En Syrie, les discours et les pratiques tant des religieux que des laïcs chrétiens témoignent d’une tentative tout à fait originale de revendication de l’antériorité de la présence chrétienne par rapport à la majorité musulmane sur le territoire national. Celleci s’inscrit dans une armature historiographique complexe dont la pierre angulaire est le renouveau monastique et l’inscription territoriale des Églises. Dans cette construction historique singulière, le passé est réinventé dans son rapport au présent et sous tend l’idée de l’existence d’un territoire communautaire en formation.
Les monastères construits ou reconstruits et rénovés par les Églises grecque orthodoxe et catholique ainsi que syriaque orthodoxe et catholique inscrivent fortement ces dernières dans le paysage syrien, en leur donnant un véritable ancrage territorial. En effet, ces bâtisses imposantes, avec leurs multiples croix bleues illuminées la nuit, se démarquent nettement. Les prélats des Églises qui autorisent leur édification , les moines et les nonnes qui y vivent ainsi que les chrétiens qui les visitent voient dans ces lieux – y compris ceux qui ont été construits lors de ces trente dernières années – la preuve de la présence multiséculaire du christianisme en Syrie. Selon eux, ces lieux témoignent de l’origine chrétienne du territoire syrien.
Construction d’une histoire nationale
Afin de présenter le contexte syrien, je m’appuierai ici sur le travail particulièrement sérieux et documenté de S. Valter (2002) au sujet de la construction nationale syrienne. Selon lui, cette dernière est fondamentalement basée sur une «progressive territorialisation de l’identité syrienne avec prédominance de l’élément arabe et gommage des différences religieuses » (op. cit. : 30). La présentation des analyses principales de Valter, dans cette première section, va en effet ultérieurement nous permettre de mettre en perspective et d’éclairer la manière dont est pensée et élaborée l’histoire syrienne par les chrétiens dans l’histoire nationale syrienne construite par le pouvoir syrien.
Le territoire syrien est au cœur de revendications politiques et symboliques importantes dans la construction nationale. Comme l’a montré S. Valter, les notions de « syrianité » et de territorialité sont fortement mobilisées dans la construction de l’histoire nationale qui tend, dans l’ensemble, à gommer les différences religieuses, même si le pouvoir peut parfois en jouer et ne s’en prive pas.
Dans le discours officiel, certaines périodes historiques sont alors volontairement passées sous silence. C’est en particulier la période islamique, pourtant longue de plus de 700 ans, qui est ainsi éludée dans sa quasi totalité . Son évocation constituerait en effet une valorisation de l’islam sunnite et une entrave au projet d’unité nationale, tel qu’il est pensé depuis l’arrivée au pouvoir en 1970 de la minorité alaouite et de Hafez Al-Asad .
Si l’islam n’est ainsi pas reconnu dans sa dimension historique avérée de califat et d’institution de pouvoir, il est néanmoins valorisé dans sa dimension culturelle. Il n’est certes pas décrit comme fondateur dans l’histoire de la nation syrienne, mais cette référence ne peut pas non plus être purement et simplement évacuée (80 % de la population syrienne est sunnite). Dans ce cadre, en dépit de leur origine religieuse hétérodoxe, les Alaouites revendiquent et affirment leur pleine appartenance à l’islam. Ils s’efforcent même d’en donner des gages afin de contrer les attaques théologiques des sunnites concernant leur divergence dogmatique. Au début de son accession au pouvoir, le président syrien Hafez Al-Asad par exemple demanda à l’imam chiite libanais Musa Sadr, une figure charismatique de sa communauté, un document attestant de l’appartenance de la communauté alaouite à l’islam chiite duodécimain . Un peu plus tard, par l’intermédiaire d’un émissaire sunnite – le shaykh Kaftaru, mufti de la République arabe syrienne en voyage en Iran – il aurait également demandé à un ayatollah la reconnaissance publique de l’appartenance des Alaouites à la famille chiite duodécimaine. Ces deux tentatives furent un échec .
