Impact d’une espèce ingénieure de l’écosystème et son utilisation en restauration écologique
Les espèces ingénieures des écosystèmes
Définitions
Les espèces ingénieures des écosystèmes ont été définies par Jones et al. (1994) comme des « organismes qui contrôlent directement ou indirectement la disponibilité en ressources d’autres organismes en causant des changements d’état physique du matériel biotique ou abiotique, en modifiant, maintenant et/ou créant des habitats». Ce concept a ensuite été précisé par Jones et al. (1997) avec l’ajout du terme « physique » afin de prendre en compte la possibilité pour les structures créées par un ingénieur des écosystèmes de constituer directement un habitat pour d’autres organismes. Les ingénieurs physiques des écosystèmes sont ainsi définis comme des « organismes qui contrôlent directement ou indirectement la disponibilité des ressources pour d’autres organismes en provoquant des changements d’état physique du matériel biotique ou abiotique. Le processus d’ingénierie physique des écosystèmes par un organisme est la modification physique, le maintien ou la création d’habitats. Les effets écologiques de l’ingénieur sur d’autres espèces résultent du fait que les changements physiques contrôlent directement ou indirectement les ressources utilisées par ces autres espèces. » (Jones et al. 1997). Cette définition, plus précise, est retenue pour la thèse. Fondé sur cette nouvelle définition, un modèle conceptuel a été élaboré afin de comprendre et de prévoir les effets de l’ingénieur des écosystèmes sur son environnement (Jones et al. 2010). Il est fondé sur plusieurs relations de cause à effet reliant quatre composantes : l’ingénieur des écosystèmes, les changements d’état physique, abiotiques et biotiques associés (Figure I.1). Ce modèle permet de relier le processus d’ingénierie des écosystèmes et les changements abiotiques associés avec les conséquences biotiques dudit processus sur les autres espèces et l’ingénieur des écosystèmes. Les changements structurels et/ou abiotiques peuvent entraîner de nombreux types de réponses biotiques au niveau de l’organisme (e.g. la croissance et la reproduction), des espèces (e.g. les changements d’abondance et de distribution, les interactions interspécifiques comme la compétition) et de l’écosystème (e.g. les processus biogéochimiques et la productivité primaire). Les changements d’état physique induits par un ingénieur des écosystèmes contrôlent la disponibilité des ressources dont dépendent d’autres espèces ou l’ingénieur lui-même. Des rétroactions, positives ou négatives, de l’ingénieur peuvent alors exister lorsque les Introduction générale 5 changements d’état physique, abiotique et/ou biotiques affectent en retour l’activité et/ou la densité de l’ingénieur (Figure I.1). Ces rétroactions peuvent avoir lieu à la même échelle de temps que les effets de l’ingénieur ou à des échelles de temps différentes (Jones et al. 2010). Figure I.1 : Concept d’ingénierie physique des écosystèmes effectuée par les ingénieurs des écosystèmes présentant les relations de cause à effet qui se produisent dans un système modifié par un ingénieur, d’après Jones et al. (2010).
Classification des ingénieurs des écosystèmes
Initialement, les espèces ingénieures des écosystèmes ont été scindées en deux grandes classes : (1) les espèces autogéniques modifiant leur environnement par leur simple présence physique (tissus vivants et/ou mort) (e.g. les arbres) et (2) les espèces allogéniques modifiant leur environnement par transformation des matériaux vivants et/ou morts d’un état physique à un autre (e.g. les castors) (Jones et al. 1994). A partir de ces deux classes, les effets desingénieurs des écosystèmes sur leur environnement ont été divisés en cinq catégories non exclusives (Figure I.2) (Jones et al. 1994). Dans ces différentes catégories, lorsque le matériel est transformé par la présence ou l’activité biologique de l’ingénieur, il est susceptible d’affecter, directement ou indirectement, le flux d’une ou plusieurs ressources. Les castors sont un exemple classique d’ingénieur allogénique (Figure I.2, cas 2b). En transformant un matériau vivant (arbre) en barrière physique (tronçons de bois morts), ceux-ci créent des retenues d’eau et génèrent d’importantes zones humides (Wright et al. 2002). Les arbres d’une forêt, en modifiant la disponibilité en eau et en nutriments des sols, la pénétration de la lumière ou encore la force du vent, seraient alors les équivalents autogèniques des castors (Figure I.2, cas 2a). La grande diversité d’exemples disponibles pour illustrer l’une ou l’autre de ces différentes catégories appuie l’hypothèse selon laquelle l’ingénierie des écosystèmes Introduction générale 6 est un processus majeur structurant l’ensemble des écosystèmes terrestres et aquatiques (Wright & Jones 2006; Meadows et al. 2012; Stokes et al. 2012)
