Présentation des cadres théoriques
A partir de la contextualisation historique, l’utilisation d’un phénomène très spécifique dans les discours et revendications portés par le mouvement féministe a été mis en évidence, à savoir, le focus sur le féminicide. Si l’approche historique a permis d’en retracer les fondements, il est également possible d’entrevoir ce phénomène à l’aune des approches sociologiques qui analysent la construction du « problème social ». L’entrepreneur moral En regard de notre contextualisation, il sera démontré par la suite que le mouvement féministe actuel peut être rapproché de mouvements qualifiés « entrepreneur moral ». Ce terme va tout d’abord être défini et caractérisé. Ce concept sociologique assez populaire a été énoncé par Becker en 1963 au sein de la théorie de la déviance (Pavie & Masson, 2014). L’entrepreneur moral est un groupe social qui va sélectionner un comportement, estimer qu’il est problématique, immoral et donc déviant. Les individus qui présentent ce comportement sont alors considérés comme des outsiders. L’entrepreneur réalise une « réforme morale » en se basant sur sa moralité pour créer une norme (Kaptein, 2017). Le comportement moral ou immoral est en fait construit socialement. Celui-ci est nommé déviant car la société estime qu’il doit être considéré comme tel. Cela renvoie également à la théorie de l’étiquetage (Pavie & Masson, 2014). Il existe deux types d’entrepreneur moral selon Becker (1963). Premièrement, les créateurs de nouvelles règles (‘rule creators’).
Ceux-ci s’intéressent au contenu des règles et estiment que la législation actuelle n’est pas assez efficace pour lutter contre cette déviance. Les règles n’étant pas satisfaisantes, ils vont alors corriger cela en imposant leur norme dans un objectif d’adaptation. Une croisade morale peut être qualifiée de réussie lorsqu’une nouvelle règle a été établie par l’entrepreneur moral et que les mécanismes d’application de cette règle sont adéquats et créés de concert. Par cette création de règles, la croisade morale va être institutionnalisée de manière administrative. Le deuxième type d’entrepreneur moral concerne les applicateurs de règles (‘rule enforcers’), ceux-ci vont évaluer et appliquer la règle de manière sélective. L’entrepreneur moral estime qu’il est nécessaire d’agir afin de lutter contre un mal qui se répand dans la société (Wolf, 2001). Estimant être le seul à détenir LA vérité, une forte émotion se détecte dans son engagement (Mathieu, 2005). Il va alors entreprendre des « croisades morales » comme le souligne Becker (1963). Si la croisade aboutit, le comportement déviant est institutionnalisé par la création et l’application de nouvelles règles (Wolf, 2001). Les critiques pouvant être adressées à l’entrepreneur moral renvoient à l’intolérance et à une forme de sectarisme (Mathieu, 2005).
L’entrepreneur moral sera convaincu du bien-fondé de ses croyances et de sa morale. Cependant, l’étiquetage d’un comportement déviant peut également servir à influer sur ses intérêts propres. Son pouvoir au sein de la société lui permet d’imposer sa notion du bien et du mal (Pavie & Mason, 2014). Il risque donc de se concentrer sur ses actions afin de convaincre l’opinion publique de sa morale plutôt que sur l’aboutissement du résultat (Loseke, 1999). N’étant pas toujours aussi intéressé que prétendu par le comportement déviant, la croisade morale lui permet surtout d’augmenter son pouvoir pour ensuite élargir des modifications sociétales (Wolf, 2001). Marcela Lagarde, dans sa lutte contre le féminicide, en est un exemple. Il s’agit d’une universitaire féministe mexicaine qui a été élue députée au congrès fédéral en 2003. Elle a alors présidé une commission spéciale parlementaire afin de traiter du féminicide. Elle se base sur l’idéologie et les définitions féministes du féminicide afin de créer des outils, des méthodes et des indicateurs, le tout dans une lecture genrée des violences. La définition initiale du féminicide a ensuite été élargie pour y inclure d’autres comportements individuels ainsi que la mauvaise gestion étatique. Cette commission aura eu un impact majeur sur la politique en matière de violences et de féminicide (Lapalus, 2015).
