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Un enjeu pratique
De manière générale, l’activité consistant à établir ces conventions comptables et, plus largement, mettre au point un modèle comptable, à l’instar de la comptabilité financière, est un exercice souvent opaque et invisible car relégué au second rang, comme question technique, accessoire par rapport au choix d’instruments de politique publique. En matière de lutte contre le réchauffement climatique, les instruments phares de politique publique sont en premier lieu les marchés du carbone ou la taxe carbone. Or, avant de distribuer les quotas d’émissions des marchés du carbone, il faut au préalable connaître le niveau d’émission des entreprises. De même, pour définir le montant d’une taxe carbone, il faut savoir au préalable sur quelle assiette la calculer. Ces deux questions ne relèvent pourtant pas d’un savoir économique mais d’un savoir et de techniques comptables.
La construction des conventions comptables carbone
Par ailleurs, la comptabilité carbone est réputée être un domaine réservé des seuls experts, à même de procéder à des calculs de conversion des gaz entre eux et en une unité qu’est la tonne de CO2. Cette opération se fonde sur des formules complexes d’actualisation du pouvoir de réchauffement global de ces derniers sur 100 ans (cf. MacKenzie, 2009), sur la maîtrise de la connaissance ingénierique du processus de production d’une entreprise ou encore sur la connaissance des processus physiques de conversion d’une grandeur qu’est l’énergie en une autre qu’est l’émission de GES.
Le sujet de l’évaluation des émissions de gaz à effet de serre est donc considéré d’une part comme une infrastructure matérielle neutre comme l’est souvent la comptabilité financière, d’autre part comme un objet technique réservé aux experts scientifiques et techniques initiés, encore plus que ne l’est la comptabilité financière. Au bout du compte, c’est un sujet largement ignoré : par les pouvoirs publics, par les instances stratégiques des entreprises, par la société civile. Or, comme l’ont montré les écoles française et britannique de recherche en comptabilité, malgré les apparences, la comptabilité n’est ni neutre ni sans effet (Casta & Colasse, 2001 ; Colasse, 2010 ; Capron, et al., 2005 ; Hopwood & Miller, 1994). La comptabilité carbone, comme la comptabilité financière est une technologie autant sociale que technique (Hopwood & Miller, 1994).
Ainsi, pour les acteurs concernés par l’enjeu carbone, il importe de comprendre comment se fabriquent ces chiffres carbone pour éclairer comment l’infrastructure comptable, susceptible d’influencer la manière dont les entreprises sont sensibilisées à l’enjeu du changement climatique, est établie. Expliciter la construction de ces conventions permettra en outre de mettre au jour les enjeux de pouvoir derrière ces choix.
Un enjeu théorique
Un enjeu théorique concerne une contribution à l’histoire de la construction des conventions comptables au sens large. En France, l’histoire de la comptabilité fait l’objet d’un courant de recherche important comptant des travaux tels que ceux de Marc Nikitin, Yannick Lemarchand, Bernard Colasse, Nicolas Berland, Anne Pezet, Pierre Labardin, Eve Chiapello, Alain Burlaud, etc. Une chapelle anglaise, avec les contributions de Peter Miller, Christopher Napier, Anthony Hopwood, David Cooper, Alistair Preston, Mickaël Power, etc. a également largement influencé la discipline. Faire l’histoire de la comptabilité carbone consiste alors à retracer la construction des conventions comptables carbone. Cette enquête historique a pour but, comme pour ce qui a été fait sur l’analyse de la convention comptable portant sur l’amortissement, de donner à voir « les transformations de la société au-delà de la simple naissance d’un artifice technique » (Lemarchand, 1993, p. 8)36. Pour autant, alors même que les travaux des chercheurs en sciences sociales ont contribué à lever le voile sur la neutralité supposée de la comptabilité financière, il n’en est pas de même pour la comptabilité carbone. Hormis quelques travaux notoires cherchant notamment à expliquer des débats dans la construction des conventions comptables carbone (Bowen & Wittneben, 2011), cette dernière ne semble en effet pas encore être complétement entrée dans le champ des techniques comptables aux yeux des chercheurs en comptabilité, qui n’ont pas encore cherché à déconstruire son infrastructure. Pourtant, cela viendrait alimenter des questions générales abordées par la comptabilité au sens large : quel niveau de standardisation selon les besoins de la comptabilité ? Qu’est-ce qui est produit durant un processus d’élaboration des conventions comptables ? Que se passe-t-il si, au contraire, les conventions ne sont pas fixées ? En outre, l’histoire de la comptabilité carbone reproduit en miroir une situation passée, celle où comptabilité financière et analytique étaient encore indifférenciées (Lemarchand & Nikitin, 2000) (voir chapitres 5, 6, 7 et 8). L’histoire de la comptabilité monétaire est donc de nature à éclairer celle de la comptabilité carbone et en retour, étudier ce phénomène contemporain peut permettre de mieux comprendre les enjeux qui prévalaient il y a peu en comptabilité financière et analytique.
