Implications pour une approche constructive de la gouvernementalité
L’approche que nous avons élaborée pour l’analyse de l’axe virage ambulatoire du Plan triennal emprunte à Aggeri (2005) la notion de régime de gouvernementalité. Nous avons exposé à la fin du premier chapitre les liens entre les catégories qu’Aggeri (2005) et nous- mêmes avons tirées des travaux de Michel Foucault sur la gouvernementalité. Nous avons également précisé, au second chapitre, que Cazin (2017) a complété la caractérisation des formes de gouvernementalité sanitaire en France forgée par Lenay (2005) avec le mode de relation entre gouvernants et gouvernés provenant d’Aggeri (2005). Notre approche s’inscrit donc dans la continuité des travaux précédents du CGS sur la gouvernementalité, qui montrent une cohérence entre eux, et qui ont déjà en partie porté sur le champ sanitaire français. Notre lecture de la conception et de l’évolution de la notion de gouvernementalité chez Michel Foucault, telles qu’elles transparaissent notamment dans les leçons qu’il donna au Collège de France entre 1978 et 1984, nous a néanmoins amenés à proposer une reformulation des composantes des grilles précédentes d’analyse des régimes de gouvernementalité. Nous nous sommes attachés, dans le premier et le second chapitre, à souligner les correspondances entre ces composantes et celles des versions plus anciennes. Ces modifications ont principalement pour but de mettre en avant la technologie et les processus employés par les régimes de gouvernementalité, afin de rendre compte de la rationalité dominante qui anime les dispositifs de gouvernement d’un régime (Foucault, 1978), ainsi que des trois types de processus que ces dispositifs peuvent déclencher : 1. d’objectivation et de subjectivation ; 2. de véridiction ; et 3. de pouvoir. De cette matière, nous avons souhaité, en suivant les recommandations finales données par Michel Foucault lui-même, « étudier, sans jamais les réduire les uns aux autres, les rapports entre vérité, pouvoir et sujet » au sein d’un régime de gouvernementalité (Foucault, 1984c, p. 10).
L’emploi de cette grille analytique renouvelée pour caractériser le régime de gouvernementalité de l’axe virage ambulatoire du Plan triennal débouche sur une interrogation quant aux apports de cette approche particulière relativement à d’autres usages de ce corpus théorique foucaldien en sciences de gestion. Premièrement, notre approche se distingue de l’analyse critique des relations de pouvoir dans les organisations, à laquelle l’héritage foucaldien a souvent été confiné (Hardy et Clegg, 2006; McKinlay et Starkey, 1998). De ce point de vue, notre approche en régimes de gouvernementalité invite à s’échapper du Panoptique, en tant que référence réductrice de l’œuvre du Michel Foucault, et en tant qu’enfermement de la pensée foucaldienne sur elle-même. Deuxièmement, notre approche suggère un déplacement de focale, d’une vision typologique des instruments de gestion publique (Lascoumes, 2005; Lascoumes et Le Galès, 2004; Moisdon et al., 1997) à l’examen des processus par lesquels l’action publique opère. Puisque cette approche conduit in fine à s’intéresser à comment l’action collective se construit (Hatchuel, 2005) au cours de la régulation, nous l’avons qualifiée de « constructive ». Par ce terme également, nous voulons signifier que cette approche peut être orientée vers la participation à cette construction, dans la mesure où elle permet de dégager des propositions pour cette action.
L’évocation de Michel Foucault (1977) du Panoptique de Bentham est sans doute l’une des parties les plus connues de son œuvre. Ce passage est souvent interprété comme une description de dispositifs de pouvoir produisant des effets automatiques qui annihilent toute capacité d’action humaine sur ces dispositifs (Friedland et Alford, 1991). Notre recension des dits et écrits de Michel Foucault postérieurs à Surveiller et punir (Foucault, 1977), dans lesquels il façonne progressivement le concept de gouvernementalité, invite à replacer l’analyse du Panoptique dans une compréhension plus large des « mécanismes et de[s] procédures destinés […] à conduire la conduite des hommes » (Foucault, 1980, p 14). Tout d’abord, le Panoptique correspond à un mécanisme particulier de pouvoir : la discipline. Or, d’autres mécanismes de pouvoir, de nature juridico-administrative ou pastorale, peuvent exister – et même coexister avec des mécanismes disciplinaires – dans un appareillage gouvernemental donné (Foucault, 1978). De plus, il est, selon Michel Foucault, stérile de considérer les mécanismes de pouvoir isolément, sans les rattacher aux procédures de véridiction qu’ils emploient (Foucault, 1980) ainsi qu’aux modes de définition des sujets auxquels ils aboutissent (Foucault, 1984c). Résumer l’apport foucaldien pour les sciences de gestion aux mécanismes par lesquels les acteurs organisationnels sont disciplinés (Lawrence, 2008) est par conséquent réducteur. Cette réduction est d’autant plus appauvrissante qu’elle passe à côté de ce que Michel Foucault considérait comme le « thème général » de sa recherche : la question de la définition du sujet (Foucault, 1983b, p. 209).