Hybridation construite
Bien que nous ayons jusqu’ici parlé d’un relationnisme, c’est-à-dire d’une situation où la nature des relations est aussi importante que les objets qu’elles lient, notre analyse s’est davantage intéressée à l’objet technique qu’à l’être humain. Mais l’hybridation, qu’implique le geste de délégation n’est pas une « chosification ». Il s’agit avant tout de nouvelles relations entre les différentes sous-parties qui composent les actions (manipulations) et pratiques (arts de faire), d’une nouvelle organisation de la vie de tous les jours, et au delà d’une recomposition de certaines formes de vie sociale. Or, à travers la réflexion sur la place de l’artefact technique le concept d’hybridation nous ouvre un chemin pour considérer des êtres humains longtemps négligés par les sciences humaines : les créateurs des objets techniques. Le mot « hybridation » est devenu, comme tant d’autres termes « modernes », un concept passepartout souvent évoqué par ceux qui nous parlent de fusion entre l’être humain et la machine, du cyborg [Haraway 1991] ou même d’un transhumanisme [More 1990] dont on prétend même qu’il pourrait bientôt nous libérer du caractère éphémère de notre existence biologique. S’il est assurément important de penser la technification de nos corps par les prothèses électroniques, les stimulateurs cardiaques, les sondes implantées, le terme « hybridation » ne doit pas rester confiné au domaine des biotechnologies, largement hors de notre sujet. Venant du latin ibrida (et non pas du grecque hubris comme on pourrait le croire), qui signifie « de sang mêlé », il a effectivement d’abord été utilisé dans les sciences de la vie pour désigner le croisement entre espèces différentes. Aujourd’hui, dans les sciences humaines, s’est installé un usage métaphorique qui parle de l’« hybride » pour définir une entité composée de forces ou de substances hétérogènes, qui s’entremêlent intimement sans être totalement dissoutes dans le mélange. Nous avons utilisé le terme en ce sens tout au long de ce travail et le temps est venu de préciser le concept qui le soutient. Les composants du « sang mêlé » tel qu’il fait sens pour notre travail sont bien sûr d’un côté les êtres humains et, de l’autre, les technologies. Nous avons vu que la délégation implique un transfert et constitue une relation. Il faudrait pourtant parler d’un double transfert. L’être humain confie la réalisation d’une tâche à la machine, et ce geste constitue un rapport de délégation où la technique travaille pour et à la place de son usager. Cependant, la relation n’est pas unidirectionnelle. Une circulation en sens inverse s’impose parce que le dispositif « reçoit » quelque chose de son usager : un contexte, une localisation et une cause finale. Cet encadrement par et dans des réseaux de significations n’est pas au centre de la métaphore de la délégation mais plutôt lié à celle de l’usage. L’idée simplifié du rapport entre l’être humain et l’objet technique Objet technique Etre humain Symbolisation / Contexte Travail / Fonctionnement Hybridation construite Métatechnologies et délégation – 183 – Il est peut-être vrai que les machines n’ont plus besoin des être humains pour fonctionner, une fois qu’elles sont construites. Mais elles auront toujours besoin de nous pour signifier, pour donner des objectifs, des raisons, du sens. Le potentiel d’action défini par le dispositif se concrétise dans l’acte significatif de l’usage. Même lorsque l’autonomie du logiciel est considérable, ce travail autonome puise sa signification dans une fin qui est définie par un contexte humain. A ce stade de notre argumentation il faut tout de même rester prudent. Si la séparation entre les deux positions était si facile à mettre en place – la machine travaille et l’humain fournit le sens – il ne serait guère nécessaire de parler d’une quelconque hybridation. La vielle distinction cartésienne qui range les objets d’un côté et les sujets de l’autre, pourrait continuer sans faille. Or, nous parlons d’hybridation parce que les choses ne veulent pas rester à leur place. Il devient, aujourd’hui, de plus en plus clair que l’usage à des répercussions sur les êtres humains et que la délégation implique non seulement un allégement de charge mais aussi un transfert de contrôle en échange d’un service rendu. L’usage n’est pas une projection de sens sur un objet muet et dépourvu de significations, nous devons prendre en compte les différentes affordances137 des dispositifs qui encadrent, dirigent, font voir, proposent et imposent. De manière analogue, l’acte de délégation ne se réduit pas au transfert d’une tâche ou d’une responsabilité parce que du pouvoir décisionnel circule en même temps, un gain d’efficacité se paye par une perte de contrôle qui nécessite un acte de foi, souvent implicite : faire confiance aux capacités et aux « bonnes intentions » du dispositif. L’emploi du concept d’hybridation, tel que nous l’entendons, fait seulement sens quand il ne se ferme pas à l’épaisseur et à la complexité des rapports entre les deux pôles dont il cherche à décrire la relation.