Au demeurant, chaque comptabilité étant le reflet de l’état du monde et d’une culture dans un contexte donné, comprendre la construction de cette nouvelle forme de comptabilité participe à la compréhension du monde occidental actuel tel qu’il est. Par exemple, la « juste valeur » tend à remplacer peu à peu l’évaluation en « coûts historiques », ce qui témoigne d’un changement de vision du monde (Casta & Colasse, 2001). Aussi, ne serait-ce que l’apparition de nouvelles formes de comptabilité intégrant les enjeux du développement durable impliquent un tournant. Entrer dans le processus d’élaboration de telles formes de comptabilité permet d’analyser à quels enjeux et débats cette élaboration fait écho et donc mieux comprendre le monde tel qu’il est.
Il y a donc un enjeu, après près de 20 ans d’existence, à amener cette technologie de gestion dans le champ de la recherche en comptabilité afin de la passer au crible d’une « Les progrès d’une discipline aussi matérialiste d’apparence que la comptabilité ne peut découler que de l’analyse du contexte socio-économique, politique et juridique et de l’environnement culturel »analyse de sa construction, plaidant alors pour sa non neutralité, à l’heure où sa réglementation est en question37.
L’ABSENCE D’ORGANISME DE NORMALISATION
Les acteurs et le travail derrière la construction des conventions comptables paraissent donc mystérieux. Du côté de la comptabilité financière, cette construction est quant à elle drainée par un type d’acteurs en particulier. Il existe en effet des organismes normalisateurs, qu’ils soient publics (l’ANC) ou privés (l’IASB) qui ont la mission et le pouvoir de fixer des règles générales pour l’enregistrement des opérations en comptabilité financière. En revanche, en matière de comptabilité carbone, il n’existe pas d’équivalent. Qui alors a le pouvoir de décider des conventions comptables carbone ? Dans cette large zone d’ignorance et ce vide dans la régulation, certains acteurs, notamment privés, se sont emparés de cette activité de comptabilité carbone pour développer et proposer des outils formatant plus ou moins strictement l’exercice (Andrew & Cortese, 2011 ; Lovell & Mackenzie, 2011). L’enjeu principal de l’existence de divers outils est qu’ils vont alors proposer différentes modélisations du périmètre de comptabilisation, correspondant au premier niveau de conventions précédemment évoqué. Ainsi, si l’outil français de comptabilité carbone, le Bilan Carbone, invite à comptabiliser les trois scopes d’émissions de GES, ce n’est pas le cas du GHGP, son homologue américain (à partir duquel sont élaborés d’autres outils, tels que le CDP ou encore l’outil anglais, le Carbon Trust) qui tend à se limiter aux scopes 1 et 2. Les chapitres 5 et 6, en suivant, reviendront en détail sur l’histoire de leur construction et les modélisations implicites qu’ils proposent.
