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COMPLETUDE GNOSEOLOGIQUE
La complétude gnoséologique désigne l’état d’esprit qui caractérise la science ou la philosophie lorsqu’elle ne est pas encore investie par l’exigence et le goût du déchaînement dont le processus de maturation ne s’enclenche qu’à l’intérieur de l’espace paradigmatique du perspectivisme. La complétude qualifie donc une science ou une philosophie qui, animée par l’ardeur juvénile, est toujours prompte à jubiler la détention d’un savoir authentique et absolu, synonyme de béatitude1, car l’âme, vêtue des oripeaux enluminés et veloutés de la satisfaction y est toujours convaincue d’avoir vaincu l’opacité du réel2.
Parce qu’elle se veut la qualification d’un état d’esprit et la peinture de toute approche incrustée dans les postulats de la grande certitude, la complétude gnoséologique n’a pas, à première vue, à se soucier de sa localisation temporelle : elle est atemporelle, parce qu’elle est constitutive de la régression, toujours possible, jusqu’au stade primaire dans l’univers de la connaissance. Néanmoins, l’analyse du mouvement de la pensée philosophico-scientifique à travers l’histoire est en mesure de révéler que les postulats de la complétude ont connu leur essor à un moment où toutes les postures intellectuelles puisaient leur validité et leur pertinence, bref leur légitimité, en plongeant leurs racines dans l’espace défini par le paradigme galiléo-newtonien3.
La science classique, plus ou moins d’obédience galiléo-newtonienne, et l’idéalisme métaphysique, dont les voiles se gonflent essentiellement de vent platonicien, se joignent dans une commune matrice problématique où domine une vision du monde centrée sur la croyance en l’accessibilité de certitudes inébranlables, de vérités absolues4. Cette assise intellectuelle partagée par ces deux pôles de la connaissance définit, d’une part, les postulats de l’îléité de l’univers, de la clôture du monde, et, d’autre part, offre à la systématicité des approches et à l’absoluité des méthodes un espace de validation et de validité.
Aussi sommes-nous fondés à penser que c’est seulement dans l’espace de ce paradigme bimillénaire que Platon pouvait organiser la grande chasse aux Idées absolues et éternelles, que Descartes ne pouvait douter de la possibilité d’une « morale définitive »1 et mettait en œuvre son Projet de Science universelle2, que Leibniz pouvait s’attacher à une « caractéristique universelle » qui rendrait définitivement compte de l’ordre du monde, que Spinoza pouvait s’activer à mettre au point le troisième genre de connaissance, que Kant, malgré le tournant épistémologique qu’il constitue grâce à son chef d’œuvre critique, ne pouvait s’empêcher de voir en Newton le détenteur de la science indépassable, mais aussi et surtout c’est à l’intérieur de cette sphère paradigmatique que Hegel, le bâtisseur du système des systèmes, arrive à concevoir et exposer le Savoir Absolu, autrement dit le savoir de la totalité et la totalité du savoir3.
1 Cf. Georges Pascal, Pour connaître Descartes, Paris, Bordas, 1986, pp. 105-106. L’illustre commentateur nous édifie : « L’homme pourra sans doute et devra s’efforcer de rationaliser sa conduite, mais il n’y parviendra jamais entièrement. Aucune morale définitive ne supplantera jamais la morale provisoire. La logique de l’action ne sera jamais réductible à la logique de la pensée ». S’il en est ainsi, c’est que, chez Nietzsche, la vérité relève d’un exercice in infinitum, d’une détermination active exclusive de toute inflexibilité dogmatique : « La nouveauté de notre position philosophique, c’est une conviction inconnue de tous les siècles antérieurs, celle de ne pas posséder la vérité. Tous les hommes qui nous ont précédés, « possédaient la vérité », même les sceptiques » (OP, § 3[20], p. 336).
LE DECHAINEMENT DE LA CONNAISSANCE
Le chapitre introductif nous a montré que l’optimisme théorique a cloué l’idéalisme métaphysique au piquet de la systématicité des approches. Ne pouvant rien voir d’autre que ce dont la vue était tolérée par la chaîne qui la relie à son propre poteau, la philosophia perennis a décrété que la totalité de ses vues coïncidait avec la totalité du visible. Aussi la complétude gnoséologique n’est-elle que la suite logique et inéluctable de tout optimisme théorique. Comment Nietzsche réussit-il le déchaînement de la connaissance de ce piquet et de cet espace insulaire ? Comment arrive-t-il à déconstruire les schémas totalisateurs ainsi que les paradigmes qui les sous-tendent ?
Ce chapitre, composé de deux sections, tentera d’y apporter des réponses. Le nouvel infini, titre de la première section, portera la réflexion sur les conditions du déchaînement de la connaissance alors que la seconde tentera d’analyser les implications méthodologiques et pédagogiques de cette coupure épistémologique.
