Globalisation financière et fragilités économiques et bancaires
Les crises turques dans la littérature des crises de change
Introduction
Le contexte de forte instabilité économique et financière mondiale des années 1980 et surtout des années 1990, affectant en particulier les pays émergents, n’a pas épargné l’économie turque. La dernière décennie du 20ème siècle s’est en effet caractérisée pour la Turquie par de fortes instabilités économiques et politiques et par des crises financières importantes, survenues d’abord en avril 1994, puis en février 2001. Quelles ont été les déterminants de ces crises ? Sur quel cadre théorique des crises peut-on se baser pour les expliquer ? Présentent-elles des caractéristiques communes ou proviennent-elles d’origines différentes ? Partant, nous analysons de façon théorique les différents modèles de crise de change afin de mieux comprendre les facteurs qui ont poussé l’économie turque dans un processus de crises. Dans cette partie, nous présentons l’évolution des différents modèles de crise de change. Dans le premier chapitre, nous commençons par les modèles de crise de première génération et présentons ensuite les modèles de crise de deuxième génération. Nous détaillons enfin les effets stylisés de la crise turque de 1994 correspondant à ce cadre d’analyse. Dans le deuxième chapitre, nous examinons d’abord les modèles de troisième génération, dits aussi modèles de crise intergénérations, à travers lesquels nous expliquons ensuite la crise turque de 2001. Ce type d’analyse critique vise, d’une part, à appréhender la logique de ces modèles pour expliquer les crises turques et, d’autre part, à en tirer les indicateurs théoriques susceptibles d’être intégrés dans un système d’alerte de crises de change, qui constitue la deuxième partie de ce travail de recherche.
Les modèles traditionnels de crise de change et la crise turque de 1994
La théorie traditionnelle des crises de change regroupe deux types d’approches (Eichengreen et al., 1994, 1995) : les modèles de première génération et les modèles de deuxième génération. Selon la première approche, les crises sont la conséquence des déséquilibres économiques persistants dans une économie optant pour un régime de change fixe. En revanche, la deuxième approche insiste sur le caractère autoréalisateur des crises de change dans un contexte d’équilibres multiples. Dans ce sens, les crises ne sont pas forcément la conséquence de déséquilibres économiques insoutenables, mais peuvent résulter d’un simple changement d’anticipation des agents économiques. Quant à la crise financière turque de 1994, elle présente en grande partie les caractéristiques de la première approche avec la dégradation d’un certain nombre de fondamentaux économiques, notamment des déficits publics et courants excessifs, un stock croissant de dette interne et externe et un taux d’inflation élevé).
Les modèles standards de crise de change
Les modèles de crises de première génération
La première génération de modèles de crise de change s’inscrit dans la lignée des articles fondateurs de Krugman (1979) et de Flood et Garber (1984), selon lesquels la crise est indissociable des déséquilibres monétaires et/ou budgétaires persistants dans une économie où le taux de change est fixé. La croissance excessive du crédit domestique suite à la monétisation d’un déficit budgétaire dans un régime de change fixe conduit à la perte progressive des réserves de change du Gouvernement. Lorsque Chapitre 1. Les modèles traditionnels de crise de change et la crise turque de 1994 15 ces réserves atteignent un niveau critique, connu par les investisseurs, au-dessous duquel le taux de change fixe n’est plus soutenable, une attaque spéculative se déclenche contre la monnaie domestique, épuisant ainsi le reste des réserves du Gouvernement qui se trouve contraint de laisser flotter sa monnaie. Dans cette section, nous présentons les fondements des modèles de Krugman (1979) et de Flood et Garber (1984), en détaillant également les extensions apportées à ces modèles de base.