Mais il serait trompeur de réduire la fabrique de la comptabilité carbone aux seuls référentiels et outils produits par ces organismes. En effet, le choix des données d’activité au sein du périmètre de comptabilisation dépasse en partie le cadre de la conception des outils qui ne statuent pas précisément sur les émissions à prendre en compte. De plus, les conventions comptables carbone se logent également, nous l’avons dit, à deux autres niveaux : les facteurs d’émission et les gaz à effet de serre considérés. Concernant ces derniers, il y a un consensus relatif autour des 6 gaz qui ont été institutionnalisés comme tels par le GIEC, dits « gaz de Kyoto » car reconnus officiellement comme les gaz à effet de serre
Table des matières
1. L’enjeu du climat et son instrumentation
2. La comptabilité carbone comme objet de recherche
3. Le rôle de la quantification
4. Projet général de la thèse
Partie I. – Cadrage theorique et methodologique
Chapitre 1 – Revue de littérature sur la performativité : définir la
performativité, un enjeu théorique
1. Vers une restriction de la notion de performativité
2. Distinction avec des notions connexes
3. Un rapport étroit avec d’autres courants
4. Le front de la recherche : apports théorique et méthodologique sur la performativité
les instruments de gestion
Chapitre 2 – Revue de littérature et généalogie autour de la comptabilité
carbone
1. La comptabilité sociale et environnementale : une mise en perspective des travaux
recherche
2. Une généalogie de la comptabilité carbone
Chapitre 3 – Méthodologie générale
1. Le choix de la recherche qualitative
2. Collecte des sources d’information : une description du terrain
Partie II. – La construction de la comptabilité carbone
Chapitre 4 – La construction des conventions comptables carbone
1. Les enjeux généraux de la construction des conventions comptables carbone
2. Méthodologie du chapitre
3. Processus de construction des conventions comptables carbone : le groupe sectoriel
« eau »
Introduction générale
Chapitre 5 – Le Bilan Carbone : élaboration d’un outil ingéniérique
conçu pour l’action
1. Méthodologie du chapitre
2. Processus de construction du Bilan Carbone
Chapitre 6 – Le GHG Protocol et le CDP : établissement d’une logique financière
1. Méthodologie du chapitre
2. La logique des standards internationaux
Partie III. – Implications managériales des outils de comptabilité carbone
Chapitre 7 – La gouvernementalité de la transparence
1. Méthodologie du chapitre
2. Les effets de la logique financière sur la pratique des destinataires de l’information carbone
3. Mise en perspective : la gouvernementalité de la transparence
Chapitre 8 – L’élaboration d’une stratégie bas carbone
1. Méthodologie du chapitre
2. La performation de la comptabilité carbone ingéniérique en une stratégie bas carbone
le cas d’une grande entreprise française du secteur de la construction
3. Proposition d’un modèle pour la performation : actes de calcul et dispositif stratégique
Chapitre 9 – La construction du macro-dispositif sur le carbone
1. Action et anticipation sur un sujet incertain
2. Evolution des anticipations sur le carbone
3. Une cartographie du dispositif carbone
4. Stratégie d’élaboration du dispositif carbone
5. Proposition d’un modèle explicatif du lien entre les anticipations collectives et le macrodispositif
stratégique
Conclusion générale
1. Résumé de la thèse
2. Contributions et limites
3. Retour sur la question des politiques publiques sur le climat
4. Perspectives de recherche
Bibliographie
Tables et index
1. Table des matières étendue
2. Table des tableaux
3. Table des schémas
4. Index des acronymes
Annexes
1. Liste des entretiens
2. Une grille de questions d’entretien
3. Un extrait d’entretien
4. Principaux documents consultés
5. Conférences professionnelles suivies en tant qu’observatrice non participante
6. Liste des réunions en tant qu’observatrice participante
7. Postures épistémologiques