IDENTITÉS MULTIPLES : D’ABORD EUROPÉEN, AMÉRICAIN, AUSTRALIEN OU MUSULMAN ?

PLUSIEURS FRONTS, DEUX UNIVERS, UNE PAROLE

Les oppositions sont multiples et empêchent à l’évidence mon discours d’être entendu pour ce qu’il est dans sa substance, ses nuances et sa vision d’avenir. Certaines des critiques formulées sont bien sûr sincères, et elles posent des questions légitimes auxquelles je vais d’ailleurs essayer de répondre, mais d’autres sont clairement tendancieuses, et veulent faire passer leur écoute sélective et biaisée pour « un double discours » dont il faudrait se méfier. J’ai depuis longtemps fait la critique de leur surdité volontaire et de leur « double audition » idéologique : je tiens à aller de l’avant, à ne pas perdre mon temps avec ces distractions stratégiques, et a rester fidèle à mes principes et à mon projet.
Il s’agit d’établir des ponts entre deux univers de référence, entre deux constructions (très discutables) qu’on appelle les « civilisations » occidentales et islamiques (comme s’il s’agissait d’entités fermées et monolithiques), et entre les citoyens à l’intérieur même des sociétés occidentales. Il importe de montrer, théoriquement autant que pratiquement, que l’on peut être tout à la fois pleinement musulman et occidental et que, au-delà de nos différences apparentes, nous partageons beaucoup de valeurs à partir desquelles le « vivre ensemble » est possible dans nos sociétés pluralistes, multiculturelles, et où coexistent plusieurs religions.
L’essence de cette approche et les idées qui l’accompagnent ne datent pas du 11 septembre 2001, et n’ont pas été non plus une réaction aux thèses de Samuel Huntington sur le « clash des civilisations », formulées au milieu des années 1990 (et que l’on a d’ailleurs bien mal lues et interprétées). Dès la fin des années 1980, puis dans mon ouvrage Les Musulmans dans la laïcitéiv, j’ai exposé les fondements de mes convictions concernant la compatibilité des valeurs et la possible coexistence positive (et non pas seulement pacifique) des individus et des citoyens de cultures et de religions différentes. Contrairement à ce que j’ai pu percevoir chez certains intellectuels et leaders, et parmi eux des penseurs et des représentants religieux musulmans, l’exposé de ces thèses ne fut en rien une réaction à l’air du temps, ou un revirement produit par le trauma post – 11 – Septembre. Il s’agit d’une prise de position très ancienne qui s’est densifiée et clarifiée avec le temps. On en trouve la substance dans les premiers livres et articles en 1987-1989, puis l’évolution et l’élaboration dans chacun de mes écrits jusqu’à aujourd’hui, dans le présent ouvrage. La parole religieuse d’un musulman, de même que le rôle de médiateur, suscite, je l’ai dit, des réactions négatives dans les deux univers de référence. De plus, ce qui ajoute à la difficulté, je ne me borne pas à mettre en évidence les zones d’intersection et les points communs entre ces deux univers : j’appelle les intellectuels, les politiciens et les religieux à un devoir nécessaire de cohérence et d’autocritique. Cet exercice est moins apprécié par mes interlocuteurs parce que, somme toute, il n’est pas aisé.
La rencontre entre l’Occident et l’Islam ne se réalisera pas de façon constructive (entre les civilisations, les nations et/ou les citoyens) par un simple vœu pieux en rappelant de façon optimiste l’existence de valeurs communes. Le problème se situe en amont. Il s’agit pour tous de faire preuve d’humilité, de respect et de cohérence. D’humilité, en reconnaissant que personne, aucune civilisation ou nation, n’a le monopole de l’universel et du bien, et que nos systèmes politiques et sociaux ne sont pas parfaits ; de respect vis-à-vis de l’autre parce qu’il faut être persuadé que les richesses et les acquis de ce dernier peuvent nous apporter quelque chose ; enfin de cohérence, car la présence de l’autre est comme un miroir qu’il faut utiliser pour affronter nos contradictions et nos incohérences dans l’application concrète et quotidienne de nos valeurs les plus nobles. L’exercice est difficile mais il est impératif. Au lieu de comparer injustement l’idéal de nos valeurs théoriques avec les déficiences de la pratique de l’autre, il importe de comparer les pratiques, de mettre en évidence les contradictions et les hypocrisies mutuelles pour s’imposer ensemble une double exigence : clarifier l’espace de nos valeurs communes et nous efforcer d’y être toujours plus fidèles intellectuellement, politiquement, socialement et culturellement. Cette exigence stricte et déterminée m’a amené à être perçu comme un « traître » par certains musulmans, et comme un « agent infiltré de la cinquième colonne » par certains de mes concitoyens occidentaux.
