Délimiter le champ d’analyse et sélectionner les unités d’observation
Le champ d’analyse
Nous connaissons, d’ores et déjà, le type de données que nous devons rassembler pour répondre à notre question de recherche. Reste maintenant à « circonscrire le champ des analyses empiriques dans l’espace géographique et social et dans le temps » (Quivy et Van Campenhoudt, 2006).
Un contexte institutionnel propice à l’étude
Les limites géographiques de notre champ d’analyse sont fixées par notre propre marge de manœuvre. En effet, professeur des écoles à temps plein dans une école élémentaire de douze classes en Guadeloupe, nous devions tenir compte des délais, des ressources dont nous disposions, des contacts et des informations sur lesquelles nous pouvions raisonnablement compter. Par conséquent, notre champ de recherche est situé où nous vivons et travaillons nous-même c’est-à-dire dans l’académie de Guadeloupe. A priori, selon nous, cela constitue à la fois un inconvénient et un avantage. Un inconvénient, car l’insularité isole le chercheur et le prive de certains séminaires et colloques et des possibilités d’échanges de propositions, d’idées qu’il aurait pu avoir avec les différents membres du laboratoire de recherche, mis à part les entretiens avec son directeur de thèse. Toutefois, cet espace géographique représente également un atout non négligeable car il offre un contexte expérimental propice à la recherche. Effectivement, le calcul mental occupe une place centrale dans la politique académique régionale, depuis quinze ans. Dans ce qui suit, nous faisons un rapide détour historique pour mesurer ce fort ancrage institutionnel. Confronté aux résultats préoccupants des évaluations nationales CE2 et sixième en mathématiques des élèves guadeloupéens, le Recteur Serge Guinchard lance le 03 décembre 2004, une vaste opération qu’il intitule la « Bataille des Maths ». Cette « Bataille », orchestrée par des IGEN157, des IAIPR158, des IEN159 et de nombreux enseignants en exercice dans l’académie se donne pour objectif premier « d’améliorer les résultats des élèves en trois ans ». C’est au cours de cette opération que le GAM 1, Groupe Académique 1er degré, voit le jour. Dirigé par un IEN référent et coordonné par un conseiller pédagogique généraliste, ce dispositif compte également seize animateurs à mi-temps répartis sur les différentes circonscriptions et relayés sur le terrain par des personnes ressources en mathématiques. Ces membres sont impliqués dans l’accompagnement des enseignants des écoles, l’animation des ateliers pédagogiques, la formation continue, la création d’outils d’aide à l’enseignement de la discipline ainsi que l’organisation de défis, de rallyes mathématiques intra et inter-circonscriptions. En fait, ce Groupe Académique 1er degré poursuit quatre objectifs : 1) réduire de manière significative l’écart entre les résultats obtenus et les attendus aux évaluations nationales ; 2) promouvoir un enseignement des mathématiques de meilleure efficacité ; 3) faire évoluer les pratiques pédagogiques, optimiser la liaison école collège ; et pour finir, 4) harmoniser des actions au plan académique. Sur le terrain, ces actions prennent la forme de jeux mathématiques en maternelle ou d’échecs pour l’élémentaire, de défi maths et de championnats de calcul mental. En complément, des outils pour la classe tels qu’une banque de problèmes pour chercher, des pièces et des billets pour travailler sur la monnaie et des progressions de calcul mental pour chaque niveau des cycles 2 et 3 sont mis en ligne sur le site académique.
Ainsi, depuis 2007, l’académie Guadeloupe organise son championnat de calcul mental ouvert toutes les classes du CP au CM2. Poursuivant des objectifs pour l’élève (acquérir des automatismes sur des calculs simples, diversifier les stratégies de calculs complexes) mais également pour l’enseignant (pratiquer régulièrement le calcul mental, dynamiser cet enseignement et évaluer régulièrement les acquis), ce concours organisé par le Groupe Académique 1er degré (GAM) commence par une sélection des deux meilleurs élèves par niveau pour chaque école, étalée sur les trois dernières périodes de l’année scolaire, en trois manches (fin janvier, fin mars et début juin) : ces élèves sont sélectionnés en fonction du nombre de points totalisés sur l’ensemble des trois manches. Les épreuves contiennent 12 questions dictées au cycle 2 (7 calculs et 5 problèmes numériques). Au cycle 3, le contenu des épreuves est similaire avec un supplément de 3 questions dictées et totalise 10 calculs et 5 problèmes numériques. À la mi-juin, la finale de la circonscription entre les différents élèves sélectionnés affine la sélection. Fin juin, ce championnat s’achève par une finale académique radiodiffusée en direct en partenariat avec la première chaîne régionale pour permettre à tous les élèves de l’île et de ses dépendances, sélectionnés ou non, d’y prendre part. Les corrections sont effectuées dans la foulée et les résultats sont transmis en direct. In fine, tous les champions des différentes circonscriptions de l’Académie sont réunis dans un même lieu pour la remise des prix.