LE NOUVEL INFINI
La pensée de Nietzsche est constitutive d’un faisceau de postures théoriques caractéristiques d’une véritable volonté d’étaler les tapis de la connaissance sur l’horizon de l’infini. Il s’agit d’une entreprise de déchaînement du savoir longtemps englouti dans la grisaille de la systématicité des approches de l’idéalisme métaphysique et comprimé par les postulats de la complétude gnoséologique qui définissent le paradigme de la science classique.
Comment s’est opérée cette coupure épistémologique dont la première conséquence a été de déporter la connaissance du monde clos de l’îléité, où elle fut prisonnière, à l’univers infini de l’altérité, où s’effectue son déchaînement ? En d’autres termes, comment Nietzsche arrive-t-il à supplanter l’ancien paradigme ?
Comprendre ce changement de paradigme, à l’intérieur de l’espace du perspectivisme, nécessite la convocation de la mort de Dieu, non pas en vue d’en étudier la survenance ou d’en analyser les diverses occurrences dans le texte, mais plutôt pour célébrer de nouveau cet terrible évènement dans le but de lui restituer sa charge d’avènement épistémologique dont on le dissocie si souvent. A vrai dire, la mort de Dieu rend possible une rupture radicale qui marque la disparition de la vieille vision des choses et l’apparition de ce que Michel Foucault désigne sous le vocable de nouvelle formation discursive1, constitutive du regard de l’homme sur lui-même et ses propres conceptions. C’est dans cette perspective que Simone Goyard-Fabre note : « Un grand tournant de l’histoire du monde et de la pensée est atteint avec la mort de Dieu »2.
Cette mort est à l’origine de la naissance d’une espèce de lumière nouvelle d’une difficile description qui est la cristallisation d’un bonheur, d’un allègement, d’une sérénité et d’un encouragement d’un esprit libéré, car découvrant la possibilité, pour ses vaisseaux, de mettre le voile et de voguer enfin sur l’horizon de l’infini3. Libérés de leur coin auquel ils étaient collés jusqu’à l’exaspération, les chercheurs de la connaissance peuvent désormais s’enivrer et s’exalter dans l’illimité, en toute liberté4. A l’instar des Argonautes5, ils vont, poussés par leur avidité insatiable de science, au-delà de tous les recoins de l’idéal connu6, afin de conquérir les foultitudes de toisons d’or de la connaissance éparpillés dans l’immense territoire de la Colchide de la connaissance, inconnue des navigateurs et aventuriers du monde clos1.
Aussi pouvons-nous dire que la mort de Dieu inaugure et rend effectives la dislocation des anciens schémas totalisateurs ainsi que la chute du mythe de la grande certitude à laquelle l’idéalisme métaphysique et la science classique pensaient accéder. Cet avènement épistémologique, qui assure le déchaînement de la connaissance, n’a pas manqué de bouleverser les anciennes approches méthodologiques ainsi que les principes pédagogiques déjà établis.
PLURALISME METHODOLOGIQUE ET RENOUVEAU PEDAGOGIQUE
Le déchaînement de la connaissance, dont il a été question dans la précédente section, n’a pu se consolider ni même prendre racine, et ne peut pas non plus se hisser au volume de l’espérance qu’il suscite, que parce qu’il s’est appuyée et continue de s’appuyer sur un double socle revu et renforcé aussi bien dans sa structure que dans son déploiement. Il s’agit, d’une part, du pilier méthodologique, conçu comme les voies d’accès au savoir et, d’autre part, de l’espace pédagogique, défini comme les modalités appropriées de transmission de ce savoir. Entre ces espaces, on peut percevoir, sans écueil aucun, une convergence essentielle sous le signe de la stratégie, qui a ici une valeur éminemment cohésive. En effet, Méthodos et Paidéa se déploient et se télescopent dans l’espace stratégique où elles finissent toujours par se muer l’une en l’autre et vice versa, à tel enseigne qu’elles font pour ainsi dire disloquer et éclater toutes les déterminations ayant prétention de les contenir, couver ou insérer dans des tours d’indentifications formelles et de distinctions classiques.
Comment pourrions-nous, après de pareils aperçus et avec une telle faim dans la conscience, une telle avidité de science, nous satisfaire encore des hommes actuels ? » (Idem). C’est Nietzsche qui souligne.