Croyances et valeurs La libération de la parole s’est observée par une accumulation de dénonciations (l’affaire Harvey Weinstein, #metoo et #balancetonporc, …) sur les réseaux sociaux et dans les médias lors de l’année 2017. Ces affichages dans l’espace public peuvent servir d’outil d’interprétation de la réalité. Sur base de ces constats, des croyances et un sentiment d’impunité générale apparaissent au vu du traitement judiciaire des faits appartenant au continuum des violences. En réaction, Mirabal a alors organisé une manifestation comme technique d’action pour lutter contre les violences faites aux femmes. Concernant PFVFF, la plateforme demande à ses organisations membres de signer une charte indiquant que la lutte contre les violences faites aux femmes se réalise dans une lecture et une analyse féministe. Cette lecture de la réalité décrétée peut être vue comme le fondement du concept d’idéologie politique. Le fondement idéologique du mouvement féministe est que l’Etat est patriarcal et machiste, prônant une culture de l’homme et de la domination masculine. Cela va engendrer comme conséquence principale une culture du viol, celle-ci tolérant la pyramide des oppressions et le continuum des violences faites aux femmes. Le continuum va inclure des violences physiques graves mais également des blagues ou de la drague considérés comme des violences banalisées. « Il ne supporte pas que j’achète du brocoli parce qu’il déteste les légumes. Je ne peux jamais en acheter alors que moi j’adore. Ça c’est déjà une forme de violence. » (« Entretien L.J.., 16.04.20 »).
Cette lecture va influencer toute la prise en charge des violences en les inscrivant dans un contexte de société patriarcale, sexiste et machiste. Le système de domination patriarcale peut s’entendre par « une préférence systématique et sociétale de la norme masculine ce qui se manifeste concrètement dans les structures de la société (famille, justice, emploi, langage, pouvoir, …) ». Cette culture de domination masculine va également engendrer des préjugés et des stéréotypes patriarcaux, ceux-ci pouvant par exemple se refléter dans l’attitude policière. La moitié des sujets évoque un lien entre la domination masculine et le système capitaliste. Le cumul des deux génère une société inégalitaire, l’inégalité ayant pour objectif d’empêcher la révolte et l’unification des hommes et des femmes. Cette idéologie n’est cependant pas partagée par l’ensemble de la Belgique, la Flandre présentant, à contrario de la Wallonie, un discours à tendance masculiniste : « Ce n’est pas encore acquis de la part de tout le monde qu’on est dans une société patriarcale. Ça reste encore un terme très féministe, militant, très engagé. » (« Entretien L.S.., 09.04.20 »). Une valeur prégnante du mouvement évoque la mauvaise conception des violences par l’Etat.
Cette vision va transparaître dans la mauvaise gestion des violences et un laxisme des autorités. Par cette gestion, la population va être conditionnée par les autorités publiques à valoriser la violence chez l’homme. Ce point s’établit en lien avec les préjugés patriarcaux évoqués lors du précédent paragraphe. Ce conditionnement sociétal va avoir deux répercussions : la femme auteure de violence va être un phénomène rare dans l’imaginaire collectif et toute femme va être considérée comme une victime probable et potentielle des violences de l’homme. Lors de l’année 2019, les enfants vont être pour Mirabal des co-victimes directes ou indirectes de l’auteur de violences conjugales. Cette insertion comme objet cible du mouvement va alors influencer les attitudes des militantes envers les capacités et aptitudes parentales de l’auteur. Ces attitudes se manifestent concrètement par le rejet du concept d’aliénation parentale, par la demande de création de procédures pénales et civiles et distinctes et enfin par la remise en question de la priorité à la garde alternée. Ces attitudes et techniques d’action peuvent alors être inscrites dans les caractéristiques de l’idéologie politique.
