Histoire et mémoire diasporiques dans la fiction de
Caryl Phillips
Les mécanismes de l’exclusion raciale et sociale
Avant d’aborder l’analyse thématique, il serait peut-être pas inopportun de clarifier un certain nombre de notions : exclusion, oppression et discrimination raciale. En explorant les mécanismes de l’exclusion, Stanley J. Tambiah, professeur d’anthropologie, souligne que : Exclusion involves the participation in or incorporation of migrants only into selected and marked-off sectors of the host society. Migrants are denied access to other areas, mainly through legal mechanisms. […] Exclusion in a negative sense favors the formation of enclaves of ethnic groups experiencing a deep sense of discrimination and liminal existence. Integration, the third type of incorporation, involves positive two-way processes of mutual accommodation between migrants and their host society. Les effets conjugués de la pauvreté, de l’exclusion et de la marginalité sapent le moral du Noir, qui acquiert le statut de boucémissaire dans la société américaine. Richard Wright, qui l’a bien compris, dénonce l’oppression dont celui-ci est victime dans sa préface à Panafricanisme ou Communisme. La prochaine lutte pour l’Afrique (1960). Il fait observer que l’homme noir se trouve dans une situation étrange ; c’est une perspective, un angle de vision tenu par les gens opprimés, c’est une perspective de gens qui regardent de bas en haut. […] L’oppression opprime, et c’est de cela que les Noirs, constamment opprimés pendant des siècles, ont conscience, – leur oppression est devenue une tradition voire, une espèce de culture (1960 : 11). Analysant, avec lucidité, la société américaine contemporaine, Martin Luther King Jr souligne les multiples aspects que revêt la discrimination raciale. Il livre les incertitudes et les désenchantements du Noir, qui, un siècle après l’émancipation, vit dans ce qu’il qualifie de 195 “lonely island of economic insecurity in the midst of a vast ocean of material prosperity”. Phillips aborde la question très complexe de l’exclusion raciale et sociale dans “The Cargo Rap”. Au travers du personnage de Rudi, un activiste noir qui adopte la posture du révolté, l’auteur s’attaque aux valeurs émoussées de l’individualisme occidental et montre comment l’imaginaire de la peur de l’Autre se construit. En plongeant dans le passé, Rudi fait remarquer que l’oppression des Noirs, qui se manifeste par l’exclusion sociale et la discrimination raciale, a duré des siècles. Il emploie, à dessein, l’expression “the wretched of the earth” (HG, 66), une référence symbolique au titre de l’ouvrage de Frantz Fanon Les damnés de la terre (1968), pour exprimer la souffrance et le désespoir noirs. Conscient des difficultés qui assaillent le Noir, Rudi condamne la persistance des préjugés de race et adopte une attitude rebelle. Il brandit, en effet, l’étendard de la révolte contre l’accaparement du pouvoir par les Blancs et condamne la marginalisation du Noir. Avec lucidité, il reconnaît que : This is the nightmare of my life. Out there I acted and had no time for meditation. Here I meditate but I have no way to act. It is in the interplay of the two that one creates the whole man. I now recognize this and feel stronger and better prepared for what remains of life’s struggles. […] What about action? What about marching and protesting and burning and shooting a few people? […] I am a man who demands action! (HG, 114). Rudi manifeste son désir de traduire sa colère en action et exprime son vœu ardent de voir le Noir refuser le statut marginal qui lui est imposé. L’impasse sociale, culturelle et politique dans laquelle celui-ci est plongé, rend illusoire sa quête du bonheur. Par la voix de Rudi, un personnage au tempérament combatif, Phillips entrelace, avec facilité, la condition du Noir dans la société américaine. Rudi affirme que : “I am a captive in a primitive capitalist state” (HG, 66) et utilise l’expression “a 196 plantation society” (HG, 67) pour souligner le caractère oppressif de cette société ainsi que la détresse psychologique et morale que le Noir vit. Ayant reçu la pauvreté en héritage, Rudi a le sentiment d’être précipité dans un monde cauchemardesque, d’où il faudra qu’il sorte. La prison, qui est la représentation métaphorique de l’exclusion noire, apparaît comme une épreuve initiatique. Elle nourrit son indignation, accentue son angoisse et son désir de subvertir l’image du Noir dans le discours du Blanc. L’appel à la révolte, la seule véritable action contre l’injustice, montre le désarroi de Rudi mais aussi son ambition de renverser l’opinion généralement admise que le Noir se contente de subir l’oppression. Pour comprendre la dimension subversive des lettres de prison de Rudi, il convient de saisir le contexte social et politique des années 68, marqués par la lutte pour les droits civiques. 