Geste, danse (classique) et phénomène de la grâce

Geste, danse (classique) et phénomène de la grâce

Pour redéployer le concept de grâce et tâcher de mieux déterminer la pertinence de son application à la danse classique, nous procéderons en deux temps. Dans notre chapitre 7, nous retracerons une histoire conceptuelle de la notion, et en particulier des liens qui l’unissent à la danse classique : si c’est au début du XXe siècle qu’elle s’est trouvée érigée au rang d’essence de la danse classique, elle a en effet occupé une place cruciale tout au long de l’histoire du ballet. Dans notre chapitre 6 cependant, nous souhaitons en passer d’abord par une analyse du phénomène de la grâce, c’est-à-dire de ses conditions d’apparaître, afin d’interroger dans quelle mesure celles-ci se trouveraient réalisées de manière spécifique en danse classique. Nous chercherons ainsi à affiner une distinction qui a commencé à se faire jour à la fin du chapitre 5, entre la grâce comme événement et la codification du gracieux. I. Quand la grâce apparaît. 1. Figures de la grâce. Des Trois Grâces de Botticelli1 à Audrey Hepburn, en passant par la Psyché de Canova2 , la voix de Delphine Seyrig ou « cette drôle de joie » d’Ella Fitzgerald dans la chanson de France Gall3 , la grâce semble avoir été tout particulièrement figurée, c’est-à-dire incarnée par des figures, bien au-delà de la danse classique. Elle appelle ainsi tout un imaginaire, voire une « imagerie4 » artistique, à la fois picturale, littéraire, cinématographique… La grâce fait figure, elle fait aussi cliché. Dans cet(te) imaginaire (imagerie), les figures féminines occupent une place prédominante, même s’il existe aussi des figures enfantines, masculines, androgynes, animales, voire inanimées, de la grâce – que l’on pense aux putti, aux motifs animaliers de la biche et du cygne, à l’éloge que fait Kleist de la grâce du Tireur d’épine5 dans son essai Sur le théâtre de marionnettes6 , ou encore aux évolutions gracieuses d’un sac en plastique qui hypnotisent Ricky dans American Beauty7 , et dont il dit que le vent le fait « danser ». Figure tout aussi récente de la grâce, Bert Cooper, personnage de la série Mad Men, déploie une grâce inattendue dans la séquence de comédie musicale post mortem qui clôt son arc narratif8 : apparemment restreint dans ses mouvements par son corps lourd et âgé, un costume formel d’homme d’affaire et des chaussettes enfantines qui glissent sur le sol, il navigue pourtant étrangement, par de tout petits pas et un subtil jeu du regard, entre maladresse et grâce, émerveillant le héros Don Draper au son du refrain « The best things in life are free ». Au fil de son histoire et de la déclinaison artistique des figures gracieuses, la grâce s’est chargée de caractéristiques esthétiques parfois divergentes, dont certaines peuvent nous paraître d’un autre temps : elle s’est trouvée tour à tour associée à l’élégance de la posture, à la courbe sinueuse d’un corps, à la délicatesse des traits, à l’innocence enfantine, au charme particulier d’une voix ou d’un sourire… toutes « stations d’un paysage heureux9 ». La grâce se donnerait aussi dans la suspension de l’éphémère, figurée par le sourire de La Joconde10 , dont Daniel Arasse dit qu’il s’arrache au chaos du paysage, ou par la chute arrêtée des feuilles d’automne dans ces vers de Cyrano de Bergerac, où la grâce devient le pendant rédempteur de la mort : CYRANO Les feuilles ! ROXANE, levant la tête, et regardant au loin, dans les allées. Elles sont d’un blond vénitien. Regardez-les tomber. CYRANO Comme elles tombent bien ! Dans ce trajet si court de la branche à la terre, Comme elles savent mettre une beauté dernière, Et malgré leur terreur de pourrir sur le sol, Veulent que cette chute ait la grâce d’un vol11 ! 

