôle, celui de défendre les opprimés : Je sens en écrivant ceci que mon pouls s’élève encore ; ces moments me seront toujours présents quand je vivrais cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence et de l’injustice est resté si profondément gravé dans mon âme, que toutes les idées qui s’y rapportent me rendent ma première émotion ; et ce sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-même, et s’est tellement détaché de tout intérêt personnel, que mon cœur s’enflamme au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel qu’en soit l’objet et en quelque lieu qu’elle se commette, comme si l’effet en retombait sur moi. Quand je lis les cruautés d’un tyran féroce, les subtiles noirceurs d’un fourbe de prêtre, je partirais volontiers pour aller poignarder ces misérables, dussai-je cent fois y périr. Je me suis souvent mis en nage, à poursuivre à la course ou à coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que j’en voyais tourmenter un autre, uniquement parce qu’il se sentait le plus fort. Ce mouvement peut m’être naturel, et je crois qu’il l’est ; mais le souvenir profond de la première injustice que j’ai soufferte y fut trop longtemps et trop fortement lié, pour ne l’avoir pas beaucoup renforcé.1058 L’injustice est le moteur de l’exigence de justice chez Rousseau. Rousseau n’est pas anéanti par la première injustice qu’il a subie. Au contraire, il se dépasse, se transcende en désirant changer les situations négatives en des situations positives. « L’amour sincère de la justice et de la vérité »1059 anime Rousseau, car condamné à Paris et à Genève, humilié dans les salons parisiens, persécuté partout en Europe, il affirme : « seul, étranger, sans appui, sans famille, ne tenant qu’à mes principes et à mes devoirs, je [suis] avec intrépidité les routes de la droiture, ne flattant, ne ménageant jamais personne aux dépens de la justice et de la vérité. »1060 L’amour de la justice et de la vérité prime sur tout autre amour chez Rousseau.
La place individuelle dans l’ordre cosmique
L’individu1069 est une partie d’une totalité qui correspond à une société déterminée, à l’humanité ou à l’univers. L’attitude individuelle face au tout implique l’injustice ou la justice : « il y a quelque ordre moral partout où il y a sentiment et intelligence. La différence est que le bon s’ordonne par rapport au tout et que le méchant ordonne le tout par rapport à lui. »1070 Contrairement aux philosophes qui pensent que l’amour de l’ordre est la vertu par excellence, Rousseau affirme que le vice est aussi l’amour de l’ordre. Ce dernier a au moins deux sens. La définition de l’ordre moral selon l’individu égoïste est injuste, car le méchant exclut les autres en désirant « le tout pour lui seul ». La référence du méchant est lui-même alors que celle du bon est le tout. La définition de l’ordre moral selon l’individu vertueux est juste, puisqu’il inclut les autres ou reconnaît les places qu’occupent les autres dans la totalité pour connaître sa propre place. La connaissance de la place individuelle dans l’ordre cosmique se résume à la connaissance de notre humanité, de notre faiblesse physique et de notre ignorance. 1069 Sur le statut de l’individu dans la pensée de Rousseau, voir VINCENTI Luc, Jean-Jacques Rousseau l’individu et la République, Ed. Kimé, Paris, 2001, Introduction, p. 7. 1070 Rousseau, Émile, op. cit., liv. IV, p. 602. 