Micro – les actions
Le mouvement décrit par Harry Collins et Martin Kusch [1998], c’est-à-dire la composition des micro-actions en actions ou chaînes d’actions, constitue le niveau élémentaire de l’hybridation. Les techniques avancées, dont les métatechnologies, s’insèrent de plus en plus dans ces chaînes, les modifient et les étendent. Depuis longtemps, les machines assistent, renforcent, améliorent, étendent ou remplacent le travail des êtres humains sur le plan des actions mimeomorphes ; le moulin transforme le blé en farine, le métier à tisser produit du tissu et le moteur universalise l’emploi de la force mécanique dans de nombreux autres domaines ; « la machine remplace l’homme porteur d’outils » écrit Simondon [1958, p. 78]. Ce qui est théoriquement nouveau dans l’ère de l’ordinateur et pratiquement nouveau avec des métatechnologies, c’est la simulation d’actions plus culturelles, d’actions polymorphes, par des algorithmes et programmes. Alors que l’intelligence artificielle classique restait enfermée dans les laboratoires, à l’exception de certains systèmes experts, les métatechnologies sont utilisées par des millions d’internautes chaque jour. Remplacer, simuler ou assister le polymorphe avec du mimeomorphe implique, selon Michel Serres « la substitution du fini à l’infini » [Serres 1980, p. 97] et c’est pour cela que nous pouvons voir la technologie comme réalisation objective du principe de maîtrise. Les raisons qui nous poussent à aller toujours plus loin dans ce mouvement de substitution sont multiples et obscures, et elles touchent en fin de compte à la question difficile de définir ce qui motive l’être humain. Mais les résultats qu’il produit peuvent êtres groupés selon deux vecteurs, l’hybridation de l’ancien et l’émergence de nouvelles pratiques, hybrides dès le départ. Premièrement, l’hybridation d’actions « connues » implique la technification d’une action entière ou de certaines de ses sous-parties qui, auparavant, se faisaient sans la participation d’un objet (technique). Par le biais de l’introduction d’un dispositif dans la chaîne, l’action est transformée, parfois profondément, même si les résultats du processus se ressemblent. Il suffit de penser au passage de la manufacture à l’usine moderne ou alors au remplacement du tri ham / spam par le traitement d’un logiciel. Ce principe s’applique à tout genre d’action, de la transformation de la matière au travail cognitif. Mucchielli parle d’une telle modification à propos de l’introduction de l’écrit dans le processus de mémorisation. Au lieu, par exemple, de garder en tête la liste des achats à effectuer, on peut l’écrire sur un bout de papier. Cela semble banal, mais il faut noter qu’« [u]n tel artefact cognitif change la nature de la tâche de mémoire à faire puisqu’elle introduit trois nouvelles tâches : dresser la Métatechnologies et délégation – 185 – liste, se souvenir de consulter la liste, lire et interpréter les items sur la liste » [Mucchielli 2001, p. 127]. De la même façon, l’introduction d’une métatechnologie dans un contexte spécifique où l’effectuation de certaines actions ou sous-actions est confiée à un programme, peut évidemment modifier l’ensemble des gestes compris dans ce contexte et affecter ses significations et sa dimension symbolique. Selon Latour, ce mélange du sang, cette hybridation, implique une traduction mutuelle, c’est-à-dire la transformation par interaction, des éléments ou actants qui se rencontrent : « Ce dont je veux rendre compte quand je parle de ‘traduction’, c’est de déplacement, de dérive, d’invention, de médiation, de la création d’un lien qui n’existait pas auparavant et qui, avec plus ou moins d’intensité, modifie les deux termes originels. » [Latour 1999, p. 179] Rappelons qu’aucun élément de la chaîne n’a le pouvoir de déterminer l’ensemble, bien que certains actants apportent davantage et disposent de plus d’influence sur l’ensemble, l’action ou l’acteur hybride, que d’autres. Le concept d’hybridation nous permet de penser la relation entre l’humain et le non-humain comme un rapport de modification mutuelle, comme une danse étroite dans laquelle les rôles et positions de maîtrise changent de contexte à contexte.