 La grâce comme événement

L’on utilise ainsi parfois aujourd’hui la notion de grâce pour désigner un « état de grâce » ou un « instant de grâce », soit un sentiment heureux de suspension du temps ou d’entrée dans une autre temporalité, qui peut saisir celui d’où la grâce émane comme celui qui la reçoit. Alors même que la chorégraphe de danse baroque Béatrice Massin, issue de la danse contemporaine, se refuse à demander à ses danseurs d’être gracieux (au sens d’une codification du geste gracieux qui renverrait à un imaginaire du corps aristocratique du dixseptième siècle), ce terme évoque pour elle une qualité de présence scénique possédée par certains grands danseurs, comme Rudolf Noureev : Certaines personnes ont des présences magnifiques. Noureev, quand il allongeait une main, tout l’espace était transformé. Ça, c’est vraiment des gens qui ont la grâce. Ils ont quelque chose de tellement fort dans leur corps que tout devient surdimensionné. Et je crois que c’est un peu inné… que ça a à voir avec le don. Un don qui a ensuite été travaillé. […] Je pense qu’il y a des artistes qui, quand ils montent sur un plateau, sont profondément sincères. Ils sont eux-mêmes du bout des cheveux jusqu’au bout des pieds, et c’est peut-être ça qui donne aussi quelque chose qui est complètement16… « Présence » qui transfigure l’espace autour de soi, « don » à travailler, parfaite coïncidence à soi qui ouvre la possibilité de rayonner vers l’autre… La grâce, dite comme telle ou suggérée par des points de suspension, serait une propriété du danseur gracieux (Noureev « a la grâce »), mais dont l’effet est toujours relationnel : tout en émanant du danseur, elle le relie à l’espace, au temps, et nous relie à lui. Contrairement au beau, la grâce serait ainsi ce qui a besoin d’une relation, parfois intersubjective, pour se déployer. En employant le terme de grâce et non ceux de « magnétisme » ou de « charisme17 », souvent associés à un danseur comme Noureev, Béatrice Massin pourrait suggérer que ce don est librement reçu par le spectateur, plutôt que vécu comme une attraction involontaire – même s’il n’est pas toujours évident de distinguer ces expériences esthétiques. De son indicibilité à sa dimension de « don » (pour le danseur comme pour le spectateur), la notion de grâce telle que l’emploie Béatrice Massin sédimente toute une histoire que nous chercherons à retracer au sein de notre chapitre 7, remontant à la charis des Grecs, et qui croisa longtemps le christianisme18 sans s’y résorber. Un tel discours tend à montrer que cette notion est loin d’être épuisée. Elle pourrait aujourd’hui encore dire quelque chose d’un mystère entourant tout autant la dimension poïétique de l’acte artistique que sa réception esthétique, ainsi qu’une qualité propre à certains événements sensibles. Or, peut-être cet état de grâce serait-il tout particulièrement susceptible de survenir au sein des arts de la scène, ou plus largement depuis ce que l’analyste du mouvement Hubert Godard nomme l’événement du geste19. Dans un entretien récent, Hubert Godard relève ainsi qu’il semble exister une expérience commune à de nombreux arts du geste (de l’escrime à la danse en passant par les arts martiaux, le théâtre ou la corrida), celle d’un « je n’étais plus moi » de la part de celui qui effectue le geste, d’un « le temps s’est suspendu », « le temps bascule dans l’espace », ou d’un « on rentre dans l’éternité » partagé par celui qui fait le geste et celui qui le reçoit. Nommé différemment selon les cultures, cet état serait ce que cherche à dire la notion de duende telle qu’elle est pensée par Federico Garcia Lorca dans Jeu et théorie du duende20, ou celle de grâce dans l’essai Sur le théâtre de marionnettes d’Heinrich von Kleist21 . Hubert Godard quant à lui propose, non sans quelque réticence, le terme d’« état de grâce ». Alors que le geste peut facilement verser dans le machinal, l’automatique, ou la reproduction du même, la grâce adviendrait lorsqu’il apparaît comme absolument libre, spontané, neuf – ce qui, dans le cas des arts du geste, est souvent paradoxalement le fruit du travail, et de la répétition. Pour autant, il semble que la grâce ne puisse être voulue, mais que son apparition s’impose, dans une forme d’évidence reconnue par tous : quand la grâce est là, « quelque chose a eu lieu ». Et lorsque cette « manière autre d’être là » advient, « comment ne pas être affecté ? ». Pour Hubert Godard comme pour Béatrice Massin, l’expérience de la grâce se distingue cependant de la fascination, car elle instaure un partage où chacun se maintient à sa place, celui qui fait le geste comme celui qui le reçoit ; une relation qui ne serait pas fusion ou sidération, mais qui conserverait l’altérité des pôles en présence. 

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