4 Ce personnage, qui exprime sa réalité propre, jette un éclairage sur le processus complexe de marginalisation du Noir. Issu d’une classe sociale défavorisée, Rudi prend conscience de la nécessité de traduire en mots ses désillusions. Il se considère comme un témoin privilégié de la souffrance noire. La force de sa révolte intérieure transparaît dans ses lettres, émaillées de sentiments de frustrations et d’amertume. Sa méditation désabusée sur le destin du Noir, sur son désespoir grandissant, montre sa sensibilité à la souffrance de sa race. Rudi s’attaque au mythe de l’Eldorado, prend ses distances par rapport au rêve américain et dénonce l’exploitation du Noir. Il s’écarte, cependant, de la posture victimaire, une sorte de renoncement à soi. La prison de Max Row “a high-security barracoon” (HG, 66), que Rudi appelle d’ailleurs “Belsen” (HG, 69), est un univers angoissant, voire avilissant. Cette prison de haute sécurité joue un double rôle dans 197 “The Cargo Rap” : elle exacerbe la colère de Rudi mais lui permet aussi d’affirmer son individualité. La référence à l’holocauste juive, notamment au camp d’extermination de Belsen Belzec, créé en Pologne en 1941, où disparurent environ 600.000 personnes, est très significative. Elle témoigne de la volonté de Rudi de convoquer l’histoire croisée des Noirs et des Juifs. Alain Coutte souligne, en effet, que les Noirs, qu’Hitler appelle les « bâtards de la Rhénanie » (enfants de soldats noirs et de femmes allemandes), sont la première cible de la discrimination nazie.5 Immergé dans un milieu qui nie sa personnalité, Rudi s’investit dans la lecture et l’écriture, qui deviennent un exutoire à la solitude et un antidote à l’ennui. L’absence de confort matériel et le manque d’assistance morale influent sur son mental. En outre, Rudi subit l’affront répété des surveillants qu’il surnomme “The Gestapo Police”6 (HG, 127). Ces derniers exercent une violence physique et psychologique sur les détenus. Leur harcèlement continu rythme la vie en prison et suscite l’indignation de Rudi. Exaspéré par les humiliations et les intimidations, il crie sa rage et sa colère : … because I refuse to genuflect before them, because I refuse to wear the garb of humility and stretch out rug-like so that they might wipe their feet on me, it appears that I am doomed to suffer their constant visitations (HG, 106). Lieu angoissant par définition, la prison expose le détenu au mépris et aux abus de toutes sortes. Isolé, Rudi affronte seul un univers sans morale, ni loi, où l’homosexualité, les viols et la torture sont de règle. Dans son introduction à Soledad Prison : The Letters of George Jackson (1970), Jean Genet évoque, avec une grande sensibilité, le sort réservé au détenu noir en Amérique : If the prisoner is a black man captured by whites, a third threat runs through his difficult web : hatred. Not the rather vague and diffuse hatred of the social order or of fate, but the very precise hatred of 198 the white man. Here again, the prisoner must use the very language, the syntax of his enemy, whereas he craves a separate language belonging only to his people. […] In a revolutionary work written by a black man in jail, certain traces must remain, then, of the orgiastic and hate-ridden trajectory covered in an imposed solitude. 