Méso – les pratiques
Les actions – dans notre cas celles qui concernent l’information et la communication – se déroulent dans un espace et un lieu et sont étroitement liées à un contexte bien plus large que celui de la situation immédiate. Chaque action est inscrite dans des formes hiérarchiquement supérieures qui l’intègrent dans un contexte temporel et spatial plus large. Ces pratiques sont la passerelle entre les détails des comportements et des gestes ponctuels et la continuité de la vie quotidienne, l’arrière plan devant lequel le fourmillement du micro a lieu. On ne peut pas comprendre les actions spécifiques sans connaître les pratiques dont elles font partie ; et vice-versa : une analyse des pratiques n’est guère possible sans regarder la réalité des actions qu’elles produisent. L’utilisation d’un moteur de recherche, la discussion sur une plateforme de communication, la gestion d’une boîte aux lettres électronique s’insèrent dans les structures de comportement et de sens, les pratiques (technoculturelles) de communication et d’information qui s’établissent à l’intérieur des sociétés. L’environnement social et technique oriente ce qu’on peut voir et ce qu’on peut dire [cf. Foucault 1969], il joue le rôle d’un langage structuré, d’un socle. En ce sens, il propose des formes, des méthodes de perception et des manières de faire qui permettent aux individus et aux groupes Métatechnologies et délégation – 188 – d’entamer « la construction de phrases propres avec un vocabulaire et une syntaxe reçus » [Certeau 1990, p. XXXXVIII]. À ce deuxième niveau d’hybridation, qu’on peut qualifier de méso, la distinction claire entre l’apport des êtres humains et celui des objets devient déjà impossible à faire parce qu’à l’intérieur des pratiques, le potentiel d’action « réel » d’un objet technique n’est jamais défini uniquement par ses caractéristiques techniques mais toujours par l’appropriation sociale et individuelle qui les médiatise, les oriente et les remplit de sens. Dans les pratiques du quotidien, l’hybridation est vécue comme une intégration de toujours plus de technologies dans la routine quotidienne, ce qui les rend progressivement familières et réduit leur caractère technique. Si le concept d’utilisation colle au niveau micro, celui d’usage correspond au niveau méso. Pris ensemble, les concepts de délégation et d’usage décrivent d’un côté l’apport pratique des dispositifs techniques en termes de décharge de travail et d’extension de nos capacités, et, de l’autre côté, le travail de symbolisation et de production de sens effectué par l’être humain dans l’interaction avec ces objets. Ces deux dimensions, celle de l’action et celle du sens, s’insèrent dans un mouvement de stabilisation qui s’exprime par l’émergence des structurations [Giddens 1986] et des habitus, des « systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations » [Bourdieu 1980, p. 88]. La délégation et les usages font partie du processus de construction des configurations stabilisées du social, de la naissance de formes qui transforment les espaces de l’action en territoires pratiques et pratiqués. Les transformations se manifestent plus lentement au niveau méso des pratiques que dans le fourmillement du micro parce qu’elles s’insèrent dans des structures stabilisées et stabilisantes qui lui donnent une certaine « viscosité ». L’intégration d’un objet technique dans les actions de tous les jours ne veut pas automatiquement dire que le changement affecte les pratiques en totalité ou tout de suite. La diffusion d’un objet technique ne dépend pas seulement d’un mouvement de distribution dans un marché, mais également d’une acculturation de l’objet par l’usage [Scardigli 1992], de l’accueil d’un élément étranger qui, dans un mouvement de familiarisation, est progressivement assimilé et adapté au contexte local. Il s’agit d’un processus de négociation qui n’est pas déterminé par les fonctions du dispositif mais par une dialectique entre ces fonctions et les pratiques, structurations et habitus déjà en place. Au niveau méso, l’hybridation est moins un enchaînement d’acteurs hétérogènes qu’une une interpénétration dans le contexte de la vie quotidienne. Ce mouvement d’accommodation mutuelle n’est pas paisible ; le terrain des pratiques est celui de la lutte. Les vecteurs de changement rencontrent de la résistance et savoir qui va céder plus n’est jamais clair d’avance. Le travail de Michel de Certeau théorise ce terrain comme celui où se manifestent les véritables rapports de force.