“ Un mauvais commerce ” : réguler les pratiques homosexuelles à Paris et en province au XVIIIe siècle
LA NOTION D’« HOMOSEXUALITÉ »
Dans le cadre d’un sujet dont l’« homosexualité » une notion majeure, bien qu’à interroger et à redéfinir, il est absolument indispensable de revenir sur l’historiographie qui a permis son émergence comme objet, puis comme catégorie d’analyse. Plus qu’un simple condensé d’ouvrages et d’articles revenant sur les articulations majeures de l’analyse historique de l’« homosexualité » en milieu urbain, il apparaît plus que nécessaire de réaliser une historiographie renouvelée sur cet objet encore trop méconnu du champ universitaire français. Mais pourquoi réécrire une telle historiographie ? Une étude bibliographique succincte permet de constater qu’aucune action de recherche historiographique n’a été entreprise depuis les années 2000. Or, depuis la discipline et le travail historique ont significativement évolué vers un virage méthodologique, que l’on perçoit dans la plupart des ouvrages consacrés aux « déviances » sexuelles et genrées. Conséquemment, il revient de s’interroger sur les processus et les concepts ayant permis un tel renouvellement historique. L’histoire des homosexualités françaises, au regard de l’historiographie anglo-saxonne, laisse apparaître le retard institutionnel français dans les recherches sur un champ encore trop marginal. Nous ne pouvons qu’observer le peu de départements de recherche consacrés aux « LGBT studies » et aux « queer studies », ou aux recherches en genre et en sexualité. De même, le nombre d’études portant sur les identités genrées et sexuelles dites « minoritaires » en histoire, reste trop faible par rapport à la multitude de sujets et la complexité des aspects qu’ils recouvrent. Les besoins épistémologiques, historiographiques et interdisciplinaires portés par une notion telle que l’« homosexualité », demandent un investissement plus grand de la part des chercheurs français, et probablement une méthodologie renouvelée. Par ailleurs, en plus d’une historiographie française datée concernant l’histoire des homosexualités, elle n’a que très peu été abordée dans une perspective comparatiste avec l’histoire des homosexualités anglo-saxonne. Ce point est à souligner aussi bien au niveau des influences théoriques et paradigmatiques, qu’au niveau des questionnements intrinsèques à l’étude du genre et des sexualités de chaque pays, sur les débats autour de la pertinence des concepts sélectionnés, et des processus y étant associés. Plus encore, l’utilisation d’un grand nombre de travaux anglo-saxons dans le corps de notre travail aurait rendu obsolète une historiographie uniquement centrée sur les travaux français. C’est dans l’analyse et l’étude comparée de ces historiographies que nous pouvons faire émerger une connaissance complexe et plus pertinente de ce que semble a priori être « l’histoire des homosexualités ». Ce travail demanderait également à être enrichi de perspectives historiographiques issues d’autres pays. L’approche comparatiste par laquelle nous souhaitons orienter notre chapitre ne s’arrête pas à ce point. En effet, il paraît plus qu’essentiel de faire émerger une approche comparative entre disciplines concernant les travaux sur les déviances genrées et sexuelles. Cette perspective transdisciplinaire doit permettre de faire apparaître les disciplines fondamentales ayant permis la justification de l’étude de l’homosexualité en tant qu’objet d’étude historique et les grandes avancées théoriques autour de cet objet. En histoire, l’interdisciplinarité permet le décentrement nécessaire de l’objet « homosexualité », non plus compris uniquement comme objet simple d’une étude historique, mais comme objet complexe et historicisable. Il ne s’agit plus tant de l’homosexualité, que de l’écart aux normes de genres et de sexualités que la notion recouvre, qui nous intéresse. Le genre et la sexualité deviennent pour nous des catégories d’analyse pertinentes, ignorant parfois les frontières disciplinaires pour les besoins de la recherche. Ces passerelles entre disciplines semblent alors être le propre de notions et de catégories protéiformes et modulables en fonction de l’objet choisi et de son contexte. L’interdisciplinarité, si elle est désormais revendiquée par les nouveaux chercheurs, était en amont, présente dans les anciens travaux portant sur l’homosexualité. Afin de réaliser une historiographie la plus complète que possible, n’omettant aucun angle d’analyse, plusieurs grandes thématiques seront mises en avant dans ce chapitre. Certaines de ces thématiques ont été intelligemment abordées dans les comptes rendus de chercheurs américains et français1 , tandis que d’autres n’ont été que très peu mises en avant dans les précédents travaux historiographiques. D’une part, nous observerons les liens entre l’émergence de l’homosexualité