Comportement déviant
Pour débuter, le féminicide est un concept féministe qui réfère à un comportement déviant. Il ne doit pas être envisagé dans une analyse individuelle mais bien au sein d’une dysfonction systémique étatique. Le féminicide, extrémité du continuum des violences faites aux femmes, reflète la violence genrée des rôles sociaux au sein d’une société patriarcale machiste dominée par les hommes : « Il y a toujours dans les premières revendications la question des violences, c’est quelque chose qui mobilise beaucoup les femmes. On a aussi choisi de prendre cette entrée des féminicides parce qu’on sait que ça choque les gens et que ça va les mobiliser » (« Entretien V.A., 05.03.20 »). Cet homicide inclut la relation d’emprise, de pouvoir et de contrôle de l’homme sur la femme. Les personnes interrogées relatent qu’il n’existe pas de pendant féminin au féminicide. « Je pense que les associations parent au plus urgent, elles utilisent évidemment les violences marquantes comme levier au niveau politique » (« Entretien J.F., 21.04.20 »). C’est lors de l’année 2017 que les premiers chiffres de recensement du féminicide apparaissent avec trente-huit homicides sur l’année écoulée. Les médias évoquent la diversité des profils des victimes (âge, culture, région, …). L’auteur est souvent le compagnon ou l’ex-compagnon, le féminicide se situant dans un contexte de violences conjugales antérieures. Selon Mirabal, le taux de féminicides national serait proportionnellement supérieur à la moyenne des autres pays européens depuis 2017. Mais c’est lors de la manifestation Mirabal en date de 2019 qu’une attention particulière est portée au féminicide.
Celui-ci va alors réellement apparaître comme le symbole des violences faites aux femmes. Le féminicide est envisagé comme le point extrême du continuum des violences faites aux femmes. Il s’inscrit dans un contexte plus général de sexisme quotidien, de harcèlement de rue et de violences conjugales. PFVFF se base sur la définition féministe de Diana Russell (1994), le féminicide consistant en « le meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme ». L’homicide se déroule dans un contexte sociétal machiste et patriarcal avec une inaction de l’Etat.Selon Becker (1966), l’entrepreneur moral va sélectionner un comportement, estimer qu’il est problématique, immoral et donc déviant. Dans ce casci il s’agit donc du féminicide. Les auteurs de féminicide sont alors désignés comme outsiders. Mirabal explique sur son site que la Belgique et cinq autres pays européens ne possèdent pas de statistiques officielles rapportant le taux de féminicides. Or, un article de la convention d’Istanbul l’exige. Mirabal renvoie alors le lecteur vers le blog ‘Stop Féminicide’ de PFVFF. Il est possible de lire ceci sur cette seconde plateforme : « Pour combler ce manque d’information et faire pression sur les pouvoirs publics, le blog Stop Féminicide a commencé cette année, pour la toute première fois, à recenser les féminicides sur notre territoire ».
N’ayant aucune source de données officielles, PVFF comptabilise le nombre de féminicide sur base des faits divers présentés dans la presse en ligne et qui paraissent présenter les caractéristiques du féminicide au vu des informations disponibles. Quarante-trois féminicides ont été recensés en 2017, trente-huit en 2018, vingt-quatre en 2019 et quatorze en 2020. ‘Stop féminicide’ propose sur son blog un lien pour accéder à l’entièreté du rapport alternatif de la convention d’Istanbul qui lui-même évoque le sujet du féminicide et la difficulté d’obtention des statistiques. « Il est à regretter que les cas de femmes tuées par leur (ex-)partenaire ne sont pas recensés. Ce n’est que grâce aux articles de presse que l’on connaît le nombre de féminicides en Belgique : au moins 33 femmes et 3 enfants ont été victimes de féminicides entre janvier et novembre 2018 ». Les chiffres annuels sont proportionnellement plus élevés qu’en Espagne ou en France. Les statistiques actuelles ne fournissent ni informations concernant les relations entre victime et auteur ni le mobile de l’homicide (Évaluation de la mise en oeuvre de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique par la Belgique : Rapport alternatif de la coalition « Ensemble contre les violences », 2019).
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