Implications, statuts et mécanismes saillanciels dans la sphère poétique du langage
Corollaire des questions de consubstantialité et de motivation du signe, celle de sa créativité demande à être ouverte ici. Et cette créativité impose l’idée d’un plus ou moins haut degré de poéticité du mot. Le poétique veut être en effet une exploitation du signe en discours qui diffère de la communication usuelle, majoritairement basée sur le fond plus que sur la forme. L’affirmation de Piotrowski prend alors tout son sens car cela correspond précisément à la sollicitation de toutes les « frontières » potentielles que « prennent en charge » les signifiants. C’est ce que considère Stéphane Mallarmé, dans Crise du vers, lorsqu’il évoque la nécessité de « rémunérer le défaut des langues » dans le versant poétique du langage en faisant émerger un potentiel du signifiant que le versant communicationnel ne sollicite pas ou langage, nous tenterons de démontrer les particularités, notamment en matière de production de sens. Nous évoquerons ensuite les théories déjà appliquées à la sphère poétique du langage qui nous accompagneront dans nos tâtonnements. Nous tenterons enfin de poser, en partant notamment des hypothèses de Guiraud, quelques critères d’analyse impliquant à la fois les usages habituels et poétiques du langage qui nous permettront a posteriori d’examiner les textes poétiques grâce à la méthode que nous avons développée jusqu’ici.
linguistique au poétique : en quête de critères linguistiques unificateurs1035
Si jusqu’à présent nous avons appréhendé des faits de motivation ayant surtout des interactions sur l’axe paradigmatique, dans le cadre d’un système ou d’une motivation poétiques, les deux axes paradigmatique et syntagmatique sont largement sollicités. Nous devrons alors adapter notre approche. Mais cet usage des mots que représentent les énoncés poétiques doit d’abord être identifié avec précision, de même que quelques tendances. Donnons-en donc quelques traits définitoires.
A côté d’ombre, opaque, ténèbres se fonce peu ; quelle déception, devant la perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoirement, des timbres obscurs ici, là clair. Le souhait d’un terme de splendeur brillant, ou qu’il s’éteigne, inverse ; quant à des alternatives lumineuses simples – Seulement, sachons n’existerait pas le vers : lui, philosophiquement rémunère le défaut des langues, complément supérieur.1037.
Par ces mots depuis longtemps fort célèbres, le poète évoque l’aptitude du langage à s’accomplir différemment ou plutôt à « compenser » les impossibilités de réalisations dans le discours ordinaire. On peut d’ailleurs donner l’exemple d’un énoncé espagnol, certes prosaïque mais non moins révélateur, où tiniebla et extinguirse désignent l’idée d’« obscurité », d’une part et où, d’autre part, túnel et luz / luces, pourtant composés du son [u], sont dédiés à l’expression d’une certaine « luminosité » : (311) […] las luces de su aposento desmayan paulatinamente y, al extinguirse del todo, el cuerpo aperitivo de la doncella se sume en una codiciosa oscuridad: inopinadamente un túnel de luz lo rescata de la tiniebla: la muchacha, vestida de monja, reza devotamente sus oraciones, besa el crucifijo colgado sobre la cabecera de su reclinatorio, desgrana las cuentas de un rosario […]
Récapitulatif des faits de motivations poétiques décelés par Genette
Genette(1976 : 123-153) a recensé des procédés visant à solliciter spécifiquement lesaspects iconiques du langage, notamment sous ses formes onomatopéiques, par mimologie, par harmonie imitative, par des effets d’expressivité phonique ou graphique, par synesthésie ou encore par associations lexicales notamment par la rime (e.g. funèbre à la rime de ténèbres). Or, ainsi que Guiraud l’a démontré avec les structures en B-B et en T-K et étant donné les possibilités de structuration du son [rr], l’onomatopée et la mimologie ne se limitent pas au domaine poétique, ou bien il convient d’avoir une conception extensive de ce versant du langage.(phones graves / aigus, triste / gai, etc., pour n’évoquer que des traits synesthésiques) qui compenseront la portée motivationnelle vue comme « inadéquate » dudit signifiant. 2) celles qui agissent sur d’autres oppositions phonétiques impliquées par le même signifiant, en somme, nous pourrions dire, solliciter une autre saillance. Par exemple, Jakobson (ibid.) illustre, en reprenant également les deux termes analysés par Mallarmé, par le fait de « substitu[er], aux images de clair et d’obscur associé au jour et à la nuit, d’autres corrélats synesthésiques de l’oppositions phonématique grave / aigu, contrastant par exemple la chaleur lourde du jour et la fraîcheur aérienne de la nuit. »
L’essentiel de la motivation poétique n’est pas dans ces artifices, qui ne lui servent peut-être que de catalyseurs : plus simplement et plus profondément, il est dans l’attitude de lecture que le poème réussit (ou, plus souvent, échoue) à imposer au lecteur, attitude motivante qui, au- delà ou en deçà de tous les attributs prosodiques ou sémantiques, accorde à tout ou partie du discours cette sorte de présence intransitive et d’existence absolue qu’Eluard appelle l’évidence poétique. Le langage révèle ici, nous semble-t-il, sa véritable « structure », qui n’est pas d’être une forme particulière, définie par ses accidents spécifiques, mais plutôt un état, un degré de présence et d’intensité auquel peut être amené, pour ainsi dire, n’importe quel énoncé, à la seule condition que s’établisse autour de lui cette marge de silence qui l’isole au milieu (mais non à l’écart) du parler quotidien.