7 “The Cargo Rap” s’inscrit dans la tradition des lettres de prison des grandes figures comme Stokely Carmichael, Eldridge Cleaver8 et Malcom X, qui symbolisent l’espérance noire. Cette tradition s’articule autour d’un point essentiel : le refus du silence. L’écriture devient, ainsi, un moyen idéal pour s’évader de la réalité obsédante de la prison et entrer dans le monde libre de la réflexion. À l’instar des figures historiques citées ci-dessus, Rudi refuse de se laisser enfermer dans le silence. Il partage plusieurs affinités avec George Jackson : ardeur juvénile, indomptable désir d’affirmer la dignité noire. Dès lors, le parallèle entre George Jackson, emprisonné à Soledad Prison à l’âge de 18 ans, pour avoir volé 70 dollars dans une station d’essence, et Rudi, pour avoir tenté de voler 40 dollars, s’impose. Le parcours singulier de George Jackson, devenu le symbole du combat de tous les opprimés, un héro aussi bien pour les Noirs que les Blancs, a inspiré Caryl Phillips dans l’écriture de “The Cargo Rap”. Le désir d’apprivoiser la solitude et de conjurer le désespoir se retrouve aussi chez les intellectuels africains comme Léopold Sédar Senghor, Patrice E. Lumumba, Wole Soyinka et Ngugi Wa Thiong’O.9 L’espace libre de l’écriture a permis à ces grandes figures de la diaspora noire d’extérioriser leur souffrance et de minimiser l’effet de la claustrophobie. Il constitue, par ailleurs, un exutoire pour soulager le poids psychologique de la routine et de la monotonie. L’écriture libère de l’angoisse de l’enfermement et offre la possibilité de retrouver une cohésion interne. L’expérience carcérale est un moment d’introspection, de retour sur soi et de dialogue avec soi. Décidé à ne pas sombrer dans la dépression, Rudi s’investit dans la lecture qui l’entraîne vers un ailleurs exaltant. Il parvient, ainsi, à oublier l’anxiété et la solitude, à transcender la banalité quotidienne. En livrant les secrets de sa vie familiale, il exprime ses sentiments et désirs refoulés. La rude expérience de la prison, vécue comme une déchirure morale, brise ses rêves de jeunesse. En vérité, l’histoire de Rudi est celle d’une enfance « volée », d’une vie parcourue d’illusions perdues et de rêves avortés. À cause de la pauvreté de ses parents, qui incarnent, à ses yeux, la résignation et le renoncement, il se sent dépossédé de son droit au bonheur, promis à un destin sans gloire. Les frustrations, qui remontent à l’enfance, s’invitent naturellement dans ses lettres qui révèlent son profond désir de tourner le dos à son passé. Étouffé par un milieu social sans contours, Rudi ne fait pas l’économie d’une ironie amère en évoquant les tourments de l’adolescence. La colère qu’il exprime dans ses lettres a pour soubassement psychologique son incapacité à transcender ses origines modestes. Sa soif du bonheur matériel toujours déçue lui donne le sentiment d’une existence dépouillée. En méditant sur sa vie, Rudi se rend compte qu’elle se résume à une série de privations et de déceptions. Loin de s’apitoyer sur son sort, il analyse, avec lucidité, sa propre situation sociale et confie au lecteur ses amertumes. Il convient de souligner que le sentiment de révolte de Rudi se justifie par le fait que le calcul égoïste de la majorité blanche empêche le Noir de se valoriser et de s’épanouir. Le tableau sombre qu’il dresse de la société américaine met en relief les disparités sociales et les dangers de la discrimination raciale. Le désir impérieux de Rudi de voir le Noir se révolter, prendre en main son destin et revendiquer son droit au respect et à la dignité, explique la tonalité agressive de ses lettres et sa démarcation idéologique. 200 Analysant la situation du Noir en Amérique, René Depestre fait remarquer que : … le célèbre « Je est un autre » de Rimbaud devenait : « Je est un sous-produit anglo-saxon blanc », « Je est un sous-produit latin blanc », « Je est charbon, je est pétrole […]. Ce processus fantastique de réification et d’assimilation impliquait la perte totale de mon identité, l’anéantissement psychologique de mon être, ma zombification généralisée. Après m’avoir volé mon énergie créatrice, on me volait aussi mon passé, mon histoire, mon intégrité psychologique, mes légendes, mes plus secrètes beautés d’homme. Le travail aliéné du capitalisme rend l’homme étranger à lui-même, le travail servile imposé à l’homme noir le rendait non seulement étranger à lui-même mais hostile à lui-même, honteux de lui-même, principal ennemi de lui-même. 10 La colère du Noir, relayée dans “The Cargo Rap”, reflète à la fois le désarroi et l’espoir d’une race d’exister autrement. Les pensées de Claude McKay né à la Jamaïque, trouvent une forte résonance chez Rudi, qui refuse la posture victimaire et fait de la révolte