Ghost Writing and Writing Ghosts
« Il nous faut un lendemain » : la mémoire, un enjeu de construction
Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe, Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur, Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe 38 Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.57 – Victor Hugo Dans cette dernière sous-partie de mon premier axe de réflexion, j’étudierai la notion de droit au silence face au traumatisme, qui est le corollaire du droit à la parole. Ensuite, j’élargirai cette idée en développant la notion de libre arbitre dans le rapport à la mémoire, avancer et évoluer après un traumatisme étant aussi un choix. Pour conclure, à travers l’analyse de la fin de Beloved, je m’intéresserai aux enjeux et à la désirabilité du récit de la mémoire. a – Le droit au silence S’il est possible de dépasser le traumatisme par la parole, ce processus découle du bon vouloir de l’individu concerné ; il n’est en aucun cas souhaitable, sinon possible, de forcer le récit de la mémoire. Ainsi, de même qu’un droit à la parole est nécessaire pour formuler un mal-être – c’est Morrison, en tant qu’auteure, qui prête sa voix à ceux qui ne peuvent plus se faire entendre – il existe un droit au silence face à un deuil trop écrasant pour être exprimé. Dans son article, Schurmans cite Françoise Vergès58 pour expliquer ce droit au silence : Pouvons-nous entendre la parole énoncée par la personne asservie ou bien l’accumulation d’images (corps torturé, bouche bâillonnée) impose déjà toujours un filtre qui rend cette parole inaudible ? Et la femme asservie, estelle deux fois mise au silence, comme esclave et comme femme ? La doxa ne prétend-elle pas qu’il faut accéder à la liberté – mais quelle est la définition de cette ‘liberté’ – pour être capable d’énoncer ? Le droit au silence, au refus de parler car parler serait adopter le vocabulaire de l’autre avant même d’avoir pu inventer une traduction, n’est-il pas un droit imprescriptible et qu’il faut respecter ? (8) Ainsi, si Morrison reconnaît et respecte le droit au silence, elle a elle-même fait le choix de formuler le récit de la mémoire à travers son œuvre et à sa façon, comme le montre Anna Iatsenko dans son essai intitulé “Bodies, Music, and Embodied Cognition in Toni 57 Hugo, « Demain, dès l’aube », Les Contemplations, 1856. 58 Vergès, « Exposer l’esclavage », Africultures, nº91. 39 Morrison’s Fictional Works” : « Morrison identifies the silences with respect to the trauma of slavery and, simultaneously, acknowledges and acts upon the need to voice these silences in her writing in order to work through the trauma of slavery » (58). Pour autant, l’expression « to voice these silences » ne signifie pas les remplacer par du bruit, mais bien les souligner, les mettre en valeur en tant que silences, bien plus révélateurs que n’importe quelle parole : « Morrison’s answer is a ‘creative listening’ and imaginative revisioning that listens to the silences of traumatic history and, rather than trying to fill them in, appreciates the silences as silences » (Weinstock 88). Pourtant, Morrison répond, dans Beloved, à la question posée par Doudou Diène, citée elle aussi par Schurmans, qui s’interroge sur la double nature du traumatisme mémoriel lié à l’esclavage, en le matérialisant justement dans un être qui est tout sauf silencieux et invisible : Comment exposer ces deux choses, le silence et l’invisibilité ? […] Comment exposer la chaîne, c’est-à-dire le fait matériel de la capture, de la souffrance, de la déshumanisation, le fer ? Mais comment exposer aussi le lien ? Parce que cette chaîne, derrière sa tragédie et sa violence, a aussi été une rencontre. Comment exposer quelque chose qui n’est pas simplement de la nature de la mémoire mais également de la conscience et qui n’est pas seulement une affaire du passé mais qui a une réalité profonde, présente ? » (6) Comme j’ai eu le loisir de le souligner au cours de cette réflexion, le refoulement et le silence des personnages de Beloved ne signifient pas pour autant que ces derniers ont tout simplement oublié leurs traumatismes ; selon Paul Connerton59, cité par Schurmans, il s’agit en effet d’un réflexe de survie face à un trop-plein émotionnel : We cannot, of course, infer the fact of forgetting from the fact of silence. Nevertheless, some acts of silence may be an attempt to bury things beyond expression and the reach of memory; yet such silencings, while they are a type of repression, can at the same time be a form of survival, and the desire to forget may be an essential ingredient in that process of survival. (16) Toutefois, si le silence ne permet pas de guérir mais seulement de protéger pour un temps, cela pose une problématique que Weinstock formule ainsi : « How does one live 59 Connerton. « Seven Types of Forgetting », Memory Studies, Vol 1. 40 with a history or an inheritance that is too painful or shameful to be remembered—one that an individual or an entire culture desperately whishes to forget—and yet which is too important to be forgotten? » (81). De fait, l’exemple des personnages de Beloved montre bien la douleur que représente vivre avec un souvenir trop douloureux pour être évoqué mais trop important pour être oublié. Comme le souligne Morrison elle-même dans son entretien avec Darling, il s’agit donc d’évoquer ce souvenir d’une façon adéquate ; elle propose ainsi la littérature comme medium : « There is a necessity for remembering the horror, but of course there’s a necessity for remembering it in a manner in which it can be digested, in a manner in which the memory is not destructive. The act of writing the book, in a way, is a way of confronting it and making it possible to remember » (248). Par conséquent, le roman serait le parfait moyen de se souvenir, de rendre possible et supportable le devoir de mémoire ; cela permettrait d’appréhender la mémoire dans un esprit de création et non de destruction.