352 Il y a un ordre naturel dans lequel l’individu doit trouver sa place. Il y a aussi un ordre – une organisation – de la nature individuelle elle-même. Cet ordre est mis en évidence dans l’anthropologie de l’Émile, livre où Rousseau étudie véritablement « la condition humaine.»1071 Peut-être désire-t-il convaincre les sceptiques qui refuseraient l’anthropologie fictive du Second Discours grâce à cet examen réel de l’homme qui commence dès sa naissance jusqu’à sa mort. Il faut chercher la place qu’occupe l’homme dans l’ordre cosmique, puisque « l’humanité a sa place dans l’ordre des choses »1072, selon Rousseau. Celui-ci estime que la mort détermine réellement la place humaine dans l’ordre naturel : « les hommes ne sont naturellement ni Rois, ni Grands, ni Courtisans, ni riches. Tous sont nés nus et pauvres, tous sujets aux misères de la vie, aux chagrins, aux maux, aux besoins, aux douleurs de toute espèce ; enfin tous sont condamnés à la mort. Voilà ce qui est vraiment de l’homme ; voilà de quoi nul mortel n’est exempt. »1073 En tant que mortel, l’homme ne doit pas désirer l’immortalité, la place de Dieu, car il sera misérable : « si nous étions immortels nous serions des êtres très misérables. »1074 Rousseau critique les hommes qui ont peur de la mort et qui inventent un bonheur imaginaire : « j’entends, la santé, la gaité, le bien-être, le contentement d’esprit ne sont plus que des visions. Nous n’existons plus où nous sommes, nous n’existons qu’où nous ne sommes pas. Est-ce la peine d’avoir une si grande peur de la mort, pourvu que ce en quoi nous vivons reste ? » 1075 L’homme social prolonge ses vues jusqu’à la mort qui devient le pire des maux. Intérieurement, il est déséquilibré, désordonné et déchiré. Il souffre du malheur psychologique en raison de la prévoyance et de l’imagination. Rousseau critique cette extension des facultés qui multiplie la sensibilité et anticipe les maux possibles, fictifs, les purs fantasmes des hommes qui deviennent sensibles à la mort. Ils inventent la médecine pour lutter contre ce mal absolu à leurs yeux. Or Rousseau condamne la médecine qui entretient les douleurs, les peines en prolongeant la vie : la mort n’est pas un mal absolu pour Rousseau ; au contraire, elle représente un véritable remède pour lui, car elle délivre l’homme de la souffrance existentielle d’ici-bas. La douleur corporelle et les remords 1071 Idem, liv. I, p. 252. 1072 Idem, liv. II, p. 303. 1073 Idem, liv. IV, p. 504. 1074 Idem, liv. III, p. 306. 1075 Idem, p. 308. 353 de la conscience sont le véritable malheur selon Rousseau. Il est possible de noter ici la dimension religieuse des propos rousseauistes : Rousseau croit peut-être au bonheur de la vie future. Il pense que l’homme sera toujours malheureux ici-bas, parce qu’il désire combattre la mort alors qu’il est condamné à la mort. Le problème de la paix pour l’individu humain réside dans la disproportion ou le déséquilibre entre ses désirs et ses forces. L’homme sera toujours malheureux ou faible lorsque ses désirs sont plus forts que ses facultés : « l’homme est très fort quand il se contente d’être ce qu’il est, il est très faible quand il veut s’élever au-dessus de l’humanité. »1076 Rousseau recommande donc à l’homme de se contenter de sa place naturelle afin qu’il soit heureux : « Ô homme ! Resserre ton existence au-dedans de toi, et tu ne seras plus misérable. Reste à la place que la nature t’assigne dans la chaîne des êtres »1077. Si l’individu humain est localisé dans l’ordre universel, l’enfant a sa place déterminée par sa faiblesse physique dans l’ordre humain : « l’humanité a sa place dans l’ordre des choses, l’enfant a la sienne dans l’ordre de la vie humaine ; il faut considérer l’homme dans l’homme, et l’enfant dans l’enfant. Assigner à chacun sa place et l’y fixer »1078 dans la mesure où « la nature veut que les enfants soient enfants avant que d’être hommes. »1079 Or les adultes veulent que les enfants soient des hommes prématurés lorsqu’ils les préparent à la vie adulte dès leur enfance. Cette anticipation de l’homme à l’intérieur de l’enfance est absurde selon Rousseau, dans ce sens que les adultes privent les enfants de leur bonheur présent pour les préparer à un avenir qui n’arrivera peut-être jamais