Histoire de l’approvisionnement en eau à Paris
La chronologie des évolutions passées, aussi précise soit-elle, ne reste que descriptive : elle ne permet pas de comprendre pourquoi le développement d’un service public d’eau a eu lieu. Pourquoi l’approvisionnement en eau à Paris, initialement semi-individuel, est-il passé à un service d’eau collectif, puis à un service d’eau public (par l’autorité publique) et enfin à un service public d’eau ? Pourquoi ce développement, pourquoi à ces instants là, pourquoi sous ces formes là ? Afin de répondre à cette question, étudions quelles sont les dynamiques à l’origine du développement historique du service d’eau parisien, de ses changements comme de ses non changements. D’une part, nous retracerons l’évolution de l’offre de service d’eau à Paris, au travers des divers systèmes sociotechniques utilisés pour approvisionner Paris en eau, des politiques de l’autorité publique qui en sont l’origine, et des conflits pour décider de ces politiques, autant au sein du service d’eau municipal (gouvernance « interne » au service d’eau) comme face à d’autres territoires et entités (gouvernance « externe »).
D’autre part, nous retracerons l’évolution de la demande de service d’eau à Paris, au travers de ses évolutions (usages, volumes, priorités, bénéficiaires et exclus, etc.), dont nous évaluerons la correspondance variable avec un service public. Les interactions entre cette offre et cette demande vont nous permettre d’expliquer le développement historique observé. Nous invitons les lecteurs intéressés par plus de précisions à se reporter vers l’importante bibliographie mobilisée au fil du texte, afin de concentrer notre propos sur la compréhension des principales dynamiques qui expliquent pourquoi un service d’eau public va émerger à Paris, puis progressivement devenir le service public d’eau actuel. Les figures ci-dessous synthétisent l’évolution chronologique de la population et des volumes d’eau utilisés à Paris, sur près de 2000 ans. Elles permettent d’identifier très clairement l’émergence d’un développement après 1000 ans, puis d’un développement quasi-exponentiel depuis le XIXe siècle. Comme nous allons le voir, ces évolutions peuvent être regroupées en grandes phases (cf. infra).
Phase d’émergence (an -53 à 1182)
A quand faire remonter notre analyse ? Nous avons choisi de la faire débuter à l’installation d’une communauté humaine sur le site de Paris, donc d’un premier besoin d’approvisionnement en eau. 1. 1. Prologue Il faut attendre l’an -9000 pour que les premières preuves de peuplement apparaissent dans la région de Paris, puis -500/-400 pour qu’un peuple –les Sénons– s’y installe de façon stable (CARMONA, 2012: 52). Vers -350, une seconde vague de migration amène le peuple des Parisii, non pas sur l’Ile de la Cité (CARON, 1990: 18), mais vers les iles de Billancourt ou Nanterre (MINOLETTI, 2012: 34-38). Ces populations s’approvisionnaient vraisemblablement en eau de façon semi-collective, dans les cours d’eau proches ou dans des puits creusés près des berges. 1. 2. Lutèce : un premier service d’eau public romain En -53, suite à la victoire des armées de Jules César sur les Parisii, les Romains établissent une ville nouvelle sur la rive sud de la Seine (CARMONA, 2012 : 53) : Lutèce est née. Bien que de taille et de rang modeste, Lutèce va bénéficier à partir des II-IIIe siècles des infrastructures modernes de son époque : pour la première fois de l’histoire, un service d’eau public dessert la ville, 2000 ans avant notre époque. Des sources sont captées au sud de Lutèce (vers Rungis) et des aqueducs alimentent des bassins, des thermes –bains publics– et des fontaines (KOCH, 1949:6 ; BEAUMONT-MAILLET, 1991: 37 ; GAILLARD, 1995: 6, 9-10).
Ce service d’eau sert à mettre en valeur le rang de la ville, en plus d’une fonction d’hygiène publique et d’alimentation en eau ; la population, elle, continue d’utiliser les moyens précédents (puits et rivières), surtout sur la rive nord où la nappe phréatique est très accessible (KOCH, 1949 : 1). L’apparition de ces grandes infrastructures techniques d’eau et leur maintien pendant plusieurs siècles serait peu compréhensible sans l’existence concomitante de vastes programmes d’action publique (policy), qui résultent eux-mêmes d’un pouvoir politique fort (politics). Car plus le pouvoir politique en place est puissant, plus il peut mobiliser des moyens importants et les allouer au développement d’un service d’eau puissant. C’est alors l’Etat romain qui développe le service d’eau public de Lutèce : son aqueduc de 26 km est financé par le budget impérial, construit avec des connaissances en ingénierie et en hydraulique très avancées, suivant une planification territoriale stricte, définit déjà un périmètre de protection des sources (GAILLARD, 1995 : 218), etc.
Environ 800 ans sans service d’eau collectif
Ce régime sociotechnique n’allait cependant pas durer : apparu avec la puissance romaine, il allait disparaître avec elle, à la fin du IIIe siècle, lorsque Lutèce est presque entièrement détruite par les 111 Grandes Invasions (CARON, 1990 : 20). La ville est progressivement abandonnée au profit des îles situées au milieu de la Seine, où vont se recentrer la population, les activités et le pouvoir (BEAUMONT MAILLET 1991 : 37). Lutèce, qui s’appellera désormais Paris, va se redévelopper autour de l’Ile de la Cité et sur la Rive Droite (nord) où la nappe phréatique est plus accessible (puits). Mais les dommages et/ou le manque de maintenance de l’aqueduc rendent désormais inutilisable le service d’eau public romain (GAILLARD 1995 : 10, GUYARD, 2007: 29). Les principaux thermes –actuels thermes du Collège de France– sont détruits vers la fin du IVe siècle (www.paris.culture.fr, consulté le 1/5/2013) ; dans ses mémoires l’Empereur Julien ne mentionne plus que la Seine, qui « offre à boire une eau très agréable et très pure » (JULIANUS, 363: 7)…
L’approvisionnement en eau à Paris va donc redevenir peu ou prou ce qu’il était avant l’arrivée des Romains : un service d’eau semi-collectif, dépendant de puits (surtout Rive Droite) et d’eaux de surface puisées à proximité. Par la force des choses, Paris va devoir réapprendre à (sur)vivre sans les infrastructures du service d’eau romain, ce pendant plusieurs siècles. Les 800 ans qui s’ensuivent n’offrent pas de trace de service d’eau collectif à Paris11. La longueur étonnante de cette période reste peu compréhensible si l’on ne retient que les hypothèses traditionnelles (cf. supra) : les techniques romaines et les ressources naturelles -eau, pierres, bois, etc.- étaient encore disponibles mais ne seront pourtant pas utilisées ; la demande en eau – volumes et usages- n’a pas disparue puisque la population locale continue d’avoir des besoins en eau, mais faute d’alternative elle a dû se réadapter au seul régime de développement disponible. Enfin, si la puissance politique romaine s’est effondrée, une autorité publique locale a néanmoins continué d’exister sous diverses formes : gouvernement romain de Lutèce, Curia de notables de Paris, roi des Francs (ex : CLOVIS), Comtes de Paris… Pourtant, aucune infrastructure d’eau ni aucune politique publique de service d’eau ne réapparait à Paris pendant plusieurs siècles.