une projection, l’unique arme contre l’injustice. Mckay prône, dans son célèbre sonnet “If We Must Die” (1922), le combat pour la justice et la dignité, et appelle les Noirs à répondre à la violence par la violence : If we must die- let it not be like hogs Hunted and penned in an inglorious spot, While round us bark the mad and hungry dogs, Making their mock at our accursed lot. If we must die-oh, let us nobly die, So that our precious blood may not be shed In vain; then even the monsters we defy Shall be constrained to honor us though dead! Oh, Kinsmen! We must meet the common foe; Though far outnumbered, let us show us brave, And for their thousand blows deal one deathblow! What though before us lies the open grave? Like men we’ll face the murderous, cowardly pack, Pressed to the wall, dying, but fighting back. Ce poème de désespoir retenu, très représentatif de l’écriture engagée de la Renaissance noire, a pour but de susciter le réveil 201 psychologique des opprimés noirs. L’appel à la révolte apparaît comme une réponse à l’injustice et à la discrimination raciale.En prenant comme point de départ sa propre expérience, Rudi expose les blessures morales que l’exclusion raciale et sociale engendre. Avec une pluralité de métaphores, il crie sa peine et hurle son désespoir. L’amertume qui se lit dans ses échanges épistolaires témoigne de son scepticisme et de sa désillusion. En effet, Rudi sonne le glas de l’Amérique, un monde au bord du précipice, miné par la haine et l’intolérance. Il dénonce, avec âpreté, le cloisonnement de la société américaine, qui établit une liaison supposée entre race et criminalité d’une part, entre race et violence d’autre part. La critique acerbe que Rudi fait de la discrimination et du racisme n’exclue pas, cependant, une remise en question de l’attitude du Noir, qui s’accommode de la position insatisfaisante qu’il occupe dans l’échelle sociale. Son effondrement moral et mental à la fin de “The Cargo Rap” contraste avec sa confiance au début de son incarcération. En caressant le rêve d’être libéré, il affiche sa détermination à surmonter l’épreuve de la prison. Mais au fil de ses lettres, le lecteur découvre un personnage meurtri, affaibli et tourmenté. Analysant l’univers carcéral, Michel Foucault souligne que le réseau carcéral ne rejette pas l’inassimilable dans un enfer confus, il n’a pas de dehors. Il reprend d’un côté ce qu’il semble exclure de l’autre. 13 “The Cargo Rap” montre les limites du régime pénitentiaire strict. Dans la prison de Max Row, l’exposition constante à la lumière, une torture physique et morale, qui a d’ailleurs endommagé la vue de Rudi, renvoie, par métonymie, à la réalité sociale américaine où le Noir est noyé dans la majorité blanche, plongé dans le chaos. Le symbolisme de la lumière met en évidence le malaise existentiel du Noir, dépossédé de lui- 202 même et victime du racisme. Il devient alors “an invisible man” pour reprendre l’expression de Ralph Ellison, parce que, d`une façon imagée, il se heurte à la cécité des Blancs. La métaphore de l’invisibilité est suggérée par le titre Invisible man (1972), roman qui explore l’exclusion du Noir, son « hibernation ». Il s’articule autour de la quête de l’identité et de la révolte contre la discrimination. Le protagoniste explique : A hibernation is a covert preparation for a more overt action. […] I’ve illuminated the blackness of my invisibility – and vice versa. And so I play the invisible music of my isolation. […]. Irresponsibility is part of my invisibility; any way you face it, it is a denial. […]. Responsibility rests upon recognition and recognition is a form of agreement. Ellison montre comment la société américaine condamne le Noir à s’autodétruire et à reconnaître sa propre incapacité à se rendre « visible ». Il manifeste sa confiance dans le combat pour la reconnaissance de la dignité du Noir, exprime sa propre conviction qu’il est possible pour celui-ci de s’intégrer et d’être reconnu comme un Américain. Ellison signale que l’invisibilité favorise le repli sur soi et la marginalité, freine l’épanouissement de la personnalité noire. Il est important de noter le dynamisme de la diaspora mouride sénégalaise, qui parvient à se rendre « visible » aux États-Unis. Les journées de commémoration de l’oeuvre du fondateur du