HISTOIRE ET PROGRES CHEZ KANT
GENÈSE ET SOURCE DE LA PHILOSOPHIE KANTIENNE DE L’HISTOIRE
Les différents sens du terme progrès humain
Traversant les époques, le sens de progrès du genre humain semble être équivoque. Ainsi voit-t-on le sens qu’il incarne dans l’Antiquité ; ici le progrès ne s’entend pas forcément comme une marche en avant vers le mieux du genre humain. Il semble renvoyer au désire de la réalisation d’une cité parfaite, ainsi que nous pouvons le sous-entendre avec Bernard Duquesne. Dans la pensée religieuse par contre, et dans le christianisme en particulier, la marche en avant s’évalue en fonction de la réalisation de la communauté éthique qui, à la base, semble être fondée en raison. Par conséquent, la véritable philosophie de l’histoire aurait commencé avec saint Augustin qui, en séparant la cité terrestre de celle de Dieu, étudie le sens de l’histoire humaine.
Le progrès humain dans l’Antiquité
Parler de progrès moral dans l’Antiquité ne nous inspire aucune idée du sens de progrès que nous pouvons avoir de nos jours. Néanmoins, l’on peut l’entendre au sens d’une meilleure organisation de la vie dans les cités. C’est-à-dire comme plan de recherche d’une bonne organisation des affaires de la cité et surtout de la garanti de la justice. Autrement dit ce progrès va consister à établir une cité idéale. D’ailleurs, dans son article, « Platon et le sens de l’histoire », Bernard Duquesne soulève la question de savoir ce qui relance, pour Platon, le cours du monde humain. Selon lui, il faudrait un citoyen apte à accélérer ou à retarder les événements. La solution pourrait aussi sortir d’une simple action « d’un roi philosophe capable d’accomplir le processus en restaurant la justice » . C’est pour cette raison, souligne-t-il, que : Le Gorgias a établi que la mauvaise copie (eikon) de la cité qu’est l’Athènes historique met le citoyen à la croisée des chemins : la cité peut devenir un simulacre (eidolon) si elle écoute Calliclès, comme une bonne copie (mimema) si elle écoute Socrate, si elle comprend enfin ce « connait-toi toi-même » de l’oracle qui l’invite à se sauver elle-même et que Socrate lui a rendu compréhensible. » A la lumière de cette citation, nous découvrons le dilemme dans lequel est plongée la cité. Soit elle suit les pas du roi philosophe si elle aspire à la concorde ou à la justice de sa cité ; ou bien elle opte pour la continuité synonyme de mauvaise copie (l’Athènes historique, dans le texte ci-après cité.) Par ailleurs, souligne Cordell, le stagirite dans son désir d’établir un gouvernement idéal, apte à garantir le progrès de sa cité, se livre à une comparaison entre le gouvernement d’une multitude et celui d’un seul homme ; et discute la question de savoir qui serait plus exposé à la corruptibilité. Il est bien évident de trancher en faveur de la multitude qui, en principe, sera plus difficile à corrompre qu’un seul homme. C’est ce qui explique, selon le stagirite, que : L’aristocratie, c’est-à-dire le gouvernement de « tous les hommes de bien [agathoi andres] (quand ils sont) majoritaires », « serait plus souhaitable [hairetôteron] qu’une royauté pour les cités ». La royauté présente en outre une difficulté particulière lorsqu’il s’agit des héritiers : même si un homme excellent devient roi, ses enfants ne seront pas nécessairement aussi excellents que lui, et « ils deviennent ce que certains sont devenus, ce sera désastreux. On ne peut pas s’attendre non plus à ce qu’un roi ne transmette pas son pouvoir à ses enfants : cela « excède la vertu de l’humaine nature »33 . Ainsi voit-on l’inaptitude de la royauté à diriger justement la cité. Elle est imbue de corruptibilité. Selon Aristote, le gouvernement de la multitude serait donc mieux en accord avec les objectifs de l’idéal visé : la concorde, la justice. Nous expliquons tel que Crystal Joan Cordell analyse les propos du livre lll de la Politique d’Aristote, dans son article « La science politique d’Aristote : l’architecture de l’action ».