A vrai dire, en se déviant de la pente globale qu’a suivie l’histoire de la philosophie, en fissurant les catégories épistémologiques classiques et, partant, en faisant voler en éclats les postulats de la grande certitude, Nietzsche, par cohérence intellectuelle et au nom d’une exigence théorique, s’est invité à opérer une révision et un renouvellement de ces deux termes constitutifs de l’essence et de la valeur de toute connaissance : méthodologie et pédagogie. Donc, c’est le processus de reconsidération de la notion de connaissance même qui donne le jour à la révision méthodologique et pédagogique.
Chez Nietzsche, le pluralisme ontologique accueille et justifie le pluralisme méthodologique1 qui n’en est finalement que l’écho. L’évanescence et la labilité étant les caractéristiques de l’être, les approches méthodologiques les plus diverses sont recevables afin de pouvoir le traquer avec plus d’assurance. Il y a une communauté de vue entre cette conception nietzschéenne de la méthode, constitutive des exigences du perspectivisme, et les conceptions modernes qui énoncent la non homogénéité de la réalité et l’impossibilité d’une perspective unique jouissant du privilège de l’appréhender sans reliquat2.
Il y a, pour ainsi dire, des sphères irréductibles, des plans distincts du réel ; c’est cette spécificité de la réalité qui fait obstacle à la pertinence d’une méthode générale3. Il s’agit ici d’une méthode positive et pluraliste qui réfute tout procédé général de recherche4. A la place d’un ensemble de règles déterminées dont l’application assure l’accès à la vérité, Nietzsche nous présente une discipline intellectuelle, une attitude de l’esprit. Tout étant immensément personnel, « incomparablement individuel », toute extension d’une détermination vérifiée pour une chose à une autre, toute inférence de l’actuel au futur et tout usage, dans l’étude d’objets distincts, des mêmes procédés sont frappés d’interdiction dans l’esprit méthodologique nietzschéen1. Il s’agit, on le voit, d’un véritable individualisme méthodologique qui prône le déchaînement de la recherche par une orientation novatrice visant l’élargissement des initiatives et l’inscription de l’activité philosophique dans des perspectives plus vastes, voire infinies.
Ce pluralisme méthodologique est solidaire d’un renouvellement pédagogique. La Paidéa nietzschéenne se veut une véritable invite à la libération, à l’autonomie et à la responsabilisation du disciple toujours sous la tutelle d’un maître tutélaire. Nietzsche inaugure un enseigner exclusif de tout discours professoral institutionnalisé. Ce qui se trouve rejeté, ce n’est pas tant la notion de professorat que l’âme professorale qui, à travers plus deux mille ans de philosophie, s’est adjugée l’unique abreuvoir auquel tout assoiffé de la connaissance pouvait étancher sa soif. L’enseignement se procédait alors sous le mode purement institutionnel où était quasi inopérante une authentique interaction et où, partant, le savoir enseigné constituait une somme de vérités cristallisées ayant statut de révélation.
L’originalité de la pédagogie nietzschéenne réside dans le rapport véritablement nouveau, qui instaure, entre le maître et le disciple, un style et un climat tout aussi nouveaux de quête, d’échange et d’enrichissement du savoir. L’aspect le plus remarquable de cette pédagogie, c’est le décentrement effectif de ce autour de quoi s’articulait toute activité d’enseignement. Ce qui importe désormais, c’est moins la somme de connaissance à acquérir que le dressage de l’acquéreur. Un enseignement focalisé sur le savoir à transférer finit subrepticement par faire du maître le personnage central, voire uni-central, l’axe et le pivot du système, avec comme dommage inéluctable la surestimation de son statut, véritable facteur de compression, de subordination et d’asservissement de l’esprit du disciple. C’est la raison pour laquelle le schéma pédagogique que préconise Nietzsche se pose en s’opposant à la conception classique prédominante où le maître, dans un subtil processus d’endoctrinement, couve et materne le disciple. Contre toutes les procédures médicales en vigueur, Nietzsche coupe le cordon ombilical liant le maître (mère) au disciple (fœtus) au moment où ce dernier n’a pas encore vu le jour dans l’espace du savoir. Ce qui est obtenu en retour, c’est paradoxalement une singulière complicité fondée désormais sur la rupture, le divorce. Cette idée du maître délaissant ses disciples et celle du disciple n’accédant à la noblesse intellectuelle que par infidélité au maître, se rencontrent dans toute l’œuvre de Nietzsche1.
Cette rupture, dont la première conséquence est la pulvérisation du discours professoral, est à vrai dire le seul garant de la souveraineté du disciple, libéré par la même occasion des tentations faciles de mimétisme de caméléon2. Ce qui se joue ici, ce n’est pas simplement bien faire la tête du disciple, encore moins la remplir. Le souci est plutôt axé sur cette tâche infiniment plus compliquée consistant en la culture de caractères forts et originaux ; les seuls à même de fréquenter sans berger ni chien de garde les prairies et les forêts de la connaissance jonchées de ronces et d’épines, décorées de glissantes pentes escarpées et par-dessus tout hantées de bien des démons terribles.