Le choix de la (re)construction
L’écriture agit comme relation au passé et à la mémoire ; le passé devient « histoire vivante » et possède donc une influence certaine sur le présent, comme Morrison l’explique dans une interview avec Bessie Jones et Audrey Vinson : « [W]hat makes one write anyway is something in the past that is haunting, that is not explained or wasn’t clear so that you are almost constantly rediscovering the past. I am geared toward the past, I think, because it is important to me; it is living history » (171). Selon Dean Franco60, c’est au lecteur que revient le choix et la responsabilité de développer un rapport à la mémoire bénéfique et productif : Beloved is a novel that makes the past feel painfully present to readers, as to many of the novel’s critics have attested. If such an experience is going to amount to a reckoning beyond haunting, and if we are ever to look up from the open grave constituted by the book in our hands, it is up to the reader to establish ‘critical distance’ between past and present. (123) De fait, Beloved, en tant qu’œuvre littéraire, lance un défi car elle encourage le lecteur afro-américain à faire le choix de la confrontation avec une mémoire commune refoulée afin d’entamer un processus de guérison : The very existence of Beloved, let alone our reading the work, becomes a cosmic application of a necessarily stinging bluestone for every Africana (sic) person who bears but has ignored the genetic scars of slavery in order to survive but must remember every fragmented affliction in order to heal and evolve fully. (Washington T. 64) La mémoire refoulée – symbolisée, dans le cas de Paul D, par une boîte en étain – agit telle une boîte de Pandore : une fois le barrage rompu, son cours est inarrêtable. Beloved, par sa présence, ses questions et son attitude intrusives, « force » le for intérieur des membres des habitants du 124 : « ‘Beloved.’ [Paul D] said it, but she did not go. She moved closer with a footfall he didn’t hear and he didn’t hear the whisper that the flakes of rust made either as they fell away from the seams of his tobacco tin. So when the lid gave he didn’t know it” (117). Il subsiste une ambiguité concernant Paul D atteignant ce que Morrison nomme « the inside part » ; celle de savoir s’il s’agit d’une métaphore pour le sexe de Beloved62 ou bien de la boîte d’étain de Paul D qui cède et dévoile son contenu : « What he knew was that when he reached the inside part he was saying, ‘Red heart. Red heart,’ over and over again. Softly and then so loud it woke Denver, then Paul D himself. ‘Red heart. Red heart. Red heart’ » (117). Toujours est-il qu’avec Beloved, Paul D retrouve une partie de son humanité perdue avec son « cœur rouge » : ‘Well, ah, this is not the, a man can’t, see, but aw listen here, it ain’t that, it really ain’t, Ole Garner, what I mean is, it ain’t a weakness, the kind of weakness I can fight ’cause cause something is happening to me, that girl is doing it, I know you think I never liked her nohow, but she is doing it to me. Fixing me. Sethe, she’s fixed me and I can’t break it.’ (126-127) Il est clair ici que le changement qui s’opère chez Paul D transcende le langage, et est source à la fois de confusion, de désorientation, et de révélation ; Paul D se trouve au seuil d’une nouvelle vie.63 Ainsi, la confrontation avec Beloved n’est pas indésirable en soi puisqu’elle permet d’amorcer un processus de guérison.
INTRODUCTION.1 CHAPITRE III – EXPRIMER L’INEXPRIMABLE : LA PROTÉIFORMITÉ DU LANGAGE |