Aux musulmans je répète que l’islam est une grande et noble religion, mais que tous les musulmans, ou les sociétés majoritairement musulmanes, ne furent et ne sont pas – de loin – à la hauteur de cette noblesse, dans l’histoire comme à l’époque contemporaine. Une réflexion critique s’impose sur la fidélité à nos principes, notre regard sur l’autre, les cultures, les libertés et la situation des femmes.
Aux Occidentaux je répète de la même façon que les acquis indéniables de la liberté et de la démocratie ne sauraient faire oublier « les missions civilisatrices » bien meurtrières, les colonisations, l’ordre économique destructeur, les racismes, les discriminations, les relations entendues avec les pires dictatures. Nos contradictions et nos ambiguïtés sont innombrables. Une même exigence et une même rigueur entre deux univers.

CRISES CROISÉES

On présente souvent le problème de la présence musulmane en Occident comme un problème de religions, de valeurs et de cultures qu’il faudrait régler avec des arguments théologiques, des mesures légales, ou encore l’affirmation de certains principes et valeurs indiscutables. On se trompe pourtant si l’on ne prend pas en compte les tensions psychologiques qui entourent et façonnent parfois la rencontre entre l’Occident, l’Europe, et les musulmans et l’islam. Le débat critique sur les systèmes de pensée, les valeurs et les identités est impératif, et il doit être mené de façon scrupuleuse, critique et approfondie, mais son omniprésence sur la scène européenne cache d’autres préoccupations dont il faut tenir compte, sauf à se tromper d’objet.
Les sociétés occidentales en général, et les Européens en particulier, traversent une crise d’identité multidimensionnelle et profonde. Sa première expression tient au double phénomène de la mondialisation, au-delà de la référence de l’État-Nation. Les anciens repères de l’identité nationale, de la mémoire du pays, des références culturelles singulières semblent s’éroder : partout, on sent des crispations, des retours à des affirmations identitaires redéfinies et structurantes, tantôt nationales, tantôt régionales. À cela s’ajoutent les phénomènes migratoires, dont nous avons parlé, qui intensifient le sentiment d’être emporté et emprisonné dans une logique irréversible : l’Europe vieillit et a besoin d’immigrés pour maintenir le pouvoir et l’équilibre de son économie. Les États-Unis, le Canada et l’Australie font face aux mêmes besoins, avec une tradition migratoire séculaire. Or, ces immigrés mettent à mal l’homogénéité culturelle déjà menacée par la globalisation de la culture et des communications. La quadrature du cercle : les besoins économiques sont en contradiction avec les résistances culturelles, et ces dernières ne seront forcément jamais suffisamment fortes. C’est la seconde dimension de la crise identitaire : les assauts proviennent ici de l’extérieur, et ébranlent les repères traditionnels. Mais ce n’est pas tout : on voit aussi apparaître, à l’intérieur même des sociétés, des citoyennes et des citoyens d’un nouveau genre. Ils étaient asiatiques, africains, turcs ou arabes, et les voilà devenus français, britanniques, italiens, belges, suédois, américains, canadiens, ou australiens. Leurs parents, isolés, étaient venus pour gagner leur vie (et sans doute repartir), et voilà que leurs enfants sont de plus en plus « intégrés » dans la société, de plus en plus visibles dans les rues, les écoles, les entreprises, l’administration, sur les campus… Ils sont visibles par leur couleur, leur tenue vestimentaire et leurs différences, mais ils parlent la langue du pays et sont bien français, britanniques, italiens, belges, suédois, américains, canadiens ou australiens. Leur présence, de l’intérieur, bouscule les représentations et provoque des crispations identitaires parfois passionnées – de l’incompréhension au rejet sectaire ou même raciste. Un autre phénomène « de l’intérieur » est apparu ces dernières années : non seulement on a pu constater l’augmentation de l’insécurité et de la violence dans certaines régions, zones ou cités à cause d’une mauvaise intégration sociale, mais un phénomène global menace les sécurités nationales. De New York en septembre 2001 à Madrid en mars 2004 ou Londres en juillet 2005, la présence musulmane importe, par l’intermédiaire de réseaux islamistes extrémistes et violents, des revendications internationales et s’en prend à des citoyens innocents. Le terrorisme frappe de l’intérieur puisque la plupart de leurs auteurs sont soit nés et éduqués en Occident, soit parfaitement imprégnés de la culture occidentale. L’expérience de la violence achève de dessiner le portrait de cette profonde crise d’identité : mondialisation, immigrations, nouvelles citoyennetés, violences sociales et terroristes ont des effets palpables sur la psychologie collective des sociétés occidentales.