comme objet d’étude valable en sciences sociales, et les institutions universitaires françaises et anglo-saxonnes, la limitant ou l’appuyant concrètement. Pareillement, il faudra mettre en avant les liens complexes du militantisme à l’écriture de travaux sur l’homosexualité, notamment en histoire, pour voir dans quelle mesure ce militantisme s’est imbriqué aux travaux de recherche sur l’homosexualité. C’est également le rapport du chercheur et de sa recherche à son époque qui nous intéresse. Cela consiste à replacer le chercheur dans un contexte temporel bien précis, fluctuant entre progressisme et conservatisme, et donc à observer la possible influence de ce cadre sur l’écriture de l’homosexualité. Sera aussi examiné le développement chronologique des travaux sur l’homosexualité, avec ses contingences, ses ruptures et ses changements de paradigmes. D’autre part, il nous faudra prendre en compte les implications théoriques et méthodologiques des paradigmes historiographiques, leurs apports, leurs limites et leur portée dans la recherche aujourd’hui. Comme précédemment évoqué, la mise en rapport des histoires française et anglo-saxonne des homosexualités témoigne d’influences unilatérales ou partagées, des retards, des parallèles, et des différences. Elle doit faire émerger des auteurs clés et leurs travaux, toujours mis en relation dans une perspective comparatiste. L’interdisciplinarité au cœur de l’avènement de l’histoire des homosexualités est porteuse de perspectives dans le renouvellement des travaux de recherche en genre et en sexualité. Ce travail sera axé sur l’émergence des nouvelles thématiques propres aux besoins des théories « gay » et « queer », ainsi que les renouvellements disciplinaires et interdisciplinaires qu’ils apportent. Nous proposons alors de comprendre et de lire cette historiographie renouvelée chronologiquement, bien que non linéairement, pour faire émerger de grandes thématiques au regard des perspectives comparatistes que nous défendons, par le prisme de quatre grandes périodes jusqu’à aujourd’hui. Si ce travail se veut complet, il n’en sera pas pour autant totalement exhaustif en raison de l’accroissement des études portant sur le genre et la sexualité, et plus spécifiquement sur les homosexualités, en France et ailleurs, et donc de l’impossibilité de toutes les citer. Globalement, par le biais de ce chapitre, nous souhaitons faire émerger une nouvelle organisation du savoir autour de l’historiographie homosexuelle qui mette en relation les différentes histoires et disciplines, afin de rédiger un compte rendu récent et critique qui pourra par la suite être utile pour les travaux de futurs chercheurs.
LA TRÈS LENTE ÉMERGENCE DE L’HOMOSEXUALITÉ COMME OBJET D’ÉTUDE EN SCIENCES SOCIALES (1900-1950/1960)
Au tournant du siècle, force est de constater que l’homosexualité n’est prise en compte dans aucun cadre universitaire. Tout au long du XIXe siècle, si l’on en suit Alain Corbin2 , l’homosexualité n’est abordée que sous les écrits plus ou moins licites des pornographes, des théologiens moraux entendant encadrer les pratiques sexuelles des Français, mais surtout des médecins et des psychiatres en venant à essentialiser des comportements sexuels et genrés, dans une forme « d’homophobie médicale ». Pour ne citer que les plus connus, on pensera par exemple aux travaux d’Ambroise Tardieu en médecine, de Sigmund Freud, Georg Groddeck et Richard von Krafft-Ebing en psychanalyse3 . Ces écrits influencent pour longtemps les considérations liées à l’homosexualité et la manière dont on envisage les recherches autour de cette notion. Mais d’autres médecins comme Havelock Ellis4 , envisagent l’homosexualité sous une forme d’objectivité scientifique, voire luttent pour la défense des droits homosexuels comme Magnus Hirshfield5 . Dans ce cadre médico-légal, l’homosexualité est considérée comme une maladie physique et mentale, elle est un objet « alien » aux sciences sociales, dont les premiers travaux sont considérés comme particulièrement subversifs. L’avènement de la sociologie et l’intégration de l’homosexualité comme objet d’étude en sciences sociales passe par le biais d’institutions spécifiques, dont la principale est l’Université de Chicago, donnant ensuite naissance à une école de pensée. Jusqu’aux années 1950/1960, le travail de recherche autour de l’homosexualité se fait sous l’égide de l’ambivalence entre la relative marginalité des travaux en sciences sociales et l’hégémonie des travaux en médecine dont l’objectivité scientifique n’est que peu questionnée. Pourtant, des chercheurs s’en emparent de manière pionnière et marginale dans le cadre d’études anthropologiques et ethnographiques annonçant la reclassification de l’homosexualité comme objet social et non plus médical. Les travaux pionniers permettent la redéfinition des sexualités et des déviances sexuelles.