La mention de l’appartenance du Président de la République arabe syrienne à l’islam figure en réalité dans la constitution contemporaine du pays. Chaque année, le jour célébrant la fin du jeûne du ramadan, le président va ainsi prier à la mosquée des Omeyyades de Damas, filmé par les caméras de divers médias syriens qui retransmettent ces images en direct sur les chaînes nationales. Dans la même perspective d’allégeance des Alaouites à un islam « orthodoxe », notons aussi que de nombreuses mosquées supplémentaires ont été construites dans la région du Djabal alAnsariyeh (la région d’origine de la minorité alaouite) à partir des années 1970 . En dépit de ces efforts de la part du pouvoir, l’hétérodoxie dogmatique des Alaouites demeure pourtant un élément qui sert la contestation sunnite contre la légitimité de ces derniers à gouverner le pays. Pour se défendre, la stratégie du pouvoir est alors de minimiser le rôle de l’islam dans sa composante religieuse : « Le régime est en ce sens obligé de valoriser, par son discours historique, la composante islamique de l’identité syrienne, mais en reléguant l’islam au rang d’élément culturel et non strictement religieux pour mieux le neutraliser. » (op. cit. : 54) Dans ce cadre, des historiens et des archéologues enseignant pour la plupart à l’université de Damas, des érudits locaux ainsi que certains hommes politiques qui s’emploient à élaborer l’historiographie nationale mettent en avant l’identité arabe plutôt que musulmane des Syriens, insistant sur la notion d’ « arabité » plutôt que sur celle d’islam. Pour cela, ils mobilisent de façon centrale la référence au passé antéislamique du pays. En mettant en exergue l’arabité des Syriens plutôt que leur appartenance massive à l’islam, en valorisant l’histoire millénaire du pays et en faisant idéologiquement « coïncider, non sans ambiguïtés, l’histoire avec le territoire national » (op. cit. : 9) afin d’ancrer l’État syrien – pourtant historiquement récent – dans une histoire longue, le but des acteurs du pouvoir est d’ainsi mieux gommer les différences religieuses et les revendications communautaires importantes de cette population plurielle. La construction de l’identité nationale syrienne passe donc essentiellement par son ancrage dans le territoire et l’arabité de son peuple, concepts hérités du mouvement politique et idéologique du syrianisme, né il y a un peu plus d’un siècle, au début du lent déclin de l’Empire ottoman. Butrus al-Bustani (1819-1883) – intellectuel chrétien originaire de la montagne libanaise – fut l’un des premiers grands penseurs à mettre en avant l’idée d’un certain patriotisme syrien et d’une culture proprement arabe, fondant celle-ci sur l’usage de la langue arabe. En mettant ainsi l’identité arabe au premier plan, il visait déjà à reléguer à un second plan, voir à la « nier », les différences religieuses et linguistiques, constitutives de la population de la région, aujourd’hui comme hier. Dans ce dessein, Butrus al-Bustani fut « l’un des premiers penseurs du siècles derniers à réemployer le terme géographique de Sûriyâ / Sûriyya [Syrie], tombé en désuétude » (op. cit. : 76), donnant alors à ce terme une signification moderne susceptible de supporter son projet politique nationaliste . Le territoire syrien n’est pourtant pas à l’époque encore bien défini géographiquement. Les limites territoriales de la Grande Syrie sont ainsi dessinées par les nationalistes arabes : de l’Euphrate à la Méditerranée et du désert d’Arabie à l’Anatolie .
Aujourd’hui encore, il existe un certain flottement dans la détermination des frontières syriennes. En effet, en dépit de la naissance au cours du XXe siècle des Étatsnations voisins (Turquie, Irak, Liban, Israël, Jordanie), l’idée de la Grande Syrie (englobant une partie de chacun de ses voisins) reste une référence fondatrice dans le discours historique national contemporain. L’entretien de ce mythe politicogéographique permet aux autorités du pays de maintenir une position politique forte et de refuser symboliquement la partition étatique de la région issue de la chute de l’Empire ottoman et des mandats français et anglais sur la région. Cette stratégie leur permet également de s’ériger en seules véritables gardiennes d’une conscience arabe nationaliste.
Néanmoins, ce positionnement politique panarabiste de la Syrie qui la conduit à contester sur un plan politique ses propres frontières géographiques, pose une question importante : comment, dans l’historiographie, élaborer l’idée d’une nation circonscrite à un territoire délimité sans pour autant trahir une vision panarabe, référence originelle fondamentale de la République arabe syrienne ? Selon S. Valter, il s’agit là d’un obstacle symbolique que le discours historique contemporain n’est actuellement pas en mesure de surmonter.
On s’aperçoit donc que cette unité nationale syrienne pensée au travers d’un certain sécularisme et de l’idée d’une patrie (wat)an) attachée à un territoire n’est pas d’emblée évidente. Sa réalisation pose de nombreux problèmes. Pour les résoudre, l’historiographie opte pour un profond retour en arrière dans le passé syrien, jusqu’aux origines de la Syrie (dans son acception géographique la plus floue) et de son peuplement. Se pose alors la question de savoir qui sont les Syriens et qui sont les Arabes. Par un habile effet de glissement entre les termes, qui dans ce cadre paraissent interchangeables, la « syrianité » désigne en même temps l’origine ethnique du peuple du territoire syrien et les origines de ce dernier considéré comme une terre arabe. De cette façon, il s’agit là encore de neutraliser la référence islamique dans la composition du peuple et du territoire au profit de l’origine arabe (ou sémitique) des Syriens.
Ainsi, c’est au moyen de raccourcis historiques vertigineux que les historiens et érudits locaux élaborent l’idée de l’arabité des Syriens depuis des temps aussi reculés que ceux des Araméens ou des Assyriens . Pour cela, le discours historique national insiste notamment sur l’arabité des Araméens et le rôle important de ces derniers dans la formation de l’identité syrienne : « L’apport araméen et arabe […] aida à la naissance d’un peuple syrien mélangé aux composantes babylonienne, assyrienne, cananéenne et araméenne. » .
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