Paradoxalement, les performances des élèves guadeloupéens en mathématiques sont inquiétantes car les tests effectués par la DEPP en août 2018 situaient la Guadeloupe en fin de classement loin derrière la dernière académie de France hexagonale. Ainsi, en dépit d’un système scolaire centralisé, de programmes nationaux, de directives ministérielles et d’une politique académique volontariste, force est de constater que les élèves n’atteignent pas tous le même niveau de compétences (dans une même classe, une même école, une même circonscription) et n’apprennent donc pas tous les mêmes choses. De ce fait, l’académie Guadeloupe offre un bon terreau pour étudier les pratiques, caractériser celles perçues comme les plus favorables aux apprentissages des élèves les plus fragiles et celles mises en œuvre dans les classes les plus efficaces. En outre, à plus long terme les résultats de nos analyses pourraient permettre d’établir un diagnostic, d’appréhender ce qui existe, et de mieux cerner le problème pour ensuite, s’inscrire dans une visée prospective, celle de mener des expérimentations pour comprendre comment enrichir l’existant.
Un sujet mathématique commun et des séquences complètes
Quoi qu’il en soit, comme le préconisent Quivy et Van Campenhoudt (2006), « le champ d’analyse demande à être très clairement circonscrit » (p.147). Par conséquent, la situation d’enseignement sur laquelle portera nos analyses est la même pour tous les professeurs des écoles : le calcul mental de sommes avec franchissement de la dizaine au cours préparatoire, conformément aux programmes de 2008. Cet enseignement comprend la connaissance de la suite des nombres avec la numération décimale de position, le calcul réfléchi de sommes, la mémorisation de résultats et la résolution de problèmes oraux. Deux motivations dictent le choix de cet objet d’apprentissage. Premièrement, l’addition est une notion essentielle du programme de CP. C’est la première opération enseignée aux élèves et la plus simple que l’on peut faire avec deux nombres. Entre autres, elle organise la rencontre entre l’élève et les différentes manières de désigner un nombre, et, de ce fait, conduit, par le jeu des stratégies de décomposition-recomposition de ses termes, à approfondir la connaissance des nombres et à structurer les relations qu’ils ont entre eux (Rouche et al., 2006). Deuxièmement, cette notion n’est pas nouvelle pour les élèves du CP. En effet, dès 3 ans, ils peuvent déjà effectuer une addition simple en matérialisant chaque nombre à additionner par une collection d’objets et en dénombrant la collection résultante à l’aide du pointage manuel (Fuson, 1982). Puis, à 5 ans, ils utilisent déjà fréquemment le comptage verbal ou le comptage sur les doigts (Siegler et Shrager, 1984). Dans chaque classe observée, nous avons assisté à l’intégralité des séances relatives à l’enseignement de cette notion mises en œuvre par l’enseignant et procédé à une observation naturaliste160 et médiatisée » (De Ketele et Roegiers, 1996) grâce à un enregistrement audio, à l’aide d’un smartphone. De plus, il a fallu convaincre les collègues de participer aux entretiens individuels même s’ils adhéraient déjà totalement à ce travail de recherche et de notre côté, faire preuve de patience lorsque less rendez-vous fixés et confirmés au préalable étaient repoussés voire annulés et reportés pour des raisons diverses.