Le christianisme témoin du progrès
Le christianisme comme religion révélée inspire l’idée de communauté éthique organisée autour d’un ensemble d’enseignements moraux. La légitimité de parler de son progrès se dévoile si nous revisitons le contexte de sa naissance. Selon Kant, le progrès dans le christianisme s’affirme en sa substitution au judaïsme. Dans le christianisme, le principe est tout autre nouveau. Il est différent de celui du judaïsme. Cette différence tient au fait que la religion chrétienne soit une religion morale à la différence du culte des anciens, ainsi que le fait comprendre Kant. Le sermon sur la montagne, un passage de la bible, illustre parfaitement ces propos ; nous pouvons y lire : Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens : tu ne tueras point, celui qui tuera mérite d’être puni par les juges. Mais moi je vous dis que quiconque se met en colère contre son frère mérite d’être puni par les juges ; que celui qui dira à son frère : raca ! Mérite d’être puni par le sanhédrin… . D’après l’auteur de La Religion dans les Limites de Simple Raison, cette parole d’Évangile témoigne du remplacement de l’enseignement de Jésus, symbole de la nouvelle religion, à celui de Moise prophète du judaïsme. Cette nouvelle croyance fonctionne sur les principes de l’universalisme. Il n’y a ici aucune restriction possible. Elle est ouverte à tous. A la différence du judaïsme dont le principe demeure le strict respect des statuts et appartenant à un peuple restreint, la nouvelle foi se veut universelle. Elle s’est constituée, explique le philosophe, autour de la pierre angulaire d’un maitre de l’Évangile qui se présentait comme envoyé du ciel. Selon Kant, les enseignements du maitre de l’Évangile ont consisté à apprendre à gagner le royaume de Dieu en élevant non seulement son âme et en cultivant sa moralité35. Il indique en outre que c’est ce qui fut les enseignements de jésus à ses disciples. Ces derniers devaient non seulement se cultiver à gagner le ciel et à faire découvrir à d’autres le royaume céleste de Dieu le père. Il explique que Jésus avait non seulement indiqué à ses disciples comment gagner le ciel par le biais d’intentions moralement bonnes, mais aussi à penser à la massification de la communauté animée de bonnes intentions, afin d’en arriver à l’union du genre humain dans son ensemble. Ainsi, continue-t-il dans ses élucidations, conformément aux exigences de la vraie religion le principe n’est plus de chanter les louanges de Dieu ni de savoir tout ce qu’il a fait pour rendre agréable la vie des humains. Il faut plutôt bien se conduire afin d’être agréable à La sainte BIBLE, Nouveau testament, MATHIEU, chap. 05 ver.21 à 22. 35 KANT Emmanuel, La Religion dans les limites de la simple raison, op.cit. P.135. 16 Dieu. Pour se faire, l’homme doit se conduire de manière raisonnable selon les exigences morales ; la religion reposant sur l’entendement. Elle constitue en fait la source du bon principe qui serait témoin de la présence du royaume de Dieu en nous ; elle constitue en ce sens ce sur quoi repose tous les principes qui participent à la création du royaume de Dieu. Pour se faire, les hommes devraient se constituer en une communauté éthique où une seule et même fin est visée : la formation d’un corps commun présidé par des lois morales. C’est d’ailleurs dans ce sens que Jean-Louis Bruch, dans son livre La Philosophie religieuse de Kant, précise que la constitution de cette communauté éthique ne relève pas de l’ordre de l’individu humain ni même de la communauté entière. Selon lui, ni l’individu ni l’association des individus ne peuvent pas par eux-mêmes constituer la communauté éthique ; celle-ci relevant du pouvoir d’un Être supérieur36 . Selon lui, c’est à partir de la communauté éthique que se forme l’église invisible à la tête de laquelle réside le gouvernement divin. C’est d’ailleurs ce qu’explique Kant quand il traite la communauté éthique de « corps commun sous des lois morales »37. Il dit de ce « corps » qu’il est le royaume de Dieu. D’après lui, ce « corps » se manifestant sous des formes humaines, Constituera la religion qui, par le moyen de l’église s’ouvre à tout le monde ; devenant ainsi publique. En se fondant sur le bien moral, l’église se veut comme fondateur un Être suprême selon les principes duquel, les actions des hommes appartenant à la communauté éthique seront jugées de morales. Ainsi, poursuit Kant, dans ses éclaircissements, les devoirs des hommes seront pris « comme des commandements divin » car étant tous des citoyens libres du royaume de Dieu. Par conséquent, « la pure religion de la raison aura pour serviteur (sans qu’ils soient des fonctionnaires) tous les hommes bien intentionnés.»38 Cette petite citation nous enseigne que le culte de Dieu est un culte moral. Par ailleurs, dans son article « Le bonheur : esquisse philosophique… », JeanBernard Paturet analyse la rupture du christianisme d’avec non pas le judaïsme mais d’avec la Grèce Antique sur la question du bonheur. Il établit son analyse de la rupture en partant de la définition du bonheur qu’il distingue d’emblée du