La tradition ethnographique comme premier lieu d’inscription universitaire de l’homosexualité
Les travaux d’anthropologie et d’ethnographie des premières années du XXe siècle ont un lien tenace avec l’émergence de la sexologie à la fin du XIXe siècle car les données sur les pratiques sexuelles sont centrales dans de tels travaux. Selon Gayle Rubin6 , c’est à l’Université de Chicago qu’émergent ces premiers travaux pionniers en sciences sociales aux États-Unis. Les travaux du sociologue William Isaac Thomas, et ses analyses marquent la naissance de l’École de Chicago. En 1907, il publie Sex and Society: Studies in the Social Psychology of Sex7 , cet ouvrage majeur prend la forme d’un traité de sexologie et condense les travaux à l’origine du tournant anthropologique, auquel ont participé les anthropologues Edvard Westermarck, Edward Burnett Tylor, Herbert Spencer, Lewis Henry Morgan, ou encore Havelock Ellis, fondateur de la sexologie. Ces derniers prennent le contrepied des analyses issues de la médecine et de la psychanalyse pour introduire la sexualité dans le champ de la recherche scientifique. Ils concurrencent au passage l’hégémonie dominante des écrits scientifiques médicaux sur la sexualité. Cette tension entre le savoir anthropologique et le savoir médical sur la sexualité se poursuit durant toute la première moitié du XXe siècle. Si la médecine et la psychiatrie bénéficient d’une forme d’hégémonie sur le savoir scientifique, les anthropologues, les ethnologues et mêmes parfois certains médecins et psychiatres remettent en question le manque d’objectivité scientifique de ces travaux. En conséquence, le tournant anthropologique est majeur puisqu’il inaugure les prémisses du décentrement de la sexualité, et de l’homosexualité, non plus comme objets des sciences médicales et psychiatriques, mais comme objets étudiables avec les sciences sociales. Avec W. I. Thomas, le sociologue Florian Witold Znaniecki est un autre fondateur de l’École de Chicago. La collection The Polish Peasant in Europe and America8 de 1918 à 1920, marque leur rôle dans l’établissement de recherches urbaines basées sur des observations de terrain. En somme, ces premiers travaux sont extrêmement importants puisqu’ils sont à l’origine du tournant théorique visant à réhabiliter l’homosexualité comme objet approprié pour les sciences sociales après la seconde guerre mondiale jusqu’aux années 1960.
Des travaux marginaux sur la sexualité sans focalisation sur l’homosexualité
Si les précédents travaux d’anthropologie et d’ethnographie occasionnent une transition intellectuelle majeure, il ne faut pas oublier leur marginalité au moment où ils sont publiés. Aux États-Unis et ailleurs, les départements d’anthropologie et de sociologie loin d’encourager le développement de travaux sur la sexualité, obstruent le développement de la discipline en invoquant des principes d’ordres moraux. De fait, dans les années 1920 et 1930, et ce jusqu’à la seconde guerre mondiale, l’ethnographie urbaine se poursuit à Chicago, sans focalisation spécifique sur l’homosexualité. Ernest Burgess et Robert Ezra Park sont les sociologues à l’origine de la première École de Chicago, ils participent à l’invention d’une nouvelle méthodologie en sciences sociales consistant à croiser les enquêtes de terrain à l’analyse universitaire. Cela leur permet notamment d’observer, dans The City9 , l’existence de populations spatialement organisées et socialement reconnues autour de sexualités qui sortent de la norme. Leurs étudiants ne focalisent pas plus qu’eux leurs travaux sur l’homosexualité, mais laissent en héritage un grand nombre de données sur les sexualités contemporaines pour les futurs chercheurs. Les Français sont quasiment absents de tels travaux dans l’entre-deux guerres, à l’exception de Claude-Lévis Strauss en anthropologie dont le travail intellectuel permettra un travail sociologique renouvelé, et plus largement une refonte des méthodes de la recherche en général. 