mouridisme, Cheikh Ahmadou Bamba15 (“The Ahmadou Bamba’s Days”), constituent un grand moment de retrouvailles. New York devient le point de ralliement de la communauté mouride, qui a une conscience très forte de son identité et de son histoire. La résistance culturelle de Cheikh Ahmadou Bamba contre la politique coloniale de l’assimilation guide l’action de la diaspora mouride, un exemple d’intégration réussie. Elle conjugue enracinement et ouverture d’une part ; fidélité à la mémoire des origines et aux convictions religieuses de Cheikh Ahmadou Bamba, et adhésion aux idéaux d’intégration d’autre part. 203 Par ailleurs, les liens que les immigrés mourides nouent avec la communauté noire américaine facilitent leur insertion, les aident à comprendre les modalités d’installation et les mécanismes économiques pour une meilleure réussite sociale. Cette conception des rapports humains, conforme à la doctrine et aux enseignements du guide spirituel, permet à la diaspora mouride de se déployer dans des espaces pluriethniques, dans des aires culturelles différentes, tout en préservant son identité. Le sentiment de communauté de destin, la solidarité et l’unité autour de projets fédérateurs, sont autant d’indices qui permettent d’identifier cette diaspora, qui se distingue par sa volonté de promouvoir la culture sénégalaise. Les sensations en jeu dans “The Cargo Rap” révèlent un imaginaire mélancolique provoqué par le séjour de Rudi en prison. Les lettres adressées à sa famille laissent entrevoir sa détermination à trouver un équilibre intérieur face au désordre extérieur, à résister à l’étreinte du monde carcéral. Le ferment révolutionnaire qui s’exprime dans ses lettres traduit métaphoriquement les sentiments de révolte du Noir, victime de l’oppression raciale. Rudi ne se limite pas à proposer sa propre vision mais analyse la marginalité selon la perspective de l’exclu et dénonce les illusions que la société américaine projette sur ce dernier. À ce propos, Stokely Carmichael déclarait lors d’une rencontre du Black Power à Londres en 1970 : According to the advocates of integration, social justice will be accomplished by “integrating the Negro into the mainstream institutions of the society from which he has been traditionally excluded.” It is very significant that each time I have heard this formulation, it has been in terms of “the Negro,” the individual Negro, rather than in terms of the community. 16 En questionnant sans cesse son identité américaine, Rudi pose en termes clairs le problème de l’égalité et de la liberté. L’idéal de vie qu’il cherche à atteindre peut paraître inaccessible mais il a le mérite de 204 pousser le Noir à refuser la fatalité et le cloisonnement social, à faire reconnaître son droit à la dignité. Conscient de la nécessité de se défaire de ses erreurs de jeunesse et désireux de donner un sens à son existence, Rudi s’investit dans l’écriture. La voie qu’il emprunte pour explorer la réalité sociale américaine montre son exaspération. En dénonçant les effets pervers de la fracture sociale, il extériorise sa colère, motivée par l’injustice sociale que le Noir subit. D’ailleurs, Malcom X soulignait que : “They called me “the angriest Negro in America.” I wouldn’t deny that charge. … I believe in anger. The Bible says there is a time for anger” (1965 : 366). Rudi stigmatise le système politique américain et rejette le concept de démocratie qu’il juge inapproprié. Frustré par l’incertitude de l’identité du Noir, il transpose son expérience personnelle sur celui-ci et imprime à ses lettres une tonalité particulière. La rhétorique de protestation que ce personnage utilise laisse apparaître les sources profondes de son angoisse existentielle. En revendiquant une identité noire transcendante, il ne dissimule point son pessimisme quant au devenir du Noir, victime de la discrimination raciale dans un univers matérialiste.17 Défenseur de l’idéologie marxiste, Rudi repère, avec vigilance, les difficultés qui se dressent devant le Noir au point de vue social, et qui perturbent son équilibre moral et psychologique. Le retour sur le passé, sur les traces de l’oppression noire, lui permet de comprendre le lien entre race et exclusion. L’exclusion, une souffrance subie, freine l’impulsion du Noir qui cherche à s’affirmer. Le contexte social