Enjeux actuels autour du concept d’ingénieurs des écosystèmes
Bien que le concept d’espèces ingénieures des écosystèmes soit généralement accepté, il suscite plusieurs controverses. La plus commune porte sur son analogie au concept d’espèces clés de voûte. Paine (1995, 1966) définit bien ces dernières comme des espèces jouant un rôle disproportionné par rapport à leur abondance ou biomasse relative sur la structure et/ou le fonctionnement des communautés (occurrence, répartition et densité d’autres espèces) ou de son écosystème. Cependant ce rôle s’effectue souvent à travers des interactions trophiques or la définition des ingénieurs des écosystèmes exclue explicitement les interactions trophiques (Jones et al. 1997). Ces deux concepts soulignent donc des mécanismes différents. Le concept d’espèces clés de voûte repose sur les effets disproportionnés de ces espèces sur la structure et le fonctionnement des écosystèmes à travers des relations inter-spécifiques (concept axé sur les « résultats ») tandis que le concept d’espèces ingénieures repose sur des changements d’états de l’écosystème et l’impact de ceux-ci sur les autres espèces (concept axé sur les « processus ») (Wilby 2002; Wright & Jones 2006). Néanmoins, les deux concepts ne sont pas exclusifs. Bien que ce ne soit pas le cas de toutes les espèces clés de voûte (e.g. les loutres de mer) (Jones et al. 1997), plusieurs peuvent être considérées comme espèces ingénieures (e.g. les castors). Certains auteurs soulignent également que tous les organismes modifient, d’une manière ou d’une autre, leur environnement et qu’ils sont donc tous susceptibles d’être considérés comme des ingénieurs des écosystèmes, rendant ainsi ce concept inutile (Reichman & Seabloom 2002). L’ubiquité de ce concept peut, a contrario, être considérée comme un point fort, dans la mesure où il s’applique largement à de nombreux organismes et pour de nombreux habitats. Dans certains cas, le travail de modification de l’environnement est partagé par toutes les espèces d’un système (e.g. diverses espèces de coraux créant des récifs), plutôt que le produit d’une seule espèce. Dans d’autres situations, la modification est principalement assurée par certaines espèces (e.g. les brise-vent des arbres forestiers). La quantification des impacts des ingénieurs des écosystèmes est un autre enjeu primordial de ce concept. En effet, les ingénieurs peuvent modifier leur environnement positivement et/ou négativement (Jones et al. 1997; Jones et al. 2010), que ce soit par exemple la biodiversité ou la productivité du milieu, en fonction du niveau d’organisation (e.g. une espèce, un groupe d’espèces tels que les producteurs primaires ou la richesse et l’abondance globales des espèces) (Streitberger et al. 2017) ainsi que de l’échelle temporelle et spatiale étudiée (Jones et al. 1997; Hastings et al. 2007). Afin de prendre en compte la variation des effets des ingénieurs des écosystèmes en fonction de l’échelle d’observation utilisée dans l’espace et le temps, Jones et al. (1997, 1994) proposent d’étudier six facteurs déterminant l’amplitude de l’impact d’une espèce ingénieure : (1) l’activité de chaque individu de l’espèce ingénieure, (2) la densité de la population, (3) la distribution spatiale (locale et régionale) de la population, (4) le temps de présence de la population sur le site, (5) la durabilité des impacts et constructions en absence de l’espèce ingénieure, (6) le nombre et le type de ressources directement et indirectement modifiés par les constructions, la manière dont ces ressources sont contrôlées et le nombre d’espèces dépendantes de ces ressources. Les facteurs 1 à 5 sont facilement quantifiables pour les espèces d’ingénieurs physiques alors que le facteur 6 est difficile à quantifier pour l’ensemble des espèces ingénieures. Ce dernier facteur parait cependant essentiel pour comprendre l’impact d’une espèce sur son écosystème (Jones et al. 1997) et donc pour discriminer des espèces aux impacts « majeurs » des autres espèces ingénieures. Bien que ces six facteurs soient bien identifiés et cernés dès la première définition du concept d’ingénieur des écosystèmes, très peu d’études les ont pris en compte simultanément pour déterminer l’effet d’une ou plusieurs espèces ingénieures sur un site. Identifier des ingénieurs clés