HISTOIRE ET FICTION DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE TIERNO MONENEMBO
L’HISTOIRE ROMANCEE DES PEULS ET DE LA GUINEE
Sujet : Histoire et fiction dans l’œuvre romanesque de Tierno Monénembo Page 16 L’Histoire du peuple peul a suscité chez les chercheurs et ethnologues beaucoup d’intérêt. Il existe énormément de travaux et recherches les concernant. Cependant, des remarques persistantes s’imposent : d’abord, le peuple peul a occasionné de multiples recherches en Afrique. En outre, beaucoup de scientifiques et chercheurs occidentaux véhiculent l’idée que ce peuple serait beaucoup plus spécifique et partant, supérieur aux autres peuples africains. Le fondement de ce qu’on pourrait appeler un préjugé racial se trouve non seulement dans la forte organisation culturelle, militaire et religieuse des Peuls, mais dans leur aspect physique. Marguerite Dupire, une ethnologue de renom qui fait partie des premiers à s’intéresser au peuple peul précise à ce sujet que « le Peul, ou du moins l’image idéale que l’on se fait de lui non sans raison, est d’aspect plus « europoïde » que « négroïde ».1 Ce mythe développé au sujet du Peul peut s’expliquer aussi par le fait que le Blanc éprouve le besoin d’occidentaliser tout ce qui est beau et bon. Nous laisserons de côté ce débat sur la négritude du Peul. En tant que Peul, Monénembo ne pouvait rester insensible à un tel engouement pour son peuple. On pourrait comparer les aventures des Peuls à la longue saga des Israélites à la quête de la terre promise. Leur histoire est faite d’exils. Les Peuls auraient en effet traversé le désert, subi la domination des peuples autochtones, se seraient délivrés de ce joug, auraient fondé de puissants Etats et seraient comme les Juifs, éparpillés en Afrique. Le projet prétentieux de Monénembo consiste à transcrire toute cette errance et ces guerres, de leurs nombreuses migrations à la fondation de leurs royaumes comme celui du Fouta Toro ou du Fouta Djallon. Ce projet touche aussi à l’arrivée des impérialistes occidentaux sur les territoires peuls, aux indépendances et aux dictatures qui s’ensuivirent. Du coup, le cauchemar du romancier est de voir la veine historique l’emporter sur la veine romanesque. Dans Peuls, Monénembo réussit à faire ce dosage de sorte qu’en lisant le roman le lecteur baigne incessamment dans l’Histoire et la Fiction. L’histoire est un vrai « monstre » qui est capable d’étouffer la créativité du romancier. Echapper à ses griffes c’est faire preuve de maîtrise de son art, ce que du reste prouve le talent de Monénembo. Certains écrits nous ont permis d’avoir une meilleure idée de l’Histoire peule et d’en faciliter la comparaison avec le traitement qu’en fait Tierno Monénembo. Il s’agit des écrits de Thierno Diallo dans Institutions politiques du Fouta-Djallon au XIXè siècle2 , d’Ibrahima Baba Kaké dans Sékou Touré : Le Héros et le Tyran3 , de Louis Tauxier dans Histoire des Peuls du Fouta Djallon1 , de Thierno Mamadou Bah dans Histoire du Fouta Djallon : Des origines au XXe siècle2 , de B. Ameillon dans La Guinée : Bilan d’une indépendance3 , d’Oumar Kane dans La première hégémonie peule.
