Iannis Xenakis théorie des cribles et formalisation algébrique

Iannis Xenakis théorie des cribles et formalisation algébrique

Modes à transpositions limitées et théorie des cribles

Formellement, un mode à transposition limitée est un ensemble d’entiers de classes de hauteurs A pour lequel si l’on note Tm la transposition d’un nombre m de demi-tons différents de l’octave, on a la relation suivante : Tm (A)=A. Autrement dit, la transposition de l’ensemble coïncide avec le même ensemble au moins pour une valeur de transposition86 . Notons que la réduction de l’octave modulo 12, qui définit une structure de groupe cyclique dans le tempérament égal, est une propriété implicite dans le concept de mode à transposition limitée tel que Messiaen le caractérise. La seule différence par rapport au concept théorique élaboré par le compositeur français relève du fait que nous ne posons aucune limitation sur le nombre de notes, tandis que Messiaen ne considère que des modes ayant au moins 6 éléments. Le problème est donc d’ordre musicologique plus que théorique car il touche à la définition même du concept de mode. Nous considérons cette notion dans un sens très large, comme suggéré par Anatol Vieru, qui inclut dans son ouvrage théorique.

l’étude des propriétés de certaines structures modales « défectives », ayant jusqu’à trois éléments.

De ce point de vue, l’exemple le plus simple de mode à transposition limitée, dans le tempérament classique, est constitué par deux notes à distance de triton. Dans le formalisme de Xenakis, une telle structure s’exprime par le crible 60. De même, le mode à transposition limitée ayant trois notes à distance d’une tierce majeure, s’exprime un utilisant un seul crible 40 . Il existe trois modes à transposition limitée ayant quatre éléments. Un premier mode, formé par une superposition d’intervalles de tierce mineure, s’exprime à travers le crible simple 30. Les deux autres modes sont obtenus en considérant l’union ensembliste de deux intervalles de triton respectivement à la distance d’une seconde mineure et d’une seconde majeure. Leur expression en termes de cribles sont donc, respectivement : 60∪61 et 60 ∪ 62. La figure suivante montre ces deux cribles dans leur représentation musicale traditionnelle : Figure 17 : Les deux cribles 60∪61 et 60 ∪ 62 et leurs modes à transposition limitée associés Dans les modes à transposition limitée ayant six éléments, Messiaen considère uniquement la gamme par tons entiers 20 et une gamme formée par l’union ensembliste de trois intervalles de triton à la distance d’une seconde mineure et d’une quarte juste, c’est-à-dire la gamme exprimée par le crible : 60 ∪ 61 ∪ 65. Cette dernière échelle est représentée par la figure suivante : Figure 18 : Le cinquième mode de Messiaen ou mode représenté par le crible 60 ∪ 61 ∪ 65.

Vers une musicologie computationnelle

Avec la théorie des cribles, dont nous avons montré le double visage algébrique, aussi bien en ce qui concerne les hauteurs que les rythmes, Xenakis introduit dans la réflexion théorique en musique un outil particulièrement adapté à une démarche formelle dans l’analyse musicale et, en particulier, dans l’analyse musicale assistée par ordinateur. L’implémentation, comme le compositeur le souligne plusieurs fois dans ses écrits97, devient alors une étape nécessaire pour une théorie qui est, à la base, éminemment computationnelle. C’est peut être à partir d’une application des outils issus de la théorie des cribles en analyse musicale assistée par ordinateur qu’on a pu envisager un transfert du caractère computationnel au domaine, plus général, de la musicologie. On peut donc affirmer que l’idée d’une musicologie computationnelle remonte aux recherches sur la modélisation informatique des partitions, telle qu’André Riotte et Marcel Mesnage l’ont introduite à partir des années quatre-vingt. La contribution de Xenakis à l’établissement d’une telle démarche en musicologie a donc été fondamentale, d’autant plus que le compositeur n’a jamais renoncé à essayer d’analyser la portée véritablement musicologique de sa propre réflexion théorique. À partir en particulier de la deuxième moitié des années soixante, les références aux ramifications musicologiques de la formalisation algébrique semblent s’intensifier, sans doute grâce à la création de l’E.M.A.Mu (Equipe de Mathématique et d’Automatique Musicales). Reprendre les objectifs que cette équipe s’était donnés à l’acte de sa fondation, à la fin de 1967, est plus qu’une simple curiosité historique, surtout si l’on cherche à rapprocher le débat de celui que certains théoriciens de la musique, tels que Milton Babbitt, engageaient à la même époque aux EtatsUnis98 . L’E.M.A.Mu se fonde « sur le postulat que seule l’association de la science (art) musicale avec celle des mathématiques, de l’informatique, de la technologie électronique, des sciences sociales etc. peut déterminer des constantes universelles applicables à l’interprétation du passé, au développement du présent et à l’orientation du futur » [XENAKIS 1968, 55]99 . Une conséquence de cette hypothèse est que « l’on ne peut créer la musique […] sinon en s’appuyant sur des bases solides tirées des disciplines telles que les mathématiques, l’acoustique, l’électronique, la physique, la théorie des langages, la théorie musicale, la musicologie, l’ethnomusicologie, etc. » [XENAKIS 1968, 56]. Olivier Revault d’Allonnes semble bien cerner ce point quand il affirme que « la formalisation telle que la conçoit Xenakis est à la fois une condition de la musicologie scientifique et moderne, et une condition du renouvellement de la composition » [REVAUL D’ALLONNES 1973, 20]. Il y a donc une relation étroite entre aspects théoriques, analytiques et compositionnels et cette relation passe, de façon naturelle, par la formalisation algébrique. Et si la réflexion sur le rapport entre musicologie historique et systématique avait permis, aux Etats-Unis, d’ouvrir un champ de recherche nouveau autour du concept de théorie de la musique, pour Xenakis ces deux branches de la musicologie sont destinées à se rejoindre, précisément « en raison de l’universalité de la structure de groupe » [XENAKIS 1965/1994, 73]. Une analyse des propositions théoriques avancées, presque à la même époque, par le compositeur roumain Anatol Vieru nous permettra de mieux préciser, d’un point de vue musicologique, certains aspects fondamentaux de l’approche algébrique.

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