dans le maintien ou le devenir d’un écosystème parait nécessaire pour comprendre l’assemblage local des communautés et le fonctionnement de l’écosystème. Pour cela, il faut être capable de comprendre et de prévoir, notamment grâce aux six facteurs cités précédemment, quand, où et quels ingénieurs des écosystèmes auront des effets « importants » par rapport aux effets « mineurs » des autres espèces (Jones et al. 1994; Jones et al. 1997; Wright & Jones 2006; Badano et al. 2010). Ces connaissances fondamentales sont également déterminantes dans des contextes appliqués. Les espèces ingénieures, par leur rôle à la fois sur les compartiments abiotiques et biotiques de l’écosystème, apparaissent en effet des éléments (outils) privilégiés à utiliser en restauration Introduction générale 9 écologique, particulièrement en ingénierie écologique (voir « Transition vers le chapitre 2 » pages 57-60 pour plus d’informations) (Byers et al. 2006; Wright & Jones 2006; Hastings et al. 2007; Jones et al. 2010). Ces organismes sont capables de contribuer à la résilience de l’écosystème suite à une perturbation (Peterson et al. 1998). En effet, après une perturbation, ils peuvent accélérer la restauration écologique spontanée en rétablissant des fonctions de l’écosystème et faciliter le rétablissement d’autres espèces dans le milieu (Manning et al. 2015). Leur utilisation pourrait ainsi augmenter la probabilité de réussite de la restauration d’un milieu tout en réduisant les coûts et les efforts humains nécessaires (e.g. génie civil) (Byers et al. 2006). Les interactions du milieu étant complexes et souvent difficiles à appréhender, il est nécessaire d’acquérir le maximum de connaissances à la fois sur l’écosystèmes à restaurer (e.g. fonctionnement, structure) ainsi que sur l’espèce ingénieure considérée (e.g. biologie, écologie, interactions avec les autres espèces) afin d’éviter les potentielles conséquences négatives de l’utilisation d’une espèce ingénieure (Nellis & Everard 1983; voir par exemple Elliott et al. 1996).
Des exemples d’espèces ingénieures
Le castor communément admis comme espèce ingénieure
De nombreuses espèces animales modifiant leur environnement pour le rendre plus vivable, pour faciliter les recherches de nourriture ou encore pour se protéger des prédateurs, sont qualifiées d’ingénieures des écosystèmes. Le castor, déjà mentionné, est souvent considéré comme l’archétype d’une espèce ingénieure des écosystèmes allogénique. En construisant des barrages sur les cours d’eau, celui-ci crée des retenues d’eau dont les effets sont considérables sur la structure des communautés et le fonctionnement des écosystèmes au sein de ces retenues et des cours d’eau associés (Naiman et al. 1988). Ses activités modifient l’hydrologie (Smith et al. 1991), le cycle et la disponibilité des nutriments (Johnston & Naiman 1990; Naiman et al. 1991) ou encore les cycles biogéochimiques (Naiman et al. 1994) affectant alors directement ou indirectement la faune dont les invertébrés des cours d’eau, les poissons, les amphibiens, les oiseaux et les mammifères (Rosell et al. 2005) mais aussi la flore (Wright et al. 2002; Bartel et al. 2010). Le castor enrichit le milieu et modifie directement ou indirectement la végétation ligneuse riveraine (e.g. abattage, inondation). Lorsque les structures construites sont abandonnées par celui-ci, jusqu’à 8 à 10 ans après le début de l’occupation (Remillard et al. 1987), les barrages se rompent et engendrent des Introduction générale 10 prairies étendues, au niveau et autour de l’ancienne retenue d’eau, qui peuvent persister pendant plus de 50 ans (Wright et al. 2002). Contrairement aux forêts riveraines voisines, les prairies issues de l’activité des castors possèdent une forte luminosité et des niveaux d’azote et d’humidité du sol élevés (Naiman et al. 1994), ce qui affecte la succession forestière et augmente l’hétérogénéité de l’écosystème (Johnston & Naiman 1990; Wright et al. 2002). De par l’ensemble des fonctions assurées dans son milieu, le castor peut ainsi être considéré comme une espèce particulièrement intéressante pour la restauration des zones humides et des cours d’eau (Pollock et al. 2014; Law et al. 2016; Law et al. 2017; Puttock et al. 2017). Law et al. (2017) ont d’ailleurs démontré son utilité dans le cadre de restauration de zones humides dégradées par l’agriculture. Douze ans après leur réintroduction, les castors ont notamment permis d’augmenter la richesse moyenne et l’hétérogénéité de la végétation ainsi que le recouvrement des espèces associées aux conditions de forte humidité et luminosité.
