Histoire de la punition Pénitentiaire coloniale

Histoire de la punition Pénitentiaire coloniale

Le statut des prisons et le maillage carcéral

En plus du régime des prisons, l’organisation pénitentiaire déroule la physionomie de l’emprisonnement rendue par les établissements carcéraux. Dans ce domaine, la prison coloniale a repris, quand elle a démarré, la nomenclature de l’organisation pénitentiaire issue des codes de 1791 et 1810 84. Dans la période étudiée, le texte de 1841 (arrêté du 15 juillet sur le régime des prisons) est la référence, puisque aucun autre ne l’a modifié avant 1929. C’est dans son titre I que figurent parmi les 22 articles qui le composent, ceux consacrés à l’organisation pénitentiaire. Ils définissent le statut des établissements qui consacre un regroupement pénitentiaire dans la mixité. En effet, les deux statuts prévus par le texte (la prison civile et la prison militaire) dans l’article1, sont regroupés dans un même établissement. Celui-ci abrite les différentes prisons (maison d’arrêt, maison de justice, maison de peine) prévues dans les articles 4 à 6. Au moment où Saint-Louis était le seul établissement carcéral, le texte lui a attribué la tutelle directe sur toute autre maison de peine installée dans la colonie (art.7). Il est alors un établissement mixte et polyfonctionnel : un espace carcéral unique qui accueille plusieurs prisons. Dès lors, ses locaux ne sont pas destinés à une seule catégorie de détenus, comme l’indique 84 Elle est décrite par les auteurs français. Voir la bibliographie. 51 l’article 8 : « En cas de nécessité les diverses prisons, à l’exception de la prison civile, se serviront de supplément l’une à l’autre ». Le deuxième enseignement à tirer de ce texte de base est l’absence de maison correctionnelle dans les articles 4 et 6 qui organisent la typologie des prisons : la maison de peine n’est prévue que pour accueillir des détenus condamnés à des peines afflictives et infamantes (article 6). La maison correctionnelle est ainsi éliminée de la nomenclature héritée de l’organisation pénitentiaire métropolitaine, où elle figure dès 1791 85. Son absence du texte instituant un régime de prison révèle la fonction de la prison mise en place : la détention pénale est un enfermement destiné à punir le condamné sans aucune perspective de correction de son comportement. La maison de correction est en effet dans le dispositif carcéral, le lieu prévu pour organiser la réforme morale du condamné. Le législateur ne l’a pas prévu dans le texte car il n’est pas porteur des idéaux qui ont inspiré sa source métropolitaine. Le discours colonial théorise l’incapacité ou la faible disponibilité des indigènes à la réforme morale et juge les techniques modernes de correction inappropriées pour effectuer les changements fondamentaux dans leur nature 86. C’est pourquoi, l’administration coloniale qui fonctionnait sur des bases despotiques, ignora la prison correctionnelle au moment du démarrage de l’organisation pénitentiaire, et son absence du texte informe une conceptualisation du pénitentiaire en terme de répression : la guerre de conquête et la défense de l’ordre colonial. Lorsque la prison de Dakar, aménagée dans le plateau (rue Huart X Carnot), est devenue un établissement structuré après 1872 87, le regroupement et la mixité sont reproduits comme dans la prison de SaintLouis dont la construction remonte à l’époque du gouverneur Faidherbe. 85 Petit, G-J., op cit, 1990. 86 Peter Zinoman, The colonial Bastille. A History of imprisonment in Vietnam. 1862–1940, University of California Press, Berkeley, Los Angeles, London, 2001, PP. 33-35. 87 ANS, 3F80, Plan de la prison de Dakar, 1872. La première prison de Dakar fut construite au centre de la ville. Le site abrite actuellement une école préscolaire. 52 Les deux établissements sont alors les piliers du dispositif de l’organisation pénitentiaire. Ils ont le statut de prison civile, appellation qui a évolué par rapport au texte de 1841 dans lequel, elle est la prison strictement réservée aux dettiers (article 3). Désormais, la prison civile est le statut porté par les établissements de Saint Louis et Dakar jusqu’aux années 1920. Chacun est un regroupement pénitentiaire dont l’espace carcéral est organisé en 4 prisons : – La maison d’arrêt : prévenus, dettiers, jeunes, passagers et indigents. – La maison de justice : accusés et condamnés de la cour d’assises en attente de leur transfert hors de la colonie. – La maison de peine : tous les condamnés correctionnels – La prison miliaire structurée en trois divisions : une maison d’arrêt (disciplinaire), une maison de justice (prévenus) et une maison de correction (condamnés). Les prisons civiles sont rattachées aux juridictions françaises. Elles reçoivent des détenus civils et militaires de justice française et sont placées sous la tutelle du premier bureau 88. Ce statut est différent de celui des établissements installés dans les cercles, provinces et subdivisions. Ces derniers ont le statut de prison des cercles. Rattachées aux juridictions indigènes, elles reçoivent les détenus de justice indigène et relèvent du deuxième bureau. Leur création suivait le rythme de progression de la conquête territoriale et autour de 1910, au moment de la ’’ pacification’’, le maillage carcéral a couvert toute la colonie : une prison est installée dans chaque cercle.