dans lequel celui-ci évolue l’expose à la délinquance et à la déviance. “The Cargo Rap” est un prétexte que Phillips saisit pour dénoncer le système carcéral américain où la violence et les conditions de détention 205 déplorables affectent le détenu. Par ailleurs, l’absence d’un encadrement psychologique, d’un suivi médical et d’une approche individualisée met en péril la survie de ce dernier et compromet ses chances d’une réinsertion future. Il convient de souligner la fraîcheur d’inspiration de cette section, qui présente les différentes formes d’exclusion et de discrimination. L’auteur soulève la problématique de l’épanouissement de l’humain dans le monde contemporain que L. S. Senghor décrit comme « un monde froid, cuirassé de logique » (1972 : 14). “Somewhere in England” (CR) offre à Phillips l’occasion de saisir l’actualité de la réflexion sur l’exclusion sociale dans l’ère postmoderne. L’auteur révèle, de façon subtile, la gravité de la situation que vit le Noir, sa marginalité dans l’univers du Blanc. L’hostilité de la communauté blanche envers Joyce, mariée à Travis, un soldat noir américain, témoigne de la virulence du racisme dans la société anglaise. Examinant avec recul l’imaginaire du racisme occidental, Phillips estime que : … Europe has become in the last ten years – I’m astonished – it has become more racist, and it has become an increasingly dangerous place to be, if you are the Other Voice or the Other face. 18 Le constat désabusé de l’auteur laisse entrevoir l’arbitraire du racisme et de la discrimination. Selon Fanon, le racisme boursoufle et défigure le visage de la culture qui le pratique (1969 : 39). À travers le regard de Joyce, Phillips explore l’imaginaire de l’exclusion. En projetant sa haine sur celle-ci, la communauté de Yorkshire l’enferme dans la marginalité. Dépossédée de son enfant, qui est placé dans une maison d’adoption, Joyce fait un effort quotidien sur elle-même pour ne pas sombrer dans le désespoir. Moralement affectée par la solitude, elle se rend compte que l’idéal que sa société lui impose nie son droit à la liberté et au bonheu
Racisme et marginalité
Considéré de plus en plus comme un phénomène sociologique, le racisme se nourrit de doctrines fondées sur l’idée de « race ». Le philosophe Étienne Balibar le définit ainsi : Le racisme – véritable « phénomène social total » – s’inscrit dans des pratiques (des formes de violence, de mépris, d’intolérance, d’humiliation, d’exploitation), dans des discours et des représentations qui sont autant d’élaborations intellectuelles du fantasme de prophylaxie ou de ségrégation […], et qui s’articulent autour des stigmates de l’altérité (nom, couleur de peau, pratiques religieuses). […] C’est cette combinaison de pratiques, de discours, de représentations dans un réseau de stéréotypes affectifs qui permet de rendre compte de la formation d’une communauté raciste… 19 207 Les réflexions de Balibar sur le racisme permettent de comprendre la complexité de ce concept dont l’usage courant tend à déformer le sens. Kwame Anthony Appiah distingue deux types de racisme dans son ouvrage In my Father’s House. Africa in the Philosophy of Culture (1972): “extrinsic racism” et “intrinsic racism”.20 Le thème du racisme et de la marginalité dans A Distant Shore s’inscrit dans le cadre d’événements réels et récurrents qui jalonnent la vie des Noirs en Europe. La résurgence du racisme et de la xénophobie justifie l’enchevêtrement des thèmes de l’exil, de l’exclusion et de la marginalité. Selon Jacques Delosse, la marginalité est une expression typologique d’origine sociologique qui caractérise une position sociale excentrée par rapport à celle éprouvée par la majorité et qui sert de référence à l’allégeance normative. La marge, écrit Delosse, se situe à l’interface de deux cultures, à la bordure d’espaces adjacents. La marginalité définit une situation hybride par rapport aux systèmes socioculturels et économiques fonctionnels (1991 : 437).21 Préoccupé par la virulence du racisme dans le monde occidental, Phillips analyse la psychologie de l’immigré noir et transcrit son malaise existentiel. Il relève, avec soin, les nombreux maux dont ce dernier souffre et évoque une idée importante : le non respect de la dignité du Noir. La thématique du racisme et de l’exclusion s’insère