Harmonisation et concurrence normative en droit européen des sociétés

Une approche économique du droit tend à considérer la circulation des opérateurs économiques au sein de l’Union Européenne comme étant le résultat d’un forum shopping récompensant les ordres juridiques ayant développé un cadre réglementaire favorable à l’exercice des activités économiques . Une variante de cette approche confère un rôle prépondérant au droit des sociétés . Dans cette optique, les cadres normatifs des États membres sont considérés tels que des « produits » en compétition entre eux en vue d’attirer une « clientèle » constituée par les opérateurs économiques . Ainsi, le producteur du droit le plus efficace attirerait davantage de clients, provenant d’ordres juridiques offrant un droit considéré comme étant moins efficace. Les législateurs concurrents seraient dès lors poussés à adopter des réformes . Ce sont les éléments constitutifs de la « concurrence normative » . Ce phénomène, qui aurait d’abord fait son apparition aux États-Unis et qui aurait eu comme centre de force centripète le Delaware , est désormais consacré, notamment, dans la doctrine et la jurisprudence de l’Union Européenne.

Droit de l’Union Européenne

Au cœur du projet européen, nous trouvons la création d’un marché commun caractérisé par la libre circulation des agents économiques. Le concept d’économie de marché ouverte et contestable a été consacré aussi bien dans les traités qu’en tant que principe général du droit européen.

La finalité ainsi poursuivie est celle de garantir la croissance, la productivité et un niveau suffisant de concurrence, afin de menacer les positions consolidées de monopole ou de position dominante. Le moyen choisi pour atteindre cet objectif est de briser les barrières réglementaires  et les avantages sélectifs injustifiés, souvent fruits de nationalisme économique, en ouvrant les portes des marchés nationaux aux nouveaux entrants capables d’effectuer une meilleure allocation des ressources. Cette dynamique devrait également pousser les États membres vers une meilleure allocation des ressources budgétaires .

En effet, les sociétés restent régies principalement par les droits nationaux et il n’est pas impossible qu’un établissement reste otage de l’ordre juridique de constitution . Dans ce contexte, le législateur européen s’est efforcé, d’une part, d’introduire un cadre juridico économique favorisant la libre circulation des opérateurs économiques et la liberté d’entreprise et d’autre part, de pénaliser les réactions protectionnistes des États qui voudraient défendre leur économie nationale de la concurrence opérée par les opérateurs étrangers. Suite aux difficultés rencontrées en phase d’adoption des instruments législatifs pertinents, un rôle prépondérant dans la libéralisation5en matière de liberté d’établissement a été joué par la jurisprudence de la CJ.

Nous proposons de passer ici en revue les principales bases légales et les initiatives législatives en matière de droit des sociétés. Ensuite, nous insisterons sur l’action jurisprudentielle de la CJ dans ce domaine, ainsi que sur ses conséquences sur la concurrence normative entre États membres.

Législation – Harmonisation positive

Droit primaire

L’article 44, (2), (g) du Traité CE donnait déjà mission aux organes législatifs de l’Union d’exercer leur fonction « en coordonnant, dans la mesure nécessaire et en vue de les rendre équivalentes, les garanties qui sont exigées, dans les États membres, des sociétés au sens de l’article 48, alinéa 2, pour protéger les intérêts tant des associés que des tiers» . Sans modification du libellé, nous trouvons actuellement cette mission à l’article 50, (2), (g) TFUE et cela sert de base légale pour l’œuvre d’harmonisation menée par la Commission Européenne. Les termes «harmoniser » et « équivalent », unis à la réserve « dans la mesure du nécessaire » expriment la volonté de rapprocher les droits nationaux, sans les remplacer par le droit dérivé ni les rendre identiques. Ceci reste néanmoins possible au travers de la clause résiduaire de compétence prévue à l’article 352 TFUE, qui a servi de base légale pour la création de la SE, SEC, GEIE et pour la proposition de SPE, bien qu’en l’espèce, ces instruments aient été substitués au droit national en petite mesure. L’ancien article 220 CE, de son côté, chargeait les législateurs nationaux de négocier en vue de garantir « la reconnaissance mutuelle des sociétés au sens de l’article 48, deuxième alinéa, le maintien de la personnalité juridique en cas de transfert du siège de pays en pays et la possibilité de fusion de sociétés relevant de législations nationales différentes ». Cela ne constituait pas une « réserve de compétence »  pour les États membres et il ne fut, en tout état de cause, pas repris dans le TFUE.

Néanmoins, nous pouvons considérer que le ratio de cette disposition se retrouve dans les provisions générales de l’article 4 (3) TUE.