La police intérieure et le contrôle de la prison

Lorsqu’on examine la période 1841-1910 on ne peut retenir que deux corpus réglementaires dans la définition d’un régime de police intérieure. Le premier texte est l’arrêté du 15 juillet 1841 98 dans lequel des articles ont prévu une discipline. Il s’agit de quelques règles portant sur les fouilles (article 33), les interdictions (articles 33, 37) et les punitions (articles 36, 39) qui ont défini un régime de discipline très embryonnaire. Malgré son importance institutionnelle dans le régime des prisons, ce texte a manqué d’ambition en matière de police intérieure et est restée sur des généralités. Le deuxième texte réglementaire est la Consigne pour le concierge de la prison du 5 décembre 1893 99. Le gouverneur a usé de ses prérogatives définies dans l’article 13 de l’arrêté de 1841, pour charger le directeur de l’Intérieur de préciser les attributions du concierge. Ce texte a donc une valeur de règlement intérieur et réalise un progrès par rapport au texte précédent. En effet, il attribue au personnel des compétences sur la propreté et la sécurité de la détention, et fixe les horaires disciplinaires (promenade, ouverture et fermeture des locaux). Cependant, comme le texte de 1841, il ne définit ni un pouvoir de police intérieure, ni une échelle des sanctions disciplinaires. La prison coloniale n’a pas encore institutionnalisé une police intérieure où elle a inscrit un régime de discipline. Ce pouvoir de police reste une prérogative du gouverneur. C’est lui qui, par l’intermédiaire de son directeur de l’Intérieur, définit les règlements disciplinaires et gère directement leur application. Dans la consigne établie pour le concierge, il lui est expressivement interdit « d’infliger de son autorité privée des punitions quelconques aux différents détenus ». Il doit toujours se reférer à l’autorité du directeur de l’Intérieur qui décide des sanctions à prendre. Même en cas de trouble dans la 98 ANS, 3F 86, Arrêté du 15 juillet 1941. 57 prison, s’il doit mettre en cachot des détenus pour des raisons de sécurité il est tenu de « prévenir l’autorité supérieure dans le plus bref délai ». Dans ce contexte de faible institutionnalisation de la police intérieure et d’absence totale dans le carcéral d’une autonomie administrative de la prison ayant une part dans « la souveraineté punitive » 100, comment reconnaître le rôle attribué à la discipline dans les principes de la réforme morale des détenus ? Axe fondamental du programme correctif, la coercition disciplinaire qui a déployé ses techniques et ses institutions en Europe (police intérieure, architecture, travail) 101, a très marginalement figuré dans la prison coloniale où ses principes ne sont pas traduits par le régime intérieur défini dans les textes. Elle n’a pas reproduit le large éventail (horaires, visites, correspondances, interdictions, punitions, cellules) qui, dans le contexte européen, a opéré le quadrillage de l’espace carcéral par une « infra–pénalité » 102 élaborée par l’administration de la prison pénale et appliquée sur le « sujet pénitentiaire ». Cette faible institutionnalisation était sans doute un enjeu de pouvoir qui apparaissait nettement dans le contrôle et la surveillance de la prison coloniale. Dans la période étudiée, l’administration coloniale a inscrit dans 5 textes un dispositif qui lui permettait de concentrer les pouvoirs pénitentiaires. Les deux déjà cités ont, avec l’arrêté du 14 mars 1892 sur le travail, consacré la tutelle directe du gouverneur sur la prison. En effet, l’arrêté du 15 juillet 1841 en a fait l’unique autorité chargée de la définition du règlement intérieur (article 13) et des punitions (article 36), à laquelle doivent être soumis tous les registres d’écriture (article 28, 32, 99 ANS, 3F86, Consigne du 5 décembre 1893. 100 Foucault, M., op cit, 1975, p. 287. 101 De nombreux auteurs ont étudié ces appareils disciplinaires. Voir en particulier : Ignatief, 1978 ; O’ Brien, 1982 ; Rothman, 1998. cf. bibliographie. 