1.3) Vers un changement de paradigme après la guerre : l’homosexualité en question Vers les années 1950, l’émergence de la doctrine structuraliste en sciences humaines et sociales porte les aspirations conceptuelles du renouvellement théorique de l’homosexualité. Ce mouvement, entendu comme modèle théorique qui organise en système l’objet étudié, privilégie l’étude des relations des unités élémentaires du système. D’inspiration holiste, ce mouvement pluridisciplinaire privilégie l’étude des communautés, divisées comme catégories en sciences sociales. Dans ce système, chaque individu a une place prédéfinie et représente sa catégorie d’appartenance sans individualité aucune. En France, Claude-Lévis Strauss initie l’anthropologie structurale en appliquant à cette discipline des principes holistes. On peut dès lors tirer un parallèle avec les travaux d’anthropologie américains qui consistent, déjà dans l’entre-deux guerres, à l’observation spatiale des communautés sexuelles et leur mise en réseau.. Il s’agit là d’un des premiers éléments préparant à la reclassification de l’homosexualité comme objet des sciences sociales, l’accent se déplace sur le groupe et ses structures, et non plus l’individu particulier. Il est aussi possible d’observer les débuts de la transition de la sexualité depuis l’anthropologie vers la sociologie avec les premières grandes enquêtes de sociologie. C’est déjà Alfred Kinsey qui, au sein de l’Université de l’Indiana publie deux études descriptives sur le comportement sexuel de l’homme et de la femme, abordant ainsi les expériences homosexuelles10. En France, c’est le médecin Pierre Simon qui mène la première enquête sur la sexualité des Français11. Ces études, caractéristiques du développement de la sexologie, ancrent la sexualité comme objet des sciences sociales. Abordant secondairement l’homosexualité, elles permettent tout de même de la traiter sous l’égide des sciences sociales et non plus de la médecine. La transition de l’anthropologie vers la sociologie permet de comprendre le déplacement du regard théorique sur l’homosexualité. Par ailleurs, le développement d’une « proto-sociologie de la déviance » dans les années 1950, participe de cette transition. Parallèlement au travail de Magnus Hirshfield en médecine visant à étudier la sexualité humaine sur des bases scientifiques et non morales, ces sociologues critiquent les précédentes études anthropologiques et ethnographiques qui partaient du principe subjectif que l’homosexualité est une déviance. Ils cherchent à déconstruire les catégories de déviances en adoptant autant le point de vue de ceux qui sont considérés comme déviants, que de celui des instigateurs de normes, et montrent les processus par lesquels ces populations sont moralement assimilées à la déviance, et construisent en retour des subcultures alternatives. Dans le milieu de la recherche, les travaux pionniers sur la sexualité et l’homosexualité en sciences sociales sont bien plus importants aux États-Unis qu’en France dans la première moitié du XXe siècle. On peut envisager cette différence par les réticences arborées par le milieu universitaire français, tandis qu’aux États-Unis plusieurs institutions abritent les figures qui occasionnent l’intégration de l’homosexualité au champ des sciences sociales. Pour ne citer que les plus connues, on retrouve : le département de sociologie de l’Université de Chicago avec John Gagnon et William Simon12, Albert Reiss13, William Westley14, Howard Becker15 , Erving Goffman16 ; l’UCLA en psychologie avec Evelyn Hooker17 et l’Université d’Indiana avec Alfred Kinsey. L’établissement de l’homosexualité comme objet d’étude légitime dépend conjointement des vocations personnelles des chercheurs, ainsi que des fonds accordés par les institutions universitaires ou des fonds privés alloués à la recherche. Le Kinsey Institute fondé en 1947 par Albert Kinsey, associé à l’Université d’Indiana devient par exemple le lieu majeur de redéfinition des déviances sexuelles. En France, les fonds alloués aux recherches sur l’homosexualité sont inexistants, ce qui oblige les premiers chercheurs à trouver d’autres alternatives de financement. Ces éléments nous permettent d’appréhender le changement de paradigme, ils ne sont pas tous directement liés à l’homosexualité, mais sont pourtant au cœur de sa redéfinition et de sa refonte parmi les sciences sociales.
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