plaisir. Il définit le bonheur comme un état de satisfaction et de plénitude : c’est l’eudémonisme ; là où le plaisir est de l’ordre de satisfaction sensible : c’est l’hédonisme39. Selon Paturet, Épicure est l’illustre représentant de cette dernière doctrine. Ce dernier, tout en établissant le vrai bonheur dans la « paix de l’âme », pense que « le plaisir est primitif et naturel chez tous les êtres vivants ». Or, pour son disciple Lucrèce, le bonheur est la « paix profonde » dont l’acquisition demande de la part du sage une distinction entre les désirs qui sont ni naturels ni nécessaires, ceux qui sont naturels sans être nécessaires et ceux qui sont naturels et nécessaires40. Pour Lucrèce ce que le sage doit viser dans ce contexte c’est nécessairement la maitrise de soi en se contentant aux désirs naturels et nécessaires. Cependant, précise Paturet, avec l’avènement du christianisme, le principe est tout à fait nouveau. Ce dernier ne place plus le bonheur dans ce bas-monde en raison de la condition pécheresse de l’humanité. Ce bonheur réside donc dans l’Au-delà. Il «…est donc [ainsi que le déclare Paturet] une promesse obtenue consécutivement à une conduite conforme aux attentes de l’Évangile, au souci de l’autre, et à l’amour de Dieu… » Pour l’atteindre, il faut au préalable répondre conformément aux exigences de l’Évangile
Saint Augustin, esquisse d’une vraie philosophie de l’histoire
Savoir si le genre humain progresse, régresse, ou stagne n’est pas une récente préoccupation des philosophes, selon Max Rouché. Ainsi, affirme-t-il : «la première philosophie de l’histoire du genre humain considéré dans son ensemble est d’inspiration chrétienne et eut pour auteur un saint en personne : c’est la cité de Dieu de saint Augustin » 42 . Vouloir la replacer strictement au tout début des formes de pensées écrites (dans l’Antiquité), est un pur anachronisme, ainsi que nous le fait croire James Lindsay. En effet, comme il l’écrit justement : Ce n’est pas sans bonnes raisons qu’Ozanam voit dans le grand ouvrage de saint Augustin De civita Dei le premier sérieux effort en vue de produire une philosophie de l’histoire. Ni Tacite, ni Thucydide, ni Aristote, ni Platon ne découvrirent de loi véritables au progrès historique de l’homme et de la société : à Augustin le Premier il appartient de la formuler. Autrement dit la philosophie de l’histoire aurait véritablement commencé avec la cité de Dieu de saint Augustin. La thèse morale qui apparait dans le livre d’Augustin se découvre. A en croire ce dernier, Augustin conçoit que « le mal n’eut jamais existé » si la nature ―variable, quoi que bonne― « ne s’était couverte de mal par le péché ». C’est dans cette ambivalence de l’homme qu’Augustin cherche la cause du péché. L’ambivalence en soi, pense-t-il, n’est pas mauvaise ; par contre elle explique entièrement pourquoi l’homme est apte à faire le mal. Ainsi, clarifie Lindsay : La possibilité du mal trouve ainsi sa racine profonde dans la variabilité de la créature. Et pour parler de la vision béatifique, augustin enseigne que le dernier acte de liberté consistera dans un libre vouloir qui ne pourrait constituer un péché ; le libre arbitre sera « incapable de péché » ; alors même que pendant cette vie il n’est qu’une faculté « capable de ne pas pécher »45 . Par ailleurs, rapporte Henri Teissier dans son article La cité de Dieu d’Augustin et de quelques autres, saint Augustin avait orienté ses investigations vers l’évolution collectives de la communauté des hommes ; il ne s’est juste pas posé la question du devenir individuel des hommes. Il a conçu le destin de l’histoire du genre humain dans une perspective holistique. « Le théologien carthaginois compare la marche de l’humanité à une caravane, l’humanité avançant pour lui dans son ensemble comme une caravane »46 , annonçait Hammami. Et son procédé a consisté à situer « la cité de Dieu » par rapport à « la cité terrestre ». Pour mieux situer l’esprit des lecteurs ou pour faciliter la compréhension, Teissier tient à préciser que : Augustin, évidemment, n’a pas été la seule personne à s’interroger sur le sens de l’histoire humaine, ni même le seul croyant à chercher la signification de cette histoire lorsqu’on veut la placer sous le regard de Dieu. Il n’a pas été non plus le seul penseur à évoquer une cité idéale. Il l’a fait sur la base de sa foi chrétienne. D’autres l’on fait à partir d’une réflexion de philosophie politique ou morale, ou sur la base de leur foi musulmane.47 Chez Augustin, en particulier, il suffit juste d’établir la différence qu’il soulève entre l’amour de soi et l’amour de Dieu, ainsi que le suggère Teissier ; Comme il l’écrit justement : « deux amours ont bâti deux cités : celle de la terre par l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, celle du ciel par amour de Dieu jusqu’au mépris de soi. »48 Somme toute, l’histoire d’augustin bien qu’elle soit fondée sur Dieu et prend, en certains sens terme en lui, ne se réduit pas strictement à une simple théorie. Il s’agit bien de l’histoire humaine, rassure Teissier.
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