La dégradation insoutenable des fondamentaux économiques : modèle fondateur de Krugman (1979)
Krugman (1979) affirme que les crises de change ont des caractéristiques communes. Une crise de Balance des paiements survient lorsqu’un Gouvernement n’est plus capable de maintenir la parité fixe de son taux de change en raison d’un stock limité de réserves en devises. L’action du Gouvernement sur le maintien de la fixité de son taux de change est alors limitée à la mobilisation de ses réserves. Krugman considère, sous l’hypothèse des anticipations parfaites (perfect foresight), une petite économie ouverte qui produit un seul bien commercial. Le prix de ce bien est égal au prix du bien étranger exprimé en monnaie domestique selon la parité du pouvoir d’achat (PPA).8 P sP = * (1.1) 8 Notons que nous n’effectuons pas de résolution mathématique des modèles économiques présentés dans le cadre de ce travail de recherche afin de ne pas être répétitif, puisque un certain nombre de travaux (Agénor, Bhandari et Flood, 1991, Mametz, 2001 et Arias, 2004 entre autres) l’ont déjà réalisée. Chapitre 1. Les modèles traditionnels de crise de change et la crise turque de 1994 16 où P et P* sont respectivement le niveau des prix domestiques et étrangers et s le taux de change nominal. Etant donné que le niveau des prix étrangers est supposé fixe, P* 1 = , nous pouvons ainsi récrire l’équation (1.1) comme P s = . L’économie considérée possède des prix et des salaires parfaitement flexibles, assurant ainsi que la production qui est supposé être exogène se trouve toujours à son niveau de plein emploi Y . La Balance commerciale réelle B , qui est aussi égale, ici, au solde du Compte courant, est établie par la différence entre la production et les dépenses : B Y G C Y T W = − − − ( , ) 1 2 C C, 0 > (1.2) où G symbolise les dépenses publiques réelles, C la consommation, T les taxes réelles et W la richesse privée réelle des agents domestiques. Dans cette économie, les investisseurs sont supposés avoir un choix d’actifs limité entre les monnaies domestique et étrangère. Il faut noter que sur ces deux monnaies le taux d’intérêt nominal est nul. La richesse totale des agents domestiques est donc constituée de la valeur réelle de leurs avoirs en monnaie domestique M P/ et en monnaie étrangère F . W M P F = + / (1.3) Dans cette économie, les investisseurs étrangers ne détiennent pas d’avoirs en monnaie domestique contrairement aux opérateurs domestiques, ce qui exclut alors leur responsabilité dans le déclenchement d’une crise de Balance des paiements. M est le stock de monnaie en circulation et, à l’équilibre, les résidents domestiques cherchent à ne détenir que de la monnaie nationale dans un comportement d’optimisation de leur richesse. La condition d’équilibre de portefeuille s’écrit ainsi : Chapitre 1. Les modèles traditionnels de crise de change et la crise turque de 1994 17 M P L W / = (π ) 1 L < 0 (1.4) où π est le taux d’inflation anticipé, étant également le taux de dépréciation anticipée du taux de change fixe. Dans cette économie, un Gouvernement ayant un déficit budgétaire G T− possède deux options pour le financer : émettre de la monnaie domestique M P/ & ou puiser dans ses réserves de change R& . Sa contrainte budgétaire s’écrit alors : M P R G T g M P / / + = − = ( ) & & (1.5) Lorsque le Gouvernement s’engage à défendre la fixité de son taux de change, le financement de son déficit dépend du désir des investisseurs privés d’acquérir ou non de la monnaie domestique supplémentaire. R G T S = − − + ( ) & l (1.6) L’émission de la monnaie excessive réduira progressivement les réserves du Gouvernement même si l’épargne privée S est nulle au départ, puisque le Gouvernement émettra davantage de monnaie domestique que ce que les investisseurs privés voudront détenir. L’excès de monnaie en circulation sera donc stérilisé par l’échange de monnaie nationale contre la monnaie étrangère. Lorsque les réserves de change du Gouvernement atteignent un seuil inférieur critique, les spéculateurs, anticipant l’abandon du taux de change fixe, cherchent à acquérir le reste des réserves par une attaque spéculative qui précède toujours l’épuisement des réserves. L’attaque spéculative fait donc avancer la date d’épuisement des réserves, autrement dit, la date de déclenchement d’une crise de Balance des paiements. Quant aux investisseurs privés, ils évitent des pertes de capital, en anticipant la dévaluation de la monnaie domestique qui aura lieu suite à l’abandon du régime de change fixe. Si ce comportement se généralise, les réserves du Gouvernement seront complètement éliminées. Pour le Gouvernement, l’attaque représente une liquidation de ses réserves, tandis que pour les résidents domestiques, elle représente la variation de la composition de leurs portefeuilles en faveur de la monnaie étrangère, ce qui leur permet d’éviter des pertes de capital.
INTRODUCTION GENERALE. |