Inciter les jeunes adultes à la visite des actions muséales et des outils pour l’analyse de leurs effets
Depuis les années quatre-vingt-dix, à la suite du musée du Louvre, plusieurs institutions développent des actions spécifiques pour inciter les jeunes adultes à se rendre au musée. Il s’agit, d’abord, d’une politique de gratuité catégorielle adressée, dans les musées nationaux, aux moins de 26 ans et de gratuité événementielle. Ensuite, à l’occasion de ces événements gratuits, une médiation culturelle est formalisée de façon à s’adapter aux attentes des publics jeunes : elle met en œuvre une transmission horizontale, de pairs à pairs, et prend appui sur leurs intérêts et goûts culturels. Dans certains établissements, ces actions d’incitation à la visite sont complétées d’un système de fidélisation à l’établissement (cartes, Pass, abonnement). En nous attachant plus particulièrement aux événements gratuits, nous présentons la ma- nière dont s’est progressivement développée une formule d’adresse aux jeunes adultes. Les discours qui accompagnent ces programmations en témoignent : toutes misent sur la convivia- lité et le caractère festif de ces événements gratuits et, le plus souvent, elles font appel aux pratiques en amateur pour renouveler le regard porté sur les collections. Aussi ces analyses nous amènerons à considérer ces actions d’incitation à la visite comme emblématiques des médiactions culturelles et, plus largement, des politiques culturelles visant à instituer des régimes de familiarité avec ces lieux.
Une « politique d’intégration culturelle des jeunes » en trois volets au musée du Louvre
Si nous ouvrons la période sur le début des années quatre-vingt-dix au cours desquelles les premières nocturnes gratuites adressées aux jeunes ont été créées, il nous faut remonter briè- vement une décennie plus tôt pour rendre compte des logiques qui sous-tendent leur création. Celles-ci renvoient d’une part aux évolutions des politiques tarifaires au cours des années quatre- vingt en lien avec le nouvel essor et l’autonomisation des musées sur la période et d’autre part, à la structuration de la recherche sur les publics au sein des musées comme moteur des actions qui leur sont adressées.
Dans le sillage des projets muséaux initiés sous Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing, l’État lance à partir de 1981 l’opération des Grands travaux. Trois projets concernent les musées : le Grand Louvre, le musée d’Orsay et la Cité des sciences et de l’industrie. Conco- mitamment à cette politique essentiellement concentrée à Paris, un programme de modernisation des musées sur l’ensemble du territoire s’amorce : le ministère de la Culture ap- porte un concours administratif, scientifique, technique et financier à 258 chantiers d’aménagement, d’extension ou de construction d’établissements tant à Paris qu’en région (Ei- delman, 2005 : 39-42 ; Ministère de la Culture et de la Communication, 1991). Les inaugurations rythment la décennie : la loi-programme de 1978 pour la restauration du musée et domaine de Versailles se termine en 1985, le musée d’Orsay et la Cité des Sciences et de l’industrie sont inaugurées en 1986, la première tranche des travaux du Grand Louvre, opération lancée en 1983 s’achève en 1989 par l’inauguration de l’accueil sous la pyramide. Les crédits accordés par l’État visent en priorité la rénovation des musées les plus importants (toutes catégories confondues), l’implantation locale de l’art contemporain (entre autres exemples, création du musée d’art mo- derne et contemporain de Strasbourg, du CAPC de Bordeaux, renforcement des Fonds régionaux d’art contemporain) et la mise en valeur du patrimoine technique et industriel (Minis- tère de la Culture et de la Communication, 1991 : 80). Parallèlement, l’État encourage les politiques d’expositions temporaires des établissements parisiens et régionaux : celles-ci sont à la fois plus nombreuses qu’aux décennies précédentes et plus ambitieuses. Devenue l’activité de référence de ces institutions (Davallon, 1992b), l’exposition temporaire impose des moyens fi- nanciers sans commune mesure avec les budgets que nécessite la seule gestion de collections permanentes (Jacobi, 2012 : 137-138). 1945, les musées répartis en trois catégories – musées nationaux, classés et contrôlés – sont réunis sous la tutelle de la Direction des musées de France (DMF) au ministère de la Culture. Celle-ci centralise la gestion des musées dans un système mutualiste, coopératif et solidaire (Labourdette, 2015 : 41) permettant « une redistribution des bénéfices des plus grands établis- sements au profit des plus modestes, en province notamment, et […] [la constitution d’]un maillage dynamique et équilibré de l’action culturelle publique ». En revanche, ce système prive d’autonomie les plus grands établissements. Dépourvu de personnalité morale de droit public, leur gestion administrative et financière est centralisée au sein de deux organes, la DMF et la Réunion des musées nationaux. L’enjeu est alors de s’affranchir de la dépendance à la tutelle et à ses subventions en obtenant la main sur le développement des ressources propres qui, « même limitées, ont l’immense avantage de pouvoir être utilisées par le musée à sa guise et représentent donc une marge de manœuvre essentielle en périodes de restrictions budgétaires » (Bayart et Benghozi, 1993 : 169). Un projet de loi en ce sens est discuté dès 1990 qui ne trouvera de con- crétisation que dix ans plus tard avec la loi-musées du 4 janvier 2002 portant création du label « Musées de France » et du statut juridique d’établissement public de coopération culturelle. Néanmoins, deux établissements obtiennent le statut d’établissement public dès les années quatre-vingt-dix : le musée du Louvre en 1993 et le château et domaine de Versailles en 1995. Constituant l’une des traductions des évolutions économicistes du champ culturel évoquée au premier chapitre, on peut se demander jusqu’à quel point cette transformation des modes de gestion et la mobilisation d’autres sources de financement (non seulement les droits d’entrées mais encore le mécénat privé) confère aux musées une plus grande marge de manœuvre pour mener à bien les missions de service public qui leur incombent. Plus probablement, on peut imaginer que cette évolution de la production culturelle encourt le risque de lancer les établisse- ments dans une course concurrentielle à « l’audimat culturel » afin de développer tant leurs ressources propres que les financements du secteur privé. Les cas des expositions-spectacles ou des « publi-expositions »36 fournissent un exemple de cette dérive possible. C’est dans ce con- texte d’autonomisation des établissements culturels subventionnés que la question tarifaire émerge à nouveau et, avec elle, le balancement entre deux logiques – celle du secteur marchand et celle du service public – qu’incarne le débat autour d’une gratuité qui correspondrait tout à la fois à l’idéal de partage démocratique de cette culture et à un outil de promotion, un produit d’appel, pour la fréquentation de ces lieux (Rouet, 2002).