58 36). Son cabinet ayant la prérogative du visa sur toutes les pièces comptables et les enregistrements, il exerce directement les pouvoirs administratifs de la prison. Lorsque le concierge fait un constat sur une anomalie, même sur la qualité des produits et aliments, la consigne de 1893 l’oblige à aviser le gouverneur et attendre sa décision. Par ailleurs, le contrôle du travail pénal organisé par l’arrêté du 14 mars 1892 est un domaine logé dans ses compétences administratives, pour toutes les conditions d’accès et d’utilisation de la main d’œuvre carcérale (article 2 et 11). Les demandes sont directement adressées à son cabinet et il est le seul à décider d’en fournir et d’en refuser. La réalité du pouvoir pénitentiaire est ainsi détenue par le gouverneur qui l’exerce par l’intermédiaire de son directeur de l’Intérieur. Le concierge n’est même pas un délégataire de pouvoir, car il doit soumettre toute question à l’autorité du gouverneur. C’est lui qui décide. Il en était ainsi jusqu’en 1922 avant que ne s’opère la première déconcentration du pouvoir pénitentiaire au profit du régisseur 103. Dans toute la période examinée, le pouvoir colonial n’a pas laissé émerger une administration pénitentiaire sous quelque forme que ce soit. Les affaires de la prison dépendaient du service des affaires politiques et administratives du cabinet du gouverneur, dirigé par le directeur de l’Intérieur. La prison coloniale a dans ce domaine aussi, évolué en marge de sa source métropolitaine où dans les codes pénaux de 1791 et 1810, les administrations locales (préfets, sous–préfets et maires) ont obtenu une autonomie sur l’administration intérieure des prisons de leur localité 104. Le ministre de l’Intérieur a par ailleurs favorisé dès 1810, le développement de l’inspection des prisons et l’affirmation du pouvoir de l’administration pénitentiaire qui de section, est devenue bureau puis division avant d’être  finalement érigée en direction 105. Ces deux structures ont été dotées d’une autonomie de plus en plus large. Dans la prison coloniale, le pouvoir de la prison est concentré par le gouverneur. Mis à part les visites du procureur dans la maison de justice, c’est l’Inspection des Affaires Administratives qui, dans ses missions périodiques, assuraient le contrôle de l’application des règlements 106 comme pour tout autre service colonial. Quand on a envisagé de créer une Direction et une Inspection des prisons en 1889 107, pour doter le Sénégal d’un personnel d’encadrement supérieur qui aurait installé une administration pénitentiaire, le projet n’a pas abouti. Le directeur de l’Intérieur lui-même chargé des prisons, a jugé inopportune de créer ces postes, en évoquant la faiblesse de la population carcérale du Sénégal par rapport à celle des Antilles (6 à 7 fois moins ) où ils existent 108. Quelles que fussent les motivations de ce fonctionnaire (souci de rationalité administrative, insouciance des enjeux pénitentiaires de ces postes, esprit colonial, boulimie de pouvoir), son point de vue prévalut et le Sénégal n’eut ni une administration pénitentiaire, ni les « hommes spéciaux » 109 qui auraient été un potentiel pénitentiaire (autonomie, expérience et connaissances scientifiques). C’est bien après l’indépendance, en 1972 qu’a vu le jour l’Administration pénitentiaire. A cette époque dominée par les corvées au profit des services publics dans l’utilisation des détenus, où n’a pas encore commencé la grande mobilisation de la main d’œuvre carcérale, la faible institutionnalisation du contrôle de la prison répondait aussi au souci de la maîtrise du coût de la détention. Les dépenses de fonctionnement et les frais d’entretien de plus en plus élevés et supportés par la colonie, étaient une préoccupation des gouverneurs qui cherchaient à les maintenir dans 105 Idem. 106 Idem. 107 ANS, 3F4, Prisons de Saint Louis, Dakar et Gorée, Rapports annuels, 1872-1893. 108 Idem. 109 Petit G- J., op cit, 1990, p. 205. 