parfaitement dans la biographie de Phillips, qui puise essentiellement dans sa propre expérience pour décrire l’univers du racisme. A Distant Shore a des accents personnels parce que le thème du racisme éveille en l’auteur des résonances profondes. Son immersion, dès sa tendre enfance, à Leeds, une ville du comté du Yorkshire de l’Ouest, dans le nord de l’Angleterre, lui a permis de comprendre la souffrance de l’immigré noir. Dans une 208 interview, Phillips évoque, avec une grande sensibilité, son passé d’immigré antillais dans cet environnement social raciste : Kids in the school playground would always say “Go back to where you came from” as kids are wont to do, but the question of going back to a Third World country never seriously troubled me because I had no notion of anything else apart from Britain. […] What happened to me as a child was, the question of nationality was never important. The question of race, and class, was. 22 Il est important de noter que le racisme envers la première génération d’immigrés antillais en Grande Bretagne se pose dans les mêmes termes aujourd’hui. S’inspirant de sa propre vie, Phillips invite à réfléchir sur la tentation ethnocentrique occidentale et la rhétorique de l’exclusion, qui met en avant l’incapacité du Noir à s’adapter socialement, d’où sa marginalité. Le thème du racisme acquiert une dimension tragique dans A Distant Shore. En suivant les méandres des sentiments de Solomon Bartholomew, Phillips mesure, à sa juste valeur, le poids des préjugés qui pèse sur la conscience de l’immigré. Il manifeste ainsi une grande compassion à l’égard de ce dernier, condamné à vivre dans le renoncement. L’auteur aborde, avec réalisme et sérénité, la question de la banlieue et la problématique de l’immigration dans le contexte social et politique anglais des années 90, marqué par l’escalade de la violence et la montée en puissance du nationalisme. Dans une écriture qui prend en charge le désespoir de l’immigré noir, Phillips saisit le drame de l’immigration, les conflits et les tensions qu’elle engendre. Il soulève des interrogations multiples sur la mobilité des personnes et suscite une réflexion poussée sur l’imaginaire du racisme. Au travers du regard de la narratrice Dorothy, une femme blanche, l’auteur montre les facteurs psychologiques et socioculturels qui favorisent le racisme et la marginalité. Il repère, avec vigilance, le 209 malaise de l’immigré noir et pose le problème de l’affirmation de son identité dans un contexte de racisme. Le racisme articule deux logiques : la logique d’exclusion sociale et la logique d’exclusion raciale. Il fonctionne à l’égoïsme et freine la quête de l’altérité de l’immigré noir, qui, assimilé à l’ennemi, est rejeté. Par conséquent, le racisme doit être compris comme le refus de reconnaître la différence de l’Autre, comme la négation de son droit à la dignité. Le racisme anti-noir se lit essentiellement dans le célèbre discours d’Enoch Powell, homme politique et écrivain anglais. Prononcé au Centre politique conservateur des Midlands-Ouest, à Birmingham, le 20 avril 1968, ce discours historique montre la violence du sentiment de rejet à l’égard du Noir. Powell affirmait, avec conviction, que : There could be no grosser misconception of the realities than is entertained by those who vociferously demand legislation as they call it “against discrimination”. They have got it exactly and diametrically wrong. The discrimination and the deprivation, the sense of alarm and of resentment, lies not with the immigrant population but with those among whom they have come and are still coming. This is why to enact legislation of the kind before parliament at this moment is to risk throwing a match on to gunpowder. The kindest thing that can be said about those who propose and support it is that they know not what they do. 23 Les propos racistes d’Enoch Powell trouvent un écho chez le père de Dorothy, qui considère les gens de couleur comme “a challenge to [our] identity”. Et Dorothy de commenter: “For him being English was more important than being British, and being English meant no coloureds” (DS, 37). A Distant Shore invite à réfléchir sur l’image déformée et caricaturale de l’immigré noir, incarnée dans le regard de la communauté blanche de Stoneleigh, un microcosme de la