DES SIECLES D’ERRANCE ET DE GUERRES A L’INSTALLATION AU FOUTA DJALLON
Le peuple peul a joué un rôle important en Afrique par ses déplacements et ses conquêtes. Les écrivains Peuls, notamment Tierno Monénembo, ne restent pas insensibles à une telle effervescence historiographique. Son œuvre Peuls ressuscite le passé du peuple auquel il appartient et ne manque pas de se positionner par rapport au débat susmentionné. Il commence son histoire vers 1400, occultant par là-même le débat sur les origines égyptiennes des Peuls. Mais, son œuvre romanesque ne peut passer sous silence un débat de cette importance. Les nombreuses notes de bas de page s’invitent au débat pour corriger et rectifier les légendes1 sur les origines floues des Peuls. Tierno Monénembo aborde avec sobriété cette théorie de l’origine des Peuls. L’emploi insolite de la préposition « donc » dans l’expression « Vers l’an 1400 des Nazaréens, errait donc dans le Bakhounou une horde de Peulsrouges »2 marque cette volonté de l’auteur d’ignorer cette partie confuse de l’histoire peule. Il marque aussi cette minute où se bousculent à la plume de l’écrivain les nombreux éléments de la mémoire individuelle et collective nécessaires à la réhabilitation d’une identité africaine. Dans Peuls, c’est le trait le plus caractéristique des Peuls qui apparaît : la mobilité ou encore l’errance comme le montre l’usage initial du terme « errer ». Beaucoup d’indices laissent apparaître ce caractère itinérant du Peul : la tablette égyptienne citée par Martin Buber (Moïse) au début du livre : « Voici le misérable étranger. Il ne demeure pas au même endroit, ses pieds cheminent sans trêve » ; l’image de la jaquette du roman est aussi significative : l’homme représenté en habits traditionnels peuls semble prêt à partir ; il a en main son bâton de pèlerin -le saourou- et en arrière plan, nous avons le troupeau de bœufs qu’il s’apprête à mener paître. En effet, le Peul est essentiellement un pasteur comme le chante la poésie pastorale peule. Ses migrations ont un intérêt particulier et ont conduit à la création du puissant royaume des Dényankobé et de l’Etat musulman du Fouta Djallon. 1 Tierno Monénembo, Peuls, Op. Cit., p. 13-14 2 Ibid. p. 23 Sujet : Histoire et fiction dans l’œuvre romanesque de Tierno Monénembo Page I. I : Les migrations et expansions des Peuls Les migrations des Peuls sont aussi incertaines que leur origine est énigmatique. Mais on peut essayer de retracer leurs migrations grâce à la dissémination de leur langue. Les Peuls se sont dispersés dans l’Afrique de l’Ouest, de la vallée du fleuve Sénégal au lac Tchad, se reconnaissant partout par les mêmes caractères et les mêmes modes de vie. I. I. 1 : Sur la piste du Peul dans sa traversée spatiale C’est à partir du XVème siècle que Tierno Monénembo suit la trace de son peuple peul. Il faudrait cependant rappeler qu’au XIIIème siècle, après la bataille de Kirina, la première fédération des peuples noirs naissait : l’empire du Mande. Elle a intégré en son sein de nombreuses ethnies : les Touaregs, les Wolofs, les Bambara, les Songhaïs, les Peuls, les Dialonkés, les Malinkés, les Dogons, etc., lesquels adhérèrent à la charte du Kurukanfuga. Vers le XVème siècle, l’empereur du Songhaï de Gao -Soudan occidental- Sonni Ali Ber annexe le Macina qui est un territoire à majorité peule. C’est donc dans une atmosphère de domination et de vassalité que vivent les Peuls. Le Bakhounou est le point de départ de ce qui sera une légende peule narrée par Monénembo. L’attention est tout de suite attirée sur les tensions qui existent entre les peuples autochtones, notamment les colporteurs Sarakolés, les paysans mandingues et les Peuls nomades : les premiers cités reprochaient aux Peuls «de vider leurs greniers, de dépouiller les marchands de la kola et du vin de palme qu’ils ramenaient du Gâbou ; de laisser (leurs) bêtes saccager leurs champs, de profaner leurs mares et leurs bois sacrés ». Les Peuls, quant à eux, se plaignaient qu’on abattait leurs troupeaux, qu’on brûlait leurs campements, que les chefs de terre exigeaient un droit de cuissage sur leurs femmes avant de leur permettre d’accéder aux pâturages »1 . Ces conflits entre paysans et éleveurs semblent exister toujours. En tout cas, comme le précise l’auteur, « Les coups de couteaux et les bastonnades, les jets de pierre et les tirs à l’arc ponctuaient le quotidien du Bakhounou avec la même régularité que la lumière des astres ou l’écoulement des fleuves »2 . Par ailleurs, la carte de la zone d’expansion du peuple peul postée par Tierno Monénembo à la fin du roman montre que leur dissémination apparaît axée sur une bande tirant en longueur et qui s’étend d’ouest en est sur plusieurs milliers de kilomètres. Cet éparpillement des Peuls se serait produit en deux phases et à des époques différentes selon les analyses de Thierno Diallo :Partis du Nil, les Peuls auraient traversé le Sahara humide à l’époque, et seraient arrivés dans la Mauritanie actuelle. -Après avoir atteint les rives du Sénégal, ils auraient regagné l’est en direction du lac Tchad1 . On voit ici donc le chemin est-ouest et ensuite ouest-est. C’est bien ce balancement que le romancier guinéen utilise dans le roman Peuls pour cerner les déplacements de ce peuple : « Maga et ses partisans allèrent droit devant eux vers l’est et forcèrent le passage à travers le cœur du Mali. Ils continuèrent jusqu’à la boucle du Niger que, jusque-là, seuls quelques rares téméraires avait réussi à atteindre. Ce fut le premier fergo, le premier des nombreux et sinueux exodes que ton peuple de vadrouillards ne finira plus de commettre dans les pays des trois fleuves. Il sera à l’origine quelques siècles plus tard, du fameux empire du Mâcina. Diâdié eut moins de chance. Il s’orienta vers l’ouest Il continua seul jusqu’au Gadiaga où il se mêla à une nouvelle horde de Peuls dont il épousa le patronyme. C’est de ceux-là qu’est issue la dynastie des Tenguéla »2 . L’auteur précise là que les « fergos » ont été nombreux dans la vie du peuple peul et ils l’ont mené au Macina, au Gadiaga, au Brakhna, au Tékrour, aux rives du pays des trois fleuves, au Djoloff, au Sine-Saloum, au rio Farin, au rio Guébé, Ces pérégrinations historiques, véritable odyssée, ont conduit les Peuls aussi dans le massif montagneux habité par les Jalonké qui s’appellera par la suite Fouta Djallon. On les rencontre aussi en République Centrafricaine et au Soudan. Ils sont un peu partout en petit nombre et très rarement majoritaires. Mais tous ces déplacements ont pour premier mobile la recherche de pâturage pour le bétail et c’est cela qui fait la principale caractéristique peule : la pastorale. I. I. 2 : Pour le lait, la pastorale peule La vie du Peul authentique, aussi jeune qu’il soit, se résume à suivre le chemin du lait et de la gloire, c’est-à-dire son troupeau et la gloire. Dans Peuls, le jeune Garga ne demande ni plus ni moins à son frère Koly que de lui offrir « de mourir sur le chemin du lait et de la gloire ».3 C’est cette mort seule qui est digne d’un Peul. Dans Les Ecailles du ciel, l’ancêtre Koli fait boire « les bœufs » ; c’est une évidence pour l’auteur qu’il traîne des bœufs dans « son voyage aveugle et harassant à la recherche de touffes d’herbe »4 . Ainsi, la punition la plus sévère pour un Peul est « qu’il erre sans bœuf, sans griot et sans arme » comme il est dit dans 1 Thierno Diallo, Institutions politiques du Fouta Djallon au XIXè siècle, Op. Cit., Sous-titre 3 : Les Peuls : origine et migrations 2 Peuls, Op. Cit., p.27 3 Ibid., p. 74 4 Tierno Monénembo, Les Ecailles du ciel, Op. Cit., p. 43 Sujet : Histoire et fiction dans l’œuvre romanesque de Tierno Monénembo Page 21 Peuls1 . En effet, la complicité entre le Peul et son troupeau est grande. Il ne s’agit pas pour lui de faire de cette activité un business mais de préserver sa richesse sous forme de bétail. On peut se poser la question de savoir si le bœuf représente une richesse pour le Peul, ou, comme on le disait dans l’ancien droit, pecus vaut-il pecunia2 ? En tout cas, Il évite tout cas de figure qui le pourrait entraîner à se départir de ses bœufs. En fait, le Peul ne se réjouit guère d’être riche de ses vaches. Il est surtout fier d’en avoir. C’est l’avare de Molière. Les Peuls sont essentiellement éleveurs de par leur origine. Donc, il ne faudrait pas s’étonner de voir que leurs déplacements sont rythmés par les besoins saisonniers de l’élevage. Pour eux, c’est une occupation noble à laquelle s’adonnent les hommes nobles. Ils répugnent ainsi toute autre activité contraire à leur vision. Les Peuls ne disent-ils pas : « No hersinanii dimo ka o turoo iwde puɗal haa e mutal, ndungu e ceedu, tawde wonna fii diina » 3 . En outre, les aptitudes physiques des Peuls ne les prédisposent en rien aux travaux agricoles. Les femmes et les enfants n’entretiennent que de petits lougans, aux alentours immédiats de leur campement grâce à la fertilité du sol due à l’engrais des bêtes. Sans soins particuliers ni efforts dignes des grands agriculteurs, le Peul parvenait à en tirer quelques récoltes. Par ailleurs, la figure du bœuf, icône symbolique de l’errance peule, est très présente dans la poésie pastorale et mythique peule. Elle est aussi fortement présente dans l’œuvre de Tierno Monénembo. Cette image du bœuf et son maître nomade montre que les deux sont inséparables. Il serait difficile de concevoir l’un sans l’autre. « La genèse du bouvier » telle que rapportée par Tierno Monénembo au début du roman Peuls expose le mystère de cette « sainte trinité du pasteur » : trois entités en une seule personne, le peul. L’indice du soustitre « Pour le lait » renferme les impératifs du Peul : sa femme et ses bœufs, dans l’entendement que le lait est celui de la femme qui perpétue la descendance et qu’il est aussi celui du bœuf qui est une raison de vivre du Peul. En effet, cette complicité du Peul et de son troupeau est largement évoquée dans la poésie pastorale peule qui est un patrimoine culturel que l’on retrouve dans la tradition orale. Cette tradition orale peule est un matériau de choix pour Tierno Monénembo. Il cite cette pensée populaire peule dans le roman : « Dieu a l’univers tout entier, le Peul a des vaches, La savane a des éléphants, le Peul a des vaches,
INTRODUCTION |