Le disciple zarathoustrien, délaissé à lui-même, connaîtra l’épreuve de la « septuple solitude » et sera à bien des égards comparable à un anachorète vivant dans une thébaïde. C’est ainsi qu’il sera en mesure de commercer avec les hautes sphères de l’esprit, de poser son talon sur l’enclume qu’est l’esprit3, de subir la cruauté du divin marteau de l’esprit4, en incisant dans sa propre chaire afin d’accéder à la connaissance comme l’esprit, évitant ainsi la superficialité de ceux qui n’aperçoivent que les étincelles de l’esprit5.
En vérité, c’est moi qui vous le conseille : éloignez-vous de moi et défendez-vous contre Zarathoustra. Et mieux encore, ayez honte de lui. Peut-être vous a-t-il trompés.
Le chercheur du vrai doit pouvoir non seulement aimer ses ennemis mais aussi haïr ses amis.
C’est mal récompenser son maître que de rester toujours son disciple. Et pourquoi ne voulez-vous pas effeuiller les fleurs de ma couronne ?
Vous avez pour moi de la vénération ; mais qu’arrivera-t-il si un jour votre vénération s’effondre ? Gardez-vous d’être écrasés par la chute d’une statue.
Vous dites que vous croyez en Zarathoustra ? Mais qu’importe Zarathoustra ? Vous croyez en moi ? Mais qu’importent tous les croyants !
Vous ne vous étiez pas encore cherchés quand vous m’avez trouvé. Ainsi font tous les croyants, c’est pourquoi toute croyance importe si peu.
Maintenant je vous ordonne de me perdre et de vous trouver ; et quand vous m’auriez tous renié, alors seulement je reviendrai parmi vous ».
CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE
Les systèmes philosophiques de l’idéalisme métaphysique, malgré leurs différences et même leurs différends, peuvent être saisis monolithiquement comme une entité théorique enfermée dans l’îléité de ses propres paradigmes. Prisonnière du mirage de l’absolu, du désir de possession de l’absolu, la philosophia perennis a fini par subir le diktat de cet absolu. Son optimisme théorique l’a enfermée dans la complétude gnoséologique qui cautionne la systématicité des approches exclusives de tout renouvellement et refondation théoriques, pourtant véritables facteurs d’amélioration progressive et d’enrichissement du savoir.
L’épistémologie nietzschéenne, en se déviant de la pente globale suivie par l’idéalisme métaphysique, s’est ipso facto attelée à la déconstruction des paradigmes sur lesquels reposaient les schémas totalisateurs de la philosophia perennis ainsi qu’au déchaînement de la connaissance. C’est dans ce cadre que nous avons essayé de comprendre comment le perspectivisme constituait, à l’intérieur des pratiques discursives philosophico-scientifiques, une coupure épistémologique qui a été à l’origine de considérables implications méthodologiques et pédagogiques.
Cependant, comme ces implications intrinsèques à la pensée nietzschéenne peuvent apparaître insuffisantes pour asseoir l’idée de tournant épistémologique dont l’effet est nécessairement extensible aux approches ultérieures, nous avons jugé judicieux d’aborder la deuxième partie dont nous attendons une analyse de l’acuité et de l’actualité épistémologiques du perspectivisme.
Le premier chapitre sera axé sur l’héritage épistémologique du perspectivisme tandis que le second se penchera sur les rapports entre la pensée de Nietzsche et les postures théoriques qui se déploient dans cette ère de bouleversement épistémologique qu’on appelle la postmodernité.
Table des matières
INTRODUCTION GENERALE..
PREMIERE PARTIE : DU MONDE CLOS A L’UNIVERS INFINI
Introduction de la première partie
CHAPITRE 1 : DE LA PHILOSOPHIA PERENNIS
1.1 L’optimisme théorique
1.2 Complétude gnoséologique
CHAPITRE 2 : LE DECHAINEMENT DE LA CONNAISSANCE
2.1 Le nouvel infini
2.2 Pluralisme méthodologique et renouveau pédagogique
Conclusion de la première partie
DEUXIEME PARTIE : PERSPECTIVISME : ACUITE ET ACTUALITE EPISTEMOLOGIQUES
Introduction de la deuxième partie
CHAPITRE 1: HERITAGE EPISTEMOLOGIQUE DU PERSPECTIVISME
1.1 Les vertus du faillibilisme
1.2 Perspectivisme et falsificationnisme
CHAPITRE 2 : NIETZSCHE ET LA POSTMODERNITE
2.1 Nietzsche, précurseur de la postmodernité
2.2 La postmodernité
Conclusion de la seconde partie
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE