Principes d’attribution
En sciences climatiques, le mot “attribution” couvre deux questions distinctes mais liées. En premier lieu, il peut s’agir de déterminer la part anthropique dans les changements observés au sein du système climatique, en opposition à la partnaturelle. Cette question porte donc sur la part de “responsabilité” de l’Homme et les incertitudes qui y sont liées. En second lieu, il peut s’agir d’attribuer à divers acteurs anthropiques (e.g. régions, secteurs économiques) leur part respective dans le changement climatique d’origine humaine. Cette question porte donc sur la redistribution de la responsabilité de l’Homme. La première question est largement abordée dans lesrapports IPCC (Hegerl et al., 2007) puisqu’elle est au centre à la fois de la controverse (civile) et des attentes politiques ; nous ne la traiterons pasdans cette thèse.La seconde question fut introduite par la délégation brésilienne lors du cycle de négociations ayant abouti au Protocole de Kyoto (UNFCCC, 1997). Le Brésil, alors neutre puisqu’il ne faisait pas partie des pays de l’Annexe I, proposaitque les objectifs de réduction des émissions et/ou les aides financières provenant des pays engagés soient établis proportionnellement à leur “responsabilité historique”.Bien que non-incluse dans le protocole final, la proposition brésilienne (BrazilianProposal) a soulevé de nombreuses questions scientifiques et politiques, et reste (unnon-dit) au cœur des négociations climatiques. C’est cette question que nous nous proposons de traiter dans la seconde partie de cette thèse.
Le Brazilian Proposal
Causalité
La proposition de la délégation brésilienne s’appuie sur deux principes actés par la Convention Cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique (United Nations Framework Convention on Climate Change, UNFCCC). En premier lieu, les pays pollueurs ont une responsabilité commune mais différenciée (common but differentiated) quant aux conséquences de la pollution globale. En second lieu, les
Le Brazilian Proposal
pays pollueurs sont responsables des conséquences de leur pollution. Ce principe de pollueur–payeur (polluter pays principle) implique que la notion de causalité est au cœur même du Brazilian Proposal, puisqu’il s’agit explicitement de relier les conséquences climatiques (e.g. réchauffement global) à leurs causes anthropiques (e.g. activités émettrices de gaz à effet de serre).
Non-linéarité
Les fonctions analytiques permettant de modéliser cette chaîne causale et proposées par la délégation brésilienne étaient extrêmement simples (UNFCCC, 1997) :le passage des émissionsaux concentrations se faisait via une fonction de réponseimpulsionnelle, le forçage radiatif était supposé proportionnel à la concentration, etl’augmentation de température était obtenu également par une IRF. Ainsi, ce modèle avait la particularité d’être linéaire. Dans un cadre linéaire, il est aisé de suivre la causalité à travers chacune des équations du système. Prenons pour exemple une cause “C” induisant un effet “E” exprimé grâce à une fonction mathématique linéaire“flin”. Dans notre cadre de modélisation perturbationnel, ceci s’exprime simplement par : ∆E = flin(∆C). Supposons maintenant que l’on connaît la contribution de chacune des régions à cette cause ; chaque contribution régionale étant décrite parl’axe j et notée ainsi : ∆jC. S’il s’avère que la somme des contributions régionalesChapitre 5. Principes d’attribution 115 n’est pas égale à la valeur globale, comme ce peut être le cas du fait des bunker fuels (cf. section1.4), il suffit d’ajouter une nouvelle région fictive servant à agréger cesvaleurs non-attribuées. Par construction, on a alors : P j ∆jC = ∆C ; et il est aiséd’exprimer la contribution de chacune des régions j à l’effet total.
Incertitudes
Les incertitudes du Brazilian Proposal sont un second point de méthodologie important. On peut distinguer deux sources d’incertitudes : les incertitudes sur lesforçages anthropiques, et celles sur le système climatique. La première est doncliée aux données d’entrée, et a déjà été étudiée théoriquement et quantitativement. Par exemple, Prather et al. (2009) estiment à 17 % l’incertitude sur la contribution des pays de l’Annexe I à l’élévation de la température due au CO2 émis durant lapériode 1990–2007 ; soulignant que cette incertitude ne peut qu’augmenter à mesure que la période d’étude s’étend dans le passé ou inclut d’autres forçages anthropiques.
En effet, Höhne et al. (2011) estiment une incertitude de l’ordre de 30 % pour les pays les plus émetteurs (i.e. États-Unis, Chine), en prenant en compte CO2, CH4 etN2O, pour la période 1900–2005. Notons que, pour chaque gaz à effet de serre, ces incertitudes sont plus élevées que les incertitudes sur les émissions globales ; ce pour deux raisons. La première tient à l’effet d’amplification que peut avoir l’incertitude sur le système climatique. La seconde, et sûrement la plus importante, vient du faitque l’on évalue les incertitudes par pays (ou régions), et donc que les incertitudes relatives sur les émissions régionales sont plus élevées que celles sur les émissions globales. Notons également que ces incertitudes régionales sont toutes corrélées entre elles, puisque la somme des contributions doit toujours être de 100 %.