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Aux articles 49, (2) et 54 TFUE, lus conjointement, est énoncé « l’un des principes fondamentaux du droit de l’Union» : la liberté d’établissement réservée aux personnes morales. Cette notion vise en réalité deux libertés complémentaires. D’une part, nous trouvons la liberté d’établissement primaire, qui est définie par CORBISIER comme étant le procédé d’« une société qui quitte le territoire de son État d’origine pour aller s’établir dans un autre État membre sans rupture de sa personnalité juridique, ayant pour cela recours soit au procédé de la fusion transfrontalière soit au transfert de siège de son État d’origine vers l’État membre d’accueil» . D’autre part, une société peut ultérieurement utiliser sa liberté d’établissement secondaire afin d’installer une succursale, une filiale ou un dispositif similaire, sur le territoire d’un autre État membre et y exercer toutes ou une partie des activités. Dans ce contexte, deux questions fondamentales se posent : premièrement, l’octroi de la personnalité juridique aux opérateurs qui entendent se constituer sur leur territoire ; deuxièmement, la reconnaissance des opérateurs établis ailleurs et qui souhaitent installer un établissement secondaire. Une disposition de droit national peut restreindre ces libertés, à condition qu’elle soit mise en œuvre de manière non discriminatoire, qu’elle soit fondée sur des raisons impérieuses d’intérêt général  et qu’elle soit apte et nécessaire à atteindre l’objectif poursuivi. Les justifications loisibles pour restreindre légitimement les libertés énoncées aux articles 49 et 54, se trouvent à l’article 52 TFUE. Remarquons d’emblée que ces raisons, bien que non exhaustivement reproduites dans cette disposition, doivent atteindre l’un des objectifs poursuivis par les traités et ne peuvent pas recouvrir des justifications de nature économique .

À la sortie des conflits mondiaux, différents courants idéologiques s’affrontaient sur le champ économique européen. Les divergences entre États membres dues, inter alia, aux différentes traditions juridiques, avaient déjà en 1957 forcé les rédacteurs du Traité de Rome à privilégier une approche neutre (également dénommée « principe de neutralité »), fruit d’un compromis politique. En termes de liberté d’établissement, le législateur européen a opté pour le fait de laisser aux États membres une double possibilité. Ainsi, l’article 54 TFUE permet de déterminer la lex societatis d’une société sur base, soit de l’État où se situe son principal établissement, soit de celui dans lequel est situé son siège statutaire.

Le premier critère se base sur la théorie dite du « siège réel » ou du siège « effectif», notion non granitique qui renvoie notamment aux notions de « principal établissement », « centre de décision » , « centre de direction », « administration centrale »  ou « head office » . Dans la pratique, une appréciation in concreto est effectuée en vue, généralement, de déterminer le centre où les décisions cruciales de la société sont prises, spécialement par le conseil d’administration et l’assemblée générale.

Table des matières

INTRODUCTION
TITRE I – PRÉCISIONS TERMINOLOGIQUES ET METHODOLOGIQUES
TITRE II – LES RÉGULATEURS
CHAPITRE 1 – DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE
Section 1 – Législation – Harmonisation positive
Sous-section 1 – Droit primaire
Sous-section 2 – Tentative de convention entre États membres
Sous-section 3 – Droit dérivé
§1 – Deuxième directive
§ 2 – Dixième directive
§ 3 – Onzième directive
§ 4 – « Quatorzième » directive
Section 2 – Jurisprudence de la Cour de Justice – Harmonisation négative
Sous-section 1 – La préhistoire de la politique jurisprudentielle
§ 1 – Arrêt Segers
§ 2 – Arrêt Daily Mail
Sous-section 2 – Affaires ayant déclenché une intervention législative nationale
§ 1 – Arrêt Centros
§ 2 – Arrêt Cadbury Schweppes
§ 3 – Arrêt Überseering
§ 4 – Arrêt Inspire Art
§ 5 – Sous-conclusion
Sous-section 3 – Affaires ayant entraîné une intervention législative européenne
§ 1 – Arrêt Cartesio
§ 2 – Arrêt Vale
§ 3 – Arrêt SEVIC
§ 4 – Arrêt Polbud
§ 5 – Future affaire All in One Star ?
§ 6 – Sous-conclusion
CHAPITRE 2 – DROIT DES ÉTATS MEMBRES
Section 1 – Normes favorisant la concurrence normative
Sous-section 1 – Conversion de critère de rattachement
Sous-section 2 – Suppression du capital minimum
Sous-section 3 – Régimes particuliers – Droit de vote multiple
Section 2 – Normes faisant obstacle à la concurrence normative
Sous-section 1 – Absence de procédure de transformation transfrontalière
Sous-section 2 – Refus de reconnaissance de la personnalité juridique
Sous-section 3 – Imposition d’obligation supplémentaire pour les sociétés étrangères
TITRE III – LES OPERATEURS ECONOMIQUES – IMPACT DE LA TAILLE
CHAPITRE UNIQUE – LES PME
Section 1 – Définition de PME et de micro-société
Section 2 – Mobilité des opérateurs de taille réduite
Section 3 – Impact de l’harmonisation positive du droit européen sur les opérateurs de taille réduite
CONCLUSION

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