Les doutes et les peurs sont visibles. Certains partis politiques d’extrême droite exploitent ces peurs et tiennent des propos rassurants et populistes en insistant sur la fibre nationaliste, l’identité à retrouver et à protéger, le refus des immigrés, la sécurité et la stigmatisation du nouvel ennemi que représente l’islam. Leurs rhétoriques trouvent naturellement un écho dans les populations qui doutent, et tous les partis doivent se situer vis-à-vis de ces questions sensibles. Le phénomène est transversal et provoque des repositionnements stratégiques à l’intérieur des anciennes familles politiques : des tensions s’expriment, à gauche comme à droite, entre ceux qui refusent de répondre à la crise identitaire par des discours stigmatisants, sectaires ou racistes, et d’autres qui ne voient pas d’autres moyens pour avoir un avenir politique que de répondre à la peur des populations. Conférences, débats et livres se multiplient : on cherche partout à définir ce qu’est l’identité française, britannique, italienne etc., et quelles sont les racines et les valeurs de l’Europe, de l’Amérique, de l’Australie, la viabilité ou non du pluralisme culturel ou du multiculturalisme. Ces questions révèlent les peurs autant que les doutes.
On trouve les mêmes questionnements parmi les musulmanes et les musulmans. La crise identitaire est une réalité qui se conjugue également dans de multiples dimensions. Sur un plan global, les interrogations sont multiples : face à la globalisation, à la culture mondialisée perçue comme une occidentalisation, le monde musulman traverse une crise profonde. Les sociétés majoritairement musulmanes sont le plus souvent à la traîne sur le plan économique, elles ne présentent la plupart du temps aucune garantie démocratique, et quand elles sont riches, elles ne contribuent à aucun progrès intellectuel et/ou scientifique. Tout se passe comme si le monde musulman, se percevant comme dominé, n’avait pas les moyens de ses prétentions. L’expérience de l’exil économique va ajouter à ce sentiment présent, mais diffus, la dimension concrète des tensions et des contradictions. La peur de perdre sa religion et sa culture au cœur des sociétés occidentales provoque des attitudes naturelles de repli et d’isolement. Tous les immigrés ont vécu cette expérience sur le plan culturel, mais, avec les musulmans, le phénomène s’est doublé de questionnements religieux, souvent mêlés aux considérations culturelles. Les premières générations – d’origine sociale modeste en Europe, mais pas aux États-Unis et au Canada – ont vécu et continuent de vivre des tensions profondes : le sentiment de perte vis-à-vis de la culture et des coutumes d’origine, le tiraillement entre deux langues, l’environnement occidental si sécularisé et se référant si peu aux valeurs religieuses (à l’exception des États-Unis), les relations et la communication avec ses propres enfants immergés dans l’environnement occidental… La crise d’identité traverse les générations. Ici aussi, il s’agit de peurs et de souffrances : la peur de la dépossession de soi, de la perte de repères, de la colonisation de l’intime, et des contradictions du quotidien avec le lot de souffrances personnelles et psychologiques que cette expérience implique.
Il faut ajouter à cela les conséquences directes du climat de tension qui s’est installé en Occident. Les crises à répétition (et qui s’accélèrent) : de l’affaire Rushdie à celle du « foulard islamique », des attentats terroristes aux caricatures danoises ou aux propos du pape, la liste s’allonge. Chaque pays a son lot d’instrumentalisations politiques, de faits divers et d’anecdotes croustillantes rapportées par les médias. Un sentiment de stigmatisation et de pression permanente habite de nombreux musulmans. Ils ressentent ces critiques, et cette obsession du « problème de l’islam et des musulmans », comme autant d’agressions, de dénis de droit et d’expression parfois clairement racistes et islamophobes. Ils le ressentent tous les jours : il n’est pas facile d’être un musulman visible aujourd’hui en Occident. Dans une telle atmosphère, la crise de confiance est inévitable : d’aucuns ont décide de s’isoler, pensant qu’il n’y avait rien à espérer d’une société qui les rejetait ; d’autres ont décidé de devenir invisibles en disparaissant dans la masse ; d’autres enfin se sont engagés à faire face et à ouvrir des espaces de rencontres et de dialogues. Entre l’image médiatique essentiellement négative de l’islam et des musulmans, les discours populistes et sectaires de certains partis, les peurs et les réticences des concitoyens américains, australiens et européens et, de surcroît, la crise de confiance qui s’empare des musulmans eux-mêmes, le défi est de taille.
Il faut tenir compte d’une telle donnée psychologique en entamant cette discussion : les gens ont peur, ils sont habités de tensions et de doutes qui produisent parfois des réactions passionnées, émotives, voire tout à fait incontrôlées et excessives. Les effets de ces crises croisées sont partout visibles : sous le coup de l’émotion, on écoute moins, les réflexions sont de moins en moins élaborées et nuancées, elles s’expriment sur le mode binaire, et la nuance est perçue comme une ambiguïté. Des anecdotes servent de justification aux jugements définitifs de l’autre (les comportements d’un(e) tel(le) représentent toute « sa » société ou « sa » communauté). Les grandes thèses philosophiques ou politiques seront sans effet si l’on ne tient pas compte des conséquences réelles et parfois dévastatrices des tensions psychologiques, de la perte de confiance, de la peur, de la surdité, de la pensée binaire, ou de l’« anecdotisme » essentialiste qui nous sert de preuve indiscutable et définitive pour rejeter ou condamner. À contre-courant de ces phénomènes (qui touchent tous les acteurs de la même façon), nous avons besoin d’une démarche éducative s’appuyant sur une pédagogie qui tienne compte de l’état psychologique des femmes et des hommes sans les culpabiliser (ni les stigmatiser). Une telle démarche s’efforce d’expliquer, de nuancer et de réfléchir en miroir. À l’évolution de la peur et du doute il faut répondre par une révolution de confiance, en soi et en l’autre ; a la surdité et au rejet émotif il faut répondre par l’empathie intellectuelle qui oblige à mettre à distance ses émotions négatives et à en faire la critique constructive. C’est une démarche longue, exigeante, dialectique et forcément de terrain. Elle ne peut se réaliser que dans la proximité, et exigera au moins une cinquantaine d’années d’accoutumance. C’est long… et pourtant si peu sur l’échelle de l’histoire.

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RAPIDES ÉVOLUTIONS, SILENCIEUSES RÉVOLUTIONS

Les problèmes du moment peuvent parfois nous faire perdre de vue la perspective historique, et nous faire sombrer dans un pessimisme pourtant peu justifié. En moins de deux générations, on a pu observer des évolutions extraordinairement rapides dans la pensée comme dans la compréhension que les musulmans avaient de l’environnement occidental et européen. Toutefois, rien n’était facile car, comme je l’ai dit, les premières générations étaient souvent soit naturellement isolées vis-à-vis d’un environnement peu connu (comme aux États-Unis ou au Canada), soit très modestes sur le plan du statut social et de l’éducation (Europe et Australie), et, surtout, elles apportaient avec elles une somme de confusions dont il n’était pas facile de se départir.
La première attitude naturelle était de considérer les pays occidentaux comme des terres étrangères où il fallait vivre en qualité d’étrangers. La compréhension du sens et des fondements de la sécularisation reposait de surcroît sur un malentendu historique : pour les Africains du Nord, les Arabes du Moyen-Orient, les Asiatiques et les Turcs, la sécularisation était synonyme d’un système importé, imposé par les colonisateurs ou appliqué par le chef de l’État, à l’image de Kemal Atatürk, Habib Bourguiba, Hafiz al-Asad ou Saddam Hussein, à la faveur de politiques dictatoriales. La sécularisation et la laïcité ont été surtout perçues comme des processus de « désislamisation », d’opposition à la religionv, avec leur lot de mesures répressives. Il était historiquement et factuellement impossible d’associer le « sécularisme » ou la « laïcité » avec la liberté et la démocratisation. En arrivant en Occident, les premières générations portaient en elles (et souvent portent encore) ces perceptions et ce passif négatif. À cela s’ajoute une confusion de taille entre le donné culturel et la référence religieuse : pour beaucoup, être et rester musulmans signifiait être musulmans comme ils l’avaient été au Maroc, en Algérie, en Égypte, au Liban, au Pakistan ou en Turquie. Il s’agissait donc d’abord d’être un musulman marocain, algérien, égyptien, libanais, pakistanais ou turc en Occident, et non pas un musulman en Occident, et encore moins un musulman occidental. Pour beaucoup, notamment parmi les Arabes, les Turcs et les Africains, il ne pouvait être question de prendre la nationalité du pays d’accueil puisqu’un jour ils retourneraient « chez eux ». Certains savants musulmans (’ulamâ) confirmaient ces appréhensions en affirmant que la résidence en Occident n’était permise qu’en cas de nécessité, qu’il s’agissait là d’une tolérance légale (rukhsa) et qu’il était exclu de rester dans des pays où il était permis de boire de l’alcool et où la morale religieuse n’était guère respectée.
En moins de deux générations, la compréhension a bien changé. Le discours musulman très majoritaire aujourd’hui revendique sa présence en Occident et en Europe. De même, le rapport à la sécularisation et à la laïcité a été revu après que les savants, les intellectuels et les leaders ont compris (en étudiant les principes de la sécularisation) que la séparation de l’Église et de l’État ne consistait pas à faire disparaître les religions, mais plutôt à réguler égalitairement leur présence dans l’espace public pluriel (et plus ou moins neutre). Les jeunes n’ont plus de problème de conscience à adopter la nationalité d’un pays occidental, à se présenter comme des citoyens engagés et participant à la vie sociale, politique et culturelle de leur pays. Ils sont des millions à respecter paisiblement et quotidiennement les lois alors que l’on semble être obsédé, dans les médias et le public, par un problème intrinsèque à l’islam, à cause des quelques littéralistes ou extrémistes (violents ou non) qui disent ne pas reconnaître les lois occidentales. Une réflexion critique a été entamée vis-à-vis des cultures d’origine (arabes, asiatiques ou turques) qui ne sont pas toujours très respectueuses des principes fondamentaux de l’islam : les habitudes discutables, les réflexes patriarcaux, le non-respect du droit des femmes, les pratiques traditionnelles faussement associées à la religion (excisions, mariages forcés, etc.) ont fait l’objet de révision.
Il reste bien sûr des problèmes, et les nouveaux migrants ne cessent (et ne cesseront) de faire ressurgir d’anciennes questions que les musulmans présents depuis plus longtemps ont déjà dépasséesvi. Il est vrai également que tous les pays ne sont pas au même niveau d’évolution : les musulmans français, britanniques et américains justifient d’une présence moins longue, mais avec des membres plus formés. Ils ont une plus longue expérience des sociétés occidentales, et sont bien en avance quant à la réflexion et aux activités menées. Il faut cependant remarquer que le processus s’accélère et que les autres communautés musulmanes à travers l’Occident tirent profit de ces acquis, et vont désormais plus vite dans l’élaboration de leur compréhension des réalités européennes. Le rôle de certains dirigeants convertis à l’islam est également déterminant dans cette évolutionvii. On parle aujourd’hui du fait d’être musulman en Occident et, de plus en plus, on se définit comme un musulman occidental ou européen, ou encore comme un Occidental ou un Européen musulman. Sur le terrain, les activités sont de plus en plus ouvertes sur la société, et de nombreux savants et leaders, femmes ou hommes, établissent localement et nationalement des ponts avec leurs concitoyens et les autorités politiques. Il s’agit bel et bien d’une révolution silencieuse qui n’intéresse pas directement les médias, car elle se fait dans le temps plus long des générations. Mais, encore une fois, à l’aune du temps historique des mouvements de populations, ces évolutions sont révolutionnaires et phénoménales. On n’en a pas encore pris toute la mesure et il est certain qu’aujourd’hui, comme je l’écrivais déjà en 1999 dans mon ouvrage Être musulman européen, puis en 2003 dans Les Musulmans d’Occident et l’Avenir de l’islamviii, l’expérience européenne et occidentale a déjà, et va avoir encore davantage, un impact très important sur l’islam mondial et sur les sociétés majoritairement musulmanes.
Il faut relever ici un réveil de la spiritualité et de la quête de sens parmi les Occidentaux musulmans. L’islam est tellement perçu comme un problème aujourd’hui que les intellectuels musulmans sont souvent invités à expliquer ce que l’islam n’est pas à la lumière des défis rencontrés. Or, pour la majorité des consciences et des cœurs musulmans, l’islam est d’abord une réponse qui fait écho à une quête de sens au cœur des sociétés riches et industrialisées. On n’en parle presque jamais, et pourtant il s’agit là de l’essence du fait religieux : des millions de musulmanes et de musulmans vivent l’expérience religieuse comme une initiation spirituelle, une réconciliation avec le sens, une recherche de libération de l’être dans un monde global de l’apparence, de l’avoir et de la consommation excessive. Être un Occidental musulman, c’est aussi vivre la tension spirituelle d’une foi appelant à libérer l’être d’un quotidien qui semble la contredire et l’emprisonner. Une expérience également difficile pour le bouddhiste, l’hindou, le juif, le chrétien… Une expérience difficile pour tout être humain qui désire rester libre, avec ses valeurs, et qui aimerait également offrir à ses enfants les instruments de leur liberté. Il serait bon, au cœur de tous ces débats, de ne pas négliger cette dimension religieuse, spirituelle et philosophique essentielle.

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