société anglaise contemporaine. L’hostilité de cette communauté rappelle étrangement celle de Leeds, la quatrième ville d’Angleterre par sa population, où 210 Phillips a grandi. Dans ce roman, l’auteur remet en question la notion d’égalité, de démocratie et de liberté individuelle dans l’espace européen. À ce sujet, la déclaration sur la race et les préjugés raciaux à Paris, en septembre 1967, rappelle que : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Ce principe démocratique universellement proclamé est en péril partout où les relations entre groupes humains sont marquées par des inégalités d’ordre politique, économique, social et culturel. Parmi les obstacles qui s’opposent à la reconnaissance de l’égalité en dignité de tous les êtres humains, le racisme apparaît comme particulièrement redoutable. 24 Le destin tragique de Solomon montre l’arbitraire du racisme et l’impunité qui se dissimule derrière les comportements racistes. Le regard que la communauté de Stoneleigh pose sur ce personnage exprime la peur instinctive de l’Autre, le différent. Le racisme freine la spontanéité et l’épanouissement de l’immigré noir, le pousse à se poser de nombreuses questions sans réponses. Selon Ghislain Gouraige, pour le Noir, il n’y a pas de degré dans le racisme. La culpabilité retombe également et sur ceux qui en absolvent les profès et sur ceux qui diffèrent de les punir. L’injustice raciste est aux yeux du Nègre à la fois dans l’acte et dans l’impunité. Toujours selon Gouraige, il n’y a dans l’individu nègre aucune répugnance raciale. Mais il y a, à tous les niveaux de l’intelligence du Nègre, cette tragique frustration de la créature catégorisée, cette insurmontable rancune des âmes tourmentées et désabusées (1977 : 16-7). L’incursion dans la psychologie des adolescents, en l’occurrence Paul, Dale and Gordon, permet de saisir leur obsession de pureté raciale, qui se manifeste par une attitude irrationnelle de rejet envers Solomon. Nourris de préjugés racistes, ces jeunes gens réagissent instinctivement et projettent sur cet immigré leurs phobies. Ils considèrent, en effet, sa présence comme une irruption dans leur intimité. Leur empressement à le 211 juger souligne leur manque de discernement ainsi que leur absence de recul. Convaincus que Solomon symbolise la perte de leur identité raciale, les adolescents tentent de l’intimider et de le contraindre à partir. Ils se sentent investis d’une mission de sauvegarde de l’authenticité de leur milieu social. Par leur comportement raciste et xénophobe, ils obligent Solomon à perdre ses illusions, à remettre en question son idéal d’intégration. Stigmatisé, il se rend compte que ses rapports avec la communauté de Stoneleigh sont basés sur la haine et le mépris. Il convient de souligner que la perception de soi, étroitement liée à la présence d’autrui, est faussée si l’individu est marginalisé. L’image que l’Autre renvoie installe un rapport de confiance et favorise une altérité réconfortante. Par conséquent, l’absence de l’Autre empêche de percevoir son moi et de se saisir comme un être social. Phillips condamne la dérive ethnocentrique dans le monde occidental, malade de ses contradictions. The European Tribe (1987), une collection d’essais critiques, explicite la notion de “tribe” (tribu). Négativement chargé, ce terme exprime, métaphoriquement, l’enfermement, l’absence de tolérance et de compréhension de la communauté blanche en Europe. En explorant l’imaginaire occidental, l’auteur offre une lecture psychologique du racisme et dénonce la réification de l’Autre, le différent. Il exorcise les tabous, met à nu les phobies, les obsessions et clichés qui expliquent l’engrenage de la haine. Phillips estime, en effet, que : The attempts of politicians and the media to ignore the violence of feeling, while discussing “integration”, “racial harmony”, and “multiculturalism”, only serves to aggravate the situation. It is no surprise to find that the English language seems to hold more terms for racial abuse than any other language. There is little necessity for euphemism when words such as coon, dago, paki, nigger, spade, yid, kraut, frog, and argi abound. An unwillingness to deal with change in society, and by extension that society’s image of itself,
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