60 les limites budgétaires. La solution était de s’assurer le contrôle de la prison, y compris le dispositif de surveillance. A ce propos, le colonisateur a introduit l’institution de la commission de surveillance, mise en place par deux arrêtés locaux qui lui ont substitué l’appellation comité. Le premier est l’arrêté du 17 janvier 1882 instituant un comité de surveillance pour les deux prisons civiles de Saint-Louis et de Dakar 110. Il est composé de 7 articles qui fixent la composition (article 1), les attributions (article 2 et 3) et la périodicité des réunions et visites (article 4 et 5). Un seul comité de surveillance siégeait donc pour les deux prisons. Le deuxième est l’arrêté du 21 juillet 1888 composé aussi de 7 articles111. Par rapport au premier, il est plus ambitieux dans le principe de l’organe de contre–pouvoir. En effet, désormais chaque prison civile (Dakar, Saint-Louis et Gorée) a son propre comité de surveillance dont la composition est modifiée (article 2). La présence d’un médecin et des représentants des services administratifs et techniques le rapproche d’une commission (plus qu’un comité) plus experte et plus apte à formuler des propositions. Par ailleurs, les changements intervenus dans leurs attributions (article 3) ont renforcé la qualité de leurs actions dans la prison. Au rôle de ’’surveillance’’ dans l’article 2 du premier, c’est celui d’ ’’inspection’’ qui leur donne une dimension d’organe de contrôle. Dans le même article 3, ces rôles portent non plus sur « le bien–être physique et moral » des détenus comme dans le premier texte, mais sur leur «« réforme morale », ce qui est une évolution d’autant plus significative, que l’article fait référence aux prescriptions de la loi pour conduire cette mission

Le régime du travail

Dans la période examinée, l’institutionnalisation du travail pénal est tardivement intervenue. Dans l’arrêté de 1841, texte de référence du régime des prisons, un seul article lui est consacré. Il s’agit de l’article 10 qui autorise l’utilisation des captifs détenus dans des corvées de « travaux 113 Petit, G -.J, op. cit, 1990, p. 318. 114 Idem 63 d’utilité publique ou relatives à des établissements publics ». Dès lors qu’un esclave s’était retrouvé en prison, quel que fût le motif de son incarcération, il pouvait être soumis à l’obligation de travail. C’est donc l’esclave qui a inauguré le premier dispositif du travail pénal et c’est par lui que débute la mobilisation de la main d’œuvre carcérale. Si les détenus de condition libre sont implicitement concernés par les corvées extérieures, l’Arrêté ne décline ni l’obligation de travail (sauf pour l’esclave), ni un statut du travail pénal, quel qu’il soit. Il s’agit donc d’un dispositif embryonnaire qui n’a figuré dans l’arrêté de 1841 que pour donner à l’administration coloniale, l’accès à la main d’œuvre carcérale. Elle en gardera d’ailleurs l’exclusivité pendant longtemps car c’est au bout d’un demi-siècle, le 25 novembre 1891 puis le 8 janvier 1892, que des dépêches ministérielles ont mis fin à ce monopole, en ouvrant cet accès aux particuliers pour toutes les prisons de cercles. Ces deux dépêches constituent des relais du dispositif institutionnel, pour avoir consacré l’autorisation du travail pénal et la généralisation de l’accès à la main d’œuvre carcérale. Elles ont préparé la première réglementation exhaustive du travail pénal : l’Arrêté du 14 mars 1892. Cet Arrêté du 14 mars 1892 réglementant le travail des prisonniers à l’extérieur, forme un corpus de 16 articles qui ont organisé les principes et procédures d’accès (article1), les conditions de surveillance et d’inspection (article 3, 4 et 5), le contrôle des flux de corvées (article 6, 7), les tarifs (article 8, 9) et le pécule (article 10). Il est intervenu 2 mois après l’ouverture de la main d’œuvre carcérale aux particuliers dont la demande, de plus en plus forte, a commencé à perturber la satisfaction des besoins des services publics habitués à utiliser massivement les détenus dans les travaux de propreté des villes et d’entretien des rues, immeubles et places publiques. L’état des statistiques portant sur cette 64 époque ne permet pas d’évaluer quantitativement la pénurie consécutive à cette ouverture, mais il reste évident que la prison subissait déjà une forte pression des corvées extérieures, particulièrement dans les prisons civiles où la demande était élevée. Dans la prison de Dakar, les corvées mobilisaient jusqu’à 45 détenus par jour sur un effectif moyen de 95 détenus, soit près de la moitié de la population carcérale. Régulièrement, tous les condamnés étaient utilisés dans les corvées qui duraient 5 heures par jour. A ce contexte, il faut ajouter celui de la sécurité. La prison aux effectifs de personnels réduits avait du mal à fournir les gardiens nécessaires pour surveiller les chantiers nombreux et dispersés. Ce double contexte a obligé l’administration coloniale à mieux organiser l’institutionnalisation du travail pénal à travers une réglementation plus stricte et plus large. Mais en prenant un Arrêté sur la main d’œuvre carcérale, elle s’est contentée d’inscrire ses préoccupations dans le texte. D’abord, elle a évité de codifier une tarification dans le texte en laissant au gouverneur le soin de fixer par décision le prix de cession de la main d’œuvre pénale pour chaque cercle et chaque prison civile, sur la base du coût d’entretien. Dans la période, les tarifs ont très peu changé puisqu’ils ont évolué dans la fourchette située entre 0,25 F et 0,35 F par détenu et par journée de travail 115. En plus du souci de satisfaire la demande des services publics, celui d’éviter une concurrence sur la main d’œuvre libre, est une possibilité qu’il ne faut pas écarter a priori. Certes, dans un contexte marqué par l’existence d’un petit nombre d’entreprises privées modernes, seuls les services publics et les activités portuaires faisaient une demande de travailleurs détenus susceptibles de constituer une menace sur la main 115 – ANS, 2G1-7, Sénégal, Rapport annuel, 1901. 65 d’œuvre libre. L’essentiel de cette concurrence était le fait de catégories de manœuvres fortement majoritaires au sein de la population carcérale. Si on considère les tarifs du texte, il y’avait un risque théorique de concurrence. En effet, les entreprises privées, pouvaient accéder à la main d’œuvre pénale en payant seulement le quart du salaire d’un ouvrier libre de même profession (article 8). Dans la réalité, cette concurrence était encore faible. A cette époque où la main d’œuvre pénale comptait très peu d’ouvriers qualifiés, elle n’avait pas provoqué une agitation chez les ouvriers et artisans libres. Ensuite l’administration coloniale a soigneusement ignoré les principes pénitentiaires qui s’attachent au travail pénal qui n’a reçu aucun statut dans le texte. Aucun article ne prévoit l’obligation de travail des condamnés, un des fondements de la prison pénale. Les condamnés travaillent à l’extérieur « sur leur demande » (article1). Dans les chantiers, s’ils ne doivent pas être mêlés aux travailleurs libres (article 4), leurs tenues pénales portent la mention « TP » (Travaux Publics) et nom « P » (Prisonnier) ou « TF » (Travaux Forcés) (article 14), qui sont les signes distinctifs universels du travail pénal et de l’obligation de travail. Inscrit dans les premiers codes pénaux et régimes de prison en Europe, le travail pénal a reçu dans les sciences pénitentiaires comme dans les pratiques carcérales, un statut dans la nouvelle peine dont il est un des principes. Elément constitutif de la peine d’emprisonnement, il doit l’accompagner avec d’autres instruments, pour former le dispositif de la réforme morale. C’est pourquoi le principe de son obligation très tôt passionnément discuté en Europe 116, en a fait un instrument de correction, le principal même dans tous les modèles malgré leur diversité. Les philanthropes lui avaient déjà attribué une fonction morale et éducative 117 et dans le modèle britannique comme dans les maisons centrales en France, le travail est « le facteur central et organisationnel de 116 – Petit, G–J., op. cit 1991, p. 16. 66 la vie quotidienne de la prison du 19ème siècle » 118. La peine ayant une fonction de rachat social, c’est au travail d’en être « le chemin » 119 et « l’agent » 120 privilégiés. Dans les programmes correctifs mis en place, il joue un rôle principal par les vertus pédagogiques et transformatrices : apprentissage d’un métier, habitude du travail, assiduité, sens de la propreté, adoucissement par la cantine, esprit d’épargne, élimination de l’oisiveté favorable aux vices et projets criminels, moyen de réinsertion sociale. Cependant, ce statut doit accompagner celui de châtiment que le travail doit remplir par son obligation, les longs horaires et les punitions infligées. Il est donc aussi un principe de discipline utilisé pour imposer l’ordre carcéral et organiser la surveillance. Ces deux fonctions associées dans le travail pénal pour former son statut (un instrument de correction), est une contradiction caractéristique de la prison pénale. En s’appuyant à la fois sur la punition (châtiment) et la correction (amendement) pour former le statut du travail, la prison pénale fait en effet l’association de deux pôles contradictoires, ce qui explique son ’’impossible’’ réforme 121 et son échec durable. Lorsqu’elle a démarré au Sénégal, ce statut n’apparaît pas dans le dispositif institutionnel mis en place. Dans la période étudiée, les textes n’ont défini aucune fonction du travail pénal, et le principe de son obligation n’est pas institutionnalisé, à l’exception des esclaves qui ne sont pas d’ailleurs des sujets pénitentiaires. Ainsi, la forte utilisation des détenus dans des corvées extérieures ne se faisait sur aucune base réglementaire et aucun principe pénitentiaire. Le colonisateur a organisé le travail pénal dans ce double vide juridique jusqu’au moment où le besoin 117 – Perrot, M., op cit, 1980, p. 101. 118 – Morris et Rothman, op cit, 1998, p. 278. 119 – Perrot, M., op cit, 1980, p. 83. 120 Foucault, M., op cit, 1975, p. 278. 67 d’une forte mobilisation de la force de travail des prisonniers l’a obligé à faire un texte en 1929 pour y inscrire l’obligation du travail des détenus122. Dès le départ, il a ignoré l’organisation du travail intérieur, une disposition du code pénal de 1791 promulgué au Sénégal par l’arrêt du 11 mai 1824 et applicable par le décret du 6 mars 1877123. Lorsqu’en 1905 le président de la Cour d’Assises a constaté l’absence d’atelier dans les prisons, le gouverneur général Roume a interpellé le Lieutenant– gouverneur sur cette anomalie 124. Celui-ci a écrit au responsable des TP et au régisseur de la prison de Dakar pour les consulter sur le genre de travail qui pourrait être confié aux détenus dans des ateliers installés à l’intérieur de prisons 125. Cette démarche menée pour instituer le travail intérieur n’a pas abouti en raison des contraintes que soulevait l’aménagement des ateliers. Parmi celles-ci figuraient le coût élevé des installations techniques et les difficultés de recrutement d’instructeurs et de contremaîtres nécessaires à l’encadrement. Il faut aussi retenir la faiblesse du tissu industriel avec très peu d’entreprises qui auraient besoin de sous–traitance avec ces ateliers, comme ce fut le cas des manufactures avec les centrales en France. Le grand nombre des détenus étant des manœuvres, ces ateliers auraient eu du mal à traiter les commandes des entreprises qui exigeaient des qualifications que n’avaient que quelques détenus. Ces contraintes ont, entre autres raisons, empêché l’émergence d’un travail intérieur dans le dispositif institutionnel du travail pénal centré sur les corvées extérieures. La seule expérience de travail intérieur que nous connaissons dans la période est celle très éphémère (abandonné à cause des prix de revient trop élevés) de la prison de Dakar qui recevait des TP, des cailloux à 121 Perrot, M., op cit, 1980. 122 ANS, 3F 86, Arrêté du 22 février 1929. 123 ANS, 2G1-39, Sénégal, Rapport d’ensemble,1901-1904. 124 ANS, 3F1, Prisons, généralités, 1878 – 1912. 125 Idem. 68 casser 126. Il a fallu attendre 1926 pour qu’intervienne le premier texte instituant des ateliers intérieurs dans la prison de Saint-Louis 127. Comme on peut le constater, le dispositif institutionnel mis en place dans la prison coloniale a ignoré le principe de l’obligation de travail et celui de l’organisation d’un travail intérieur, deux fondements essentiels du statut pénitentiaire du travail pénal. Le texte de 1892 s’est contenté d’organiser l’accès à la main d’œuvre pénale et de fixer les conditions de sécurité. Malgré tout, on peut lui reconnaître le progrès accompli avec l’institutionnalisation du reste incomplète, du produit du travail et du pécule prévu dans les articles 8, 9 et 10.

Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE : L’INTRODUCTION DE LA PRISON COLONIALE 1790-19
Chapitre I : L’émergence de la prison pénale coloniale 1790-1840
L’origine de l’institution physique
La centralisation administrative du comptoir
Le contrôle social du comptoir
L’origine du pénitentiaire
Les fondements juridiques
La distance avec la métropole
Les écarts chronologiques
Les écarts pénitentiaires
Chapitre II : Le démarrage du pénitentiaire 1841 – 19
L’organisation pénitentiaire
Le régime des prisons
Le statut des prisons et le maillage carcéral
Le régime de détention
La police intérieure et le contrôle de la prison
Le régime du travail
Le régime d’entretien
L’architecture de la prison coloniale
Les modèles de construction
La fonctionnalité carcérale
Le personnel pénitentiaire
Le recrutement du personnel pénitentiaire
L’organigramme du personnel pénitentiaire
DEUXIEME PARTIE : LA CRISE CARCERALE : 19 –1945
Chapitre I : La crise institutionnelle
Le disfonctionnement institutionnel : échecs dans la construction d’un modèle coloni
L’inadéquation mode d’aménagement – modèle d’enfermement
Inadéquation construction/personnel – mode de surveillance.
La crise de la détention : échecs dans le modèle d’enfermement carcéral
Le surpeuplement
Les conditions sociales de détention
La crise du travail pénal : échecs dans la mobilisation de la main d’œuvre pénale
Les pénuries cycliques de main d’œuvre carcérale
La faiblesse des rendements de la main d’œuvre carcérale
Chapitre II : Le refus de la prison, rejet et résistance : échecs dans la punition pénitentiaire coloniale
Les fondements du refus : le rejet de la prison coloniale
Les représentations de la prison
Les pratiques marginales de la prison coloniale : illégalismes et dérives
Les stratégies de mise en échec : la résistance
Le contexte de la résistance.
Le rapport à la prison : rejet et appropriation
Le rapport de rejet
Le rapport d’usage : l’appropriation de la prison
TROISIEME PARTIE : LA REORGANISATION PENITENTIAIRE 1927-1960
Chapitre I : La réorganisation pénitentiaire 1927-1944
La réorganisation du régime pénitentiaire
La réorganisation du dispositif réglementaire
La réorganisation des services pénitentiaires
La réorganisation de la sécurité
Le programme de réaménagement des prisons
Le resserrement de la surveillance
La réorganisation du travail pénal
Les nouveaux principes de l’organisation du travail pénal .
La nouvelle base de l’organisation du travail pénal : les camps pénaux
Chapitre II : La tentative de réforme : 1944 – 1960
L’échec de la réorganisation
Les initiatives de réforme
La tentative de 1944
La nouvelle codification de 1947
CONCLUSION GENERALE
Instruments de travail
Sources et bibliographie
Sources : Archives Nationales du Sénégal
Bibliographie
Sur le Sénégal colonial
Sur la prison

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