histoire d’une notion qui traverse les disciplines et les champs d’action
De nombreux ouvrages (Géopoint 82 ; Levy, Lussault, 2003 ; Lussault 2007, Vanier, 2009 ; Paquot, 2009) rendent compte de la large diffusion du mot territoire dans le domaine des sciences, et du même coup de la pluralité de ses acceptions. Tantôt « objet-carrefour » (Pagès, Pelissier, 2000 : 5), concept, champ ou paradigme, le territoire suscite un embarras certain pour ceux qui tenteraient la recherche d’un quelconque consensus définitoire. Comme beaucoup de scientifiques, nous avons rencontré des difficultés à circonscrire le sens de ce mot étant donné la variabilité de son contenu. La notion de territoire nous est rapidement apparue sous une forme quelque peu ambiguë, car elle se présente comme étant tout à la fois familière et difficilement saisissable. Familière tout d’abord parce qu’elle appartient au sens commun et qu’elle est utilisée par confusion, ou par coquetterie littéraire, comme synonyme de « lieu », d’« espace », de « local » ou encore de « paysage ». Or ces mots ne sont en rien des synonymes. Familière aussi parce qu’elle occupe une place de premier ordre – et ce n’est pas un phénomène nouveau – dans les discours de l’action politique. Il se présente bien souvent à tort comme l’une des seules « universalités géographiques » (Jambes, 2000 : 48), c’est-à-dire comme si le principe territorial était le seul modèle possible (Pagès, Pélissier, 2000).
De ces usages multiples, ce mot devient en quelque sorte un « mot-étendard » (Pagès, Pélissier, 2000 : 14), une figure rhétorique, se révélant sur un mode parfois incantatoire. Érigé en catégorie de l’action politique, le territoire s’annonce comme un réservoir de solutions face à la logique d’autonomie (autonomie de l’économie, de la Cette idéologie du territoire comme remède à tous les maux de nos sociétés se fonde sur les vertus mobilisatrices et fédératrices qui lui sont attribuées par les acteurs des politiques publiques, et grâce auxquelles est véhiculé un imaginaire social de la communauté et du vivre-ensemble. Cette dimension utopique dont se voit qualifier le territoire explique en partie les raisons de son succès : Tout en étant familier parce qu’expérimenté par chacun d’entre nous, le territoire n’en reste pas moins insaisissable. Sous ses faux airs d’évidence, il en fait oublier le caractère instable et pluriel de sa définition (Pailliart, 1993 ; Levy, Lussault, 2003 ; Ozouf-Marignier, 2009). Le flou sémantique qui le caractérise est la raison principale pour laquelle il ne se laisse pas approcher sans difficulté. Cette notion englobe en effet des acceptions parfois contradictoires et induit de multiples connotations, que ce soit dans le domaine des sciences humaines et sociales, ou que ce soit dans celui de la réalité quotidienne de la gestion politique et économique de l’espace. Pascal Buléon et Guy Di Méo y voient malgré tout, dans ces caractéristiques, ce qui fait l’intérêt du mot territoire : « À ce titre, la vertu essentielle du concept de territoire réside dans la globalité et dans la complexité de son contenu sémantique. Elle se retrouve dans le fait que son émergence en un lieu ou ensemble de lieux donnés mobilise tous les registres de la vie humaine et sociale » (Buléon, Di Méo, 2005 : 79).
Par le travail réalisé dans Le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (Lévy, Lussault, 2003), Jacques Levy a mis en œuvre un travail d’analyse critique de ce mot qui lui a permis de recenser pas moins de neuf définitions, chacune proposant une acception différente, ce qui n’est pas sans poser problème dans la communication entre chercheurs (Levy, Lussault, 2003 : 907). Même si, comme le précise l’auteur, toutes ces définitions ont une certaine cohérence, il n’empêche qu’elles présentent chacune un certain nombre de défauts, dont le principal est d’immobiliser le mot de territoire par le caractère trop généralisant ou, au contraire, par le caractère trop restrictif de ses définitions. Selon une même logique de recension, dans un article « “Pays” et polysémie géographique du territoire », Jean-Jacques Bavoux témoigne de l’hétérogénéité de sens du mot de territoire par la consultation de trois dictionnaires de géographie dans lesquels il trouve aussi des définitions multiples et contradictoires (Bavoux, 2002). Nos propres recherches dans la littérature en sciences humaines viennent confirmer les forts écarts sémantiques qui se sont fait jour, lorsque l’on compare ses acceptions multiples et variées. C’est à se demander s’il n’y aurait pas autant de définitions possibles du mot territoire qu’il n’existerait de disciplines, d’auteurs, d’acteurs, de disciplines, et de cultures.