Les vers de terre et les termites
Les vers de terre et les termites représentent une part importante de la biomasse des invertébrés du sol. Ils sont parmi les groupes d’ingénieurs du sol les plus étudiés (Jouquet et al. 2014). Les termites et les vers de terre, en plus d’être des détritivores, agissent aussi sur la disponibilité en ressources d’autres espèces par la création de biopores ou d’agrégats. Ils participent à la plupart des fonctions clés du sol telles que la décomposition des résidus organiques à la surface, le cycle des nutriments, l’infiltration et le stockage de l’eau ou encore l’érosion (Lavelle & Spain 2001). Leurs actions au niveau du sol augmentent l’activité microbienne dans celui-ci, accélérant la minéralisation et la libération des nutriments. Leur activité favorise ainsi la croissance des plantes en améliorant la distribution des racines dans le sol et donc l’accès aux nutriments (e.g. phosphore and nitrates) absorbés par les racines (Blouin et al. 2013; Ojha & Devkota 2014). L’ensemble des fonctions effectuées par ces organismes en fait des ingénieurs des écosystèmes d’intérêt majeur dans le cadre de projets de restaurations écologiques. Ils ont été utilisés plusieurs fois, en particulier les vers, pour restaurer des propriétés du sol (Jouquet et al. 2014) telles que la structure des agrégats et la porosité (Fraser et al. 2003; Marashi & Scullion 2003; Pardeshi & Prusty 2010), la fertilité (Fraser et al. 2003) ou la réhabilitation suite à une contamination (Lukkari et al. 2006; Sizmur et al. 2011). Ces organismes ont cependant été peu employés pour restaurer les compartiments biotiques des écosystèmes (Roubíčková et al. 2009; Mudrák et al. 2012). Pour Introduction générale 11 Forey et al. (2018), l’inoculation de vers de terre pourrait être utilisée afin d’augmenter la productivité des plantes, mais elle pourrait aussi nuire à la biodiversité des sols, par la diminution d’abondance et de diversité de collemboles, et la modification des interactions de surface. D’autres organismes du sol, moins étudiés que ces deux taxons, sont également susceptibles de jouer un rôle important dans la régulation des fonctions des écosystèmes dans certains environnements (Jouquet et al. 2014). C’est le cas des scarabées bousiers (Brown et al. 2010), des mille-pattes (Toyota et al. 2006), mais surtout des fourmis (Wills & Landis 2018).
Les fourmis : des espèces ingénieures structurelles et bioturbatrices
Les fourmis, avec environ 16 460 espèces décrites aujourd’hui (Bolton 2020), représentent le groupe d’insectes sociaux le plus diversifié. Ellessont parmi les organismes les plus abondants en milieu terrestre (Hölldobler & Wilson 1990). Leur biomasse est élevée et souvent considérée comme équivalente à la biomasse humaine (Hölldobler & Wilson 1990). Ces organismes sont considérés comme des acteurs clés de leur environnement. Elles ont la capacité de monopoliser l’espace et les ressources et donc d’influencer d’autres espèces dans les zones qu’elles occupent (Andersen, 1992). Elles affectent les compartiments de l’écosystème de surface (e.g. plantes, invertébrés) comme souterrains (e.g. sol, invertébrés) (Figure I.3). Certaines espèces jouent un rôle significatif en tant qu’ingénieurs du sol, prédateurs, recycleurs de nutriments et régulateurs de la croissance et de la reproduction des plantes (Folgarait 1998; Zelikova et al. 2011; Del Toro et al. 2012). Leurs nids constituent des zones où l’hétérogénéité du sol et celle des communautés (animales et végétales) sont les plus élevées. Après l’abandon du nid ou mort de la colonie, ces « hotspots » plus riches ont la capacité de perdurer plusieurs années (Lobry de Bruyn 1999; Kristiansen & Amelung 2001; Kristiansen et al. 2001; Lane & BassiriRad 2005) et d’être colonisés par d’autres espèces, notamment végétales (McGinley et al. 1994). Bien que les rôles multiples joués par les fourmis au sein de leurs écosystèmes soient bien documentés, nous ne possédonsjusqu’à présent que des visions partielles de leurs effets. Les études portant sur ce sujet ne s’attardent en effet que sur un ou deux compartiments et n’offrent pas de vision globale. Une vision globale du rôle des fourmis dans leurs écosystèmes permettrait d’acquérir plus de connaissances pour leur utilisation lors de projet de restauration écologique. Actuellement, ces organismes sont utilisés en bioindication (Casimiro Introduction générale 12 et al. 2019) notamment afin de déterminer si la restauration d’un milieu est un succès ou non mais, malgré un potentiel intéressant, ils restent sous exploités comme moyens de restauration. A notre connaissance les fourmis n’ont ainsi été utilisées qu’une seule fois pour restaurer un écosystème (voir Bulot 2014 pour plus d’informations). Si l’on considère les six facteurs déterminés par Jones et al. (1997, 1994), une étude multi-compartiments apparait nécessaire pour appréhender au mieux l’amplitude de l’impact d’une espèce ingénieure.
AVANT-PROPOS |