Une ressource académique : La progression minimum du GAM
Du CP au CM2, le groupe académique propose une progression minimum pour l’enseignement du calcul mental (voir annexes I Fiche 7). En ce qui concerne le cours préparatoire, la progression 2011-2012162 indique le « quoi faire ?» par le biais du BO n°3 du 19 juin 2008 et de la circulaire du 02 mars « Naturaliste » dans le sens où l’enseignant est resté responsable de sa classe et a mené ses séances comme il a l’habitude de le faire sans intervention du chercheur. Bien évidemment, le simple fait d’observer n’est pas neutre. En effet, le fait d’être soumis à une observation extérieure peut avoir une influence sur la façon dont l’enseignant prépare ses cours, met en œuvre ses séances face aux élèves et avec les élèves selon les représentations qu’il a de ce que le chercheur attend ou encore la peur d’être jugé par ce dernier. Nous avons donc insisté sur le fait que le chercheur veut étudier les pratiques telles qu’elles sont au quotidien pour les comprendre et non pour les juger et proposer un contrat de confidentialité pour garantir l’anonymat de l’enseignant et de ses élèves 2007. Puis, il s’en suit quelques pistes sur « le comment faire ? » rappelant les types de séances à mettre en œuvre et le lien existant entre l’installation des automatismes chez l’élève et sa capacité à résoudre des problèmes. Découpée en cinq périodes, cette progression englobe trois grands domaines
1) la connaissance de la suite des nombres en relation avec la numération décimale de position ; 2) le calcul réfléchi de sommes, de différences et la mémorisation de résultats ; 3) les problèmes oraux d’addition et de soustraction. Les compétences à travailler relatives à ces domaines sont détaillées dans le tableau infra.
La sélection de l’échantillon
Les questions sous-jacentes de notre recherche et nos hypothèses de travail nous obligent à décrire les pratiques des professeurs des écoles et à en apprécier les effets sur les apprentissages des élèves. Avant toute chose, nous souhaitons étudier la manière différenciée dont les professeurs des écoles enseignent le calcul mental au CP à travers leur projet d’enseignement. En conséquence, le choix le plus pertinent, selon nous, consiste à analyser dans le détail, avec soin et à différents niveaux les pratiques en calcul mental d’un petit nombre de professeurs du cours préparatoire, dans les mêmes situations d’enseignement, toutes choses égales par ailleurs, de manière à procéder à des comparaisons significatives. Ensuite, certaines classes sont plus favorables aux progrès en calcul mental des élèves en difficulté que d’autres. Pour comprendre ce qui les différencie, nous désirons analyser les pratiques à l’égard de ces élèves. Là encore, nous sommes convaincus que seule l’étude en profondeur du fonctionnement des pratiques dans un petit nombre de classes à performance contrastée nous permettra de caractériser les pratiques perçues lors des observations comme les plus favorables aux apprentissages des élèves en difficulté. Pour finir, nous nous intéressons aux classes les plus performantes, c’est-à-dire celles qui permettent aux apprenants d’obtenir de bons résultats, de progresser quel que soit leur niveau initial sans creuser davantage les inégalités entre les meilleurs et les plus fragiles.
En outre, nous voulons que les pratiques pédagogiques mises en œuvre fassent l’objet d’une observation directe dans ces classes efficaces mais également accéder au plus près à la composante personnelle des enseignants par le biais d’entretiens semi-directifs. Nous ne pouvons donc nous permettre d’interviewer qu’une dizaine d’individus seulement. En fait, dans notre cas, comme l’indique « le manuel de recherche en sciences sociales » (Quivy et Van Campenhoudt, 2006), « le critère de sélection de ces personnes est généralement la diversité maximale des profils en regard du problème étudié ». Ainsi, nous devons chercher à diversifier au maximum les types de classes observées, relativement à leur efficacité et par-delà les profils de professeurs interrogés à l’intérieur de cette population. Notre échantillon doit donc être non strictement représentatif mais caractéristique de la population étudiée. Cependant, dans la lignée de nombreux chercheurs (Duru-Bellat et Mingat, 1993, 1998 ; Bressoux, Coustère et Leroy-Audouin, 1997 ; Bressoux,2007), Céline Piquet (2010) rappelle que la quantification des « effets du contexte scolaire, ici les pratiques enseignantes, sur les progrès des élèves suppose de respecter au moins deux principes fondamentaux : 1°) raisonner en termes de valeur ajoutées163 ; 2°) recourir à des modélisations statistiques164. Dans notre cas, ce deuxième principe constitue une réelle difficulté pour l’avancée de notre recherche dans la mesure où son respect nécessite de mener nos investigations sur de vastes échantillons ce qui risque d’obérer, par la suite, une caractérisation fine des pratiques effectives en calcul mental. Dans ce qui suit, nous décrivons comment nous avons procédé pour contourner cet obstacle et constituer notre échantillon.