La seconde source d’incertitude est liée au modèle lui-même, c’est-à-dire aux paramétrisations possibles et aux processus représentés. Höhne et al. (2011) la quantifient à hauteur de seulement 5 %. Cependant, nous émettons quelques doutes quant aux valeurs fournies par cette étude ;principalement parce que les cinq modèles utilisés sont très proches, voire identiques, et sont souvent même de simples fonctions de réponse impulsionnelle. Ainsi, l’étude de Höhne et al. (2011) sous-estime l’incertitude liée aux paramètres, puisque les modèles sont tous similaires, mais elle ignore de plus l’incertitude due au choix de chaîne causale (i.e. de structure de modèle). Eneffet, changer la chaîne causale d’un modèle peut complètement altérer les résultatsd’un exercice d’attribution, en particulier si les forçages anthropiques (exogènes)sont également changés. Par exemple, ajouter la prise en compte des dépôts azotéssur la biosphère terrestre, introduisant un nouveau forçage de la NPP, modifieraitla contribution relative de chaque forçage physique (i.e. CO2 atmosphérique, climatet dépôts d’azote) au puits biosphérique et, à travers les contributions régionales àchacun de ces forçages physiques, les contributions régionales au puits, et donc les contributions régionales au CO2 atmosphérique ; et ainsi de suite tout au long de la chaîne de causalité.
“Responsabilité”
Le point méthodologique lié au Brazilian Proposal le plus fondamental à comprendre est le suivant : tout exercice d’attribution est un exercice de modélisation, intellectuellement arbitraire, et invérifiable expérimentalement. En particulier, mêmechoisie sur la base de critères extrêmement clairs, et bien que paraissant logique entous points et donnant des résultats “attendus”, il n’y a aucun fondement physique –expérimental – à la méthode de linéarisation que nous utilisons, ou à aucune autre.
Par exemple, il est impossible de séparer physiquement les molécules de dioxyde de carbone qui seraient présentes dans l’atmosphère à cause de la Chine, de cellesprésentes à cause de l’Europe. Ou encore : on ne peut distinguer expérimentalementl’augmentation de biomasse d’un arbre tropical qui serait due à la fertilisation par le CO2, de sa diminution due au climat ; seul l’effet conjoint de toutes les causes, connues et inconnues, est mesurable. Ainsi, engager des discussions, scientifiques ou politiques, fondées sur un exercice d’attribution requiert une certaine confiance(croyance ?) dans la modélisation mathématique et informatique.
De ce fait, les débats scientifiques sur le Brazilian Proposal ont rapidement étéamenés à établir quelques distinctions claires ; une importante étant liée au vocabulaire. Si laproposition brésilienne, en elle-même, utilise explicitement le mot “responsabilité”, Müller et al. (2009) différencient la notion de responsabilités, liant moralement et légalement les pays aux causes de leurs actions, et celle de contributions, qui nesont que les résultats numériques de calculs scientifiques effectués sans jugement moraux sousjacents. Dans cette seconde partie de thèse, nous ne parlerons donc que de “contributions”. Toujours parmi ces distinctions, il est crucial de distinguer les choix relevant duscientifique de ceux relevant du politique (e.g. denElzen et al., 2005), tels que la date à partir de laquelle les contributions doivent être évaluées, ou encore la chaîne causale à adopter. Dans cette thèse, nous considérerons que l’ensemble de ces questions politiques constitue une troisième formed’incertitude liée au Brazilian Proposal que nous discuterons en section 7.3.
Implémentation dans OSCAR
La chaîne causale d’OSCAR v2.1, mathématiquement décrite aux chapitres 1, 2 et 3, est clairement plus complexe que celle originellement utilisée pour traiter duBrazilian Proposal. La figure 5.3 présente un graphe de cette chaîne de causalité ;tirons-en quelques éléments déterminant pour les deux chapitres à venir. Premièrement, nous avonsune représentation explicite du cycle du carbone, en particulierdu cycle terrestre. Ceci nous permet de modéliser les changements d’usage des solsà partir de forçages détaillés (cf. section 1.3), mais également d’attribuer l’ensembledes effets complexes induits par le couplage des perturbations anthropiques directe (LUC) et indirecte (CCN). Deuxièmement, nous ajoutons aux gaz à effet de serreusuellement étudiés les espèces à courtes durée de vie que sont les précurseurs del’ozone et d’aérosols. Ces composés, à travers les modules simples de chimie atmosphérique et de forçage radiatif, auront donc un impact significatif lors de nos exercices d’attribution. Troisièmement, et c’est peut-être l’élément le plus intéressant, OSCARintègre plusieurs boucles de rétroaction climatique qui rendent toutexercice d’attribution hautement non-linéaire. Comme nous le verrons, l’introduction de ces boucles inter-connecte la quasi-totalité des variables du modèle, au pris d’une incertitude accrue cependant.
Enfin, il nous faut détailler comment les principes généraux d’attribution vu dansles sections précédentes sont implémentés dans OSCAR.
• L’ensemble des équations des trois premiers chapitres constitue un système d’équations différentielles, non-linéaire, du premier ordre en t (variable temporelle). Cesystème est résolu selon une méthode eulérienne explicite (Euler, 1768), avec unpas de temps égal à un quart d’année. De cette façon, tous les flux sont fonctions des stocks aupasde temps précédent, et il est aisé de suivre la causalité dumodèle puisque toutes les variables en sont attribuées.
• Contrairement à l’ensemble des études précédentes, notre chaîne causale comporte des causes induites par plusieurs effets, nous avons donc étendu la méthodologiede linéarisation vu en équation (5.2). Pour un effet ∆E soumis à deux causes ∆C1et ∆C2 (potentiellement plus) via une fonction fmult, ceci vient naturellement enutilisant des dérivées partielles (Gasser et al., in rev.) :