Importance géopolitique de la Crimée pour Moscou
Une des raisons qui tend à expliquer l’incorporation de la Crimée par Moscou proviendrait de la volonté de conserver l’Ukraine en dehors des organisations occidentales (OTAN et UE), vision défendue par Allison (2014), Becker, Cohen, Kushi, McManus (2016), Rynning (2015), Mearsheimer (2014) et Roberts (2017). La crainte que l’Ukraine n’adhère à ces organisations s’expliquerait par l’évolution des relations russo-occidentales qui ont alterné entre des périodes de coopération et de confrontation depuis l’implosion de l’Union soviétique.
Malgré la mise en place de quelques partenariats sporadiques3, trois éléments majeurs ont contribué à accroître les tensions entre la Fédération de Russie et l’Occident : l’absence de reconnaissance de Moscou en tant que partenaire égal par l’Ouest, l’élargissement de l’UE à l’Est avec sa politique de partenariat oriental et surtout les trois phases d’expansion de l’OTAN en Europe de l’Est4.
Effectivement, les dirigeants russes percevraient les agrandissements de l’Alliance atlantique comme une menace envers leurs intérêts sécuritaires dans la région. D’ailleurs, en 1997, George F. Kennan, ancien ambassadeur des États Unis en Union soviétique, mettait déjà en garde que l’expansion de l’OTAN serait la plus grande erreur que pourraient commettre les États-Unis, encourageant ainsi les dirigeants russes à adopter une politique étrangère contraire aux ambitions occidentales.
En comparant son discours aux événements récents, Kennan ne semblerait pas avoir eu tort, car en raison de l’adhésion de plusieurs pays est européens à l’OTAN et à l’UE, Moscou craindrait qu’éventuellement, ce soit au tour de l’Ukraine, contribuant ainsi à expliquer l’incorporation de la Crimée (Forsberg et Herd, 2015 : 45; Tsygankov, 2013 : 182; Oguz, 2015 : 6; Mearsheimer, 2014 : 79; Tsygankov, 2015 : 288; Cross, 2015 : 153).
Justifications de l’incorporation de la Crimée
Rhétorique légale Afin de justifier l’incorporation de la Crimée, les dirigeants russes ont eu recours à une rhétorique légale impliquant l’interprétation de deux principes du droit international : l’autodétermination des peuples et l’intégrité territoriale des États. Ils ont tenté de démontrer la prédominance du premier principe sur le second lorsqu’appliqué à la Crimée. Dans le droit international, les règles d’application de l’autodétermination et de l’intégrité territoriale sont ambigües et peuvent même sembler se contredire (Shirmammadov, 2016 : 62).
En raison de cette observation, plusieurs auteurs ont analysé ces principes ainsi que l’interprétation retenue par les dirigeants russes. Leurs analyses ont été effectuées selon une perspective juridique afin d’évaluer la légitimité de la rhétorique légale (Shirmammadov, 2016; Moiseev, 2015; Allison, 2014; Sayapin, 2015). Suite à cette analyse, trois éléments divergents ont été relevés dans la littérature : a) que le droit international n’a pas su résoudre le conflit impliquant la Crimée (Shirmammadov, 2016), b) que la rhétorique légale russe est légitime (Moiseev, 2015) et c) à l’inverse, que la rhétorique légale russe est illégitime (Allison, 2014; Sayapin, 2015).
En raison des actions perpétrées par les dirigeants russes en Crimée, la Fédération de Russie a été accusée par une grande partie de la communauté internationale de la violation de l’intégrité territoriale ukrainienne (Ambrosio, 2016 : 470-473). Afin de contester ces accusations, les élites politiques russes ont tenté de démontrer que dans le cas de l’incorporation de la Crimée, le droit à l’autodétermination des peuples prédomine sur l’intégrité territoriale des États.
Pour ce faire, dans leur 15 argumentaire, elles ont fait référence à plusieurs documents du droit international incluant ces deux principes : a) la Charte fondatrice de l’ONU (1945), b) la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations Unies (1970), c) l’Acte final d’Helsinki (1975), d) le Mémorandum de Budapest (1994), e) le Traité d’amitié, de coopération et de partenariat russo-ukrainien (1997) et f) la décision de la Cour internationale de justice en ce qui concerne le précédent du Kosovo (2010)