Une maîtrise complète de l’activité
Nos résultats montrent que la maîtrise complète de l’activité, rendue possible par le recours aux mécanismes de coordination du marché, est porteuse de sens notamment auprès des travailleurs qui souhaitent s’éloigner du modèle pyramidal et procédural de l’organisation traditionnelle.
Nous commencerons (1.1) par rapprocher le fonctionnement de la plateforme place de marché Superprof du système de travail proto-industriel, avant de voir (1.2) comment celui-ci fait sens auprès de travailleurs qui rejettent les contraintes de l’organisation traditionnelle.
Des Similarités avec le système de travail proto-industriel
Nous soutenons que l’organisation du travail des professeurs Superprof se rapproche davantage du système proto-industriel que de celui du mur virtuel de petites annonces. Une instrumentation est en effet mobilisée pour contrôler a posteriori la performance des travailleurs.
Les travailleurs Superprof bénéficient d’une autonomie complète dans leurs processus de travail. Dès l’inscription, ouverte à tous, le travailleur peut rédiger son offre de service comme il l’entend sans souffrir d’aucune modération. Le questionnaire d’inscription est relativement court et peu détaillé : « Tu mets un titre à ton annonce, tu fais un descriptif et puis voilà » (extrait d’entretien). Il s’agit principalement de renseigner la discipline que le professeur souhaite enseigner, sa tarification et son parcours professionnel.
Le professeur n’est pas sanctionné s’il choisit de refuser une demande d’un client, voire d’annuler un ou plusieurs cours. Le travailleur Superprof peut ainsi se montrer sélectif dans le choix de ses élèves, par exemple selon ses possibilités de déplacement : « J’ai mis une zone assez restreinte : c’est Nantes, les communes de l’agglomération… Je vais pas au-delà physiquement » (extrait d’entretien). Le professeur peut également choisir ses élèves en fonction de leurs profils et de leurs attentes : « On voit au feeling aussi. […] Si le message est détaillé, ça me donne envie. Exemple : un gars qui me contacte « bonjour, je m’appelle Arthur, je vais me marier, je voudrais offrir une chanson à ma femme au mariage, prendre quelques cours pour faire ça ». Je vais dire : allez vas-y, on y va quoi ! […] C’est du feeling. Je vais te donner autre un exemple. Récemment, là, j’ai une personne qui me contacte… « Oui notre petite fille de 9 ans veut prendre des cours d’une demi-heure ». C’est très court ! Tu fais rien ! Je l’ai pas senti. […] J’ai senti que moi, pédagogiquement, j’allais pas apporter quelque chose ou j’allais pas me faire plaisir, ou je sais pas quoi » (extrait d’entretien).
Les travailleurs Superprof disposent ensuite d’une liberté totale quant à la méthode d’enseignement. Cette méthode est négociée avec les clients et non pas avec la plateforme. C’est également avec l’élève que se négocie le nombre de cours, le lieu, l’horaire, etc. La communication entre le professeur et l’élève se fait généralement directement par téléphone.
Toutefois, cette autonomie est contrebalancée par la mise en place d’un système d’évaluation a posteriori par le client. Comme dans le système de travail proto-industriel, la qualité du « produit fini » est contrôlée par un tiers.
Plutôt qu’un marchand en chair et en os, c’est le management algorithmique qui effectue automatiquement ce contrôle. Plus précisément, un algorithme de notation est mis en place : chaque client note son professeur sur une échelle de 5 étoiles, qu’il accompagne d’un commentaire libre. Nous remarquons néanmoins que, contrairement à d’autres plateformes numériques investiguées, il y a peu d’insistance sur Superprof pour inciter les élèves à noter leurs professeurs. Cela s’explique probablement par le fait qu’un élève puisse suivre des cours particuliers avec un même professeur pendant plusieurs semaines, plusieurs mois voire plusieurs années sans trace sur la plateforme. La prise de contact se faisant généralement par téléphone, les algorithmes de la plateforme ne décèlent pas les traces de l’activité. Il est alors difficile d’envoyer des courriels aux clients pour les encourager à laisser des évaluations.
Contrairement au cas Airbnb Experience, l’évaluation du travail par les clients ne se prolonge pas par des sanctions strictes comme la désactivation du profil. Les mentions légales de la plateforme Superprof ne prévoient pas de telles sanctions en cas de mauvaises évaluations répétées. Les notations sont seulement prises en considération dans l’algorithme de référencement des profils : les annonces correspondant aux cours particuliers moins bien notés sont de ce fait moins visibles dans les recherches des clients.
Un Rejet des contraintes de l’organisation traditionnelle
La maîtrise des processus de travail fait d’autant plus sens que les travailleurs Superprofs affirment un rejet des contraintes de l’organisation traditionnelle. Du moins, ce rejet est exprimé chez au moins deux catégories de travailleurs Superprof : les anciens enseignants de l’éducation nationale, et les anciens cadres en reconversion professionnelle. Nous notons néanmoins une troisième catégorie de profils, réalisant des missions sur Superprof comme activité de complément, qui n’expriment pas de rejet pour l’organisation traditionnelle.
• Anciens enseignants de l’éducation nationale
Les anciens enseignants de l’éducation nationale représentent 4 de nos 15 enquêtés. Ce profil est sur-représenté parmi les travailleurs Superprof enseignant une discipline scolaire (e.g. mathématiques, langues étrangères) et ayant une fréquence de travail élevée.
Le travail via plateforme est perçu par ces travailleurs comme un moyen de renouer avec le plaisir de l’enseignement, lequel avait été mis à mal par le manque de liberté dans les organisations procédurales plus traditionnelles. Les contraintes administratives à l’innovation pédagogique, l’impératif de suivre des programmes et des directives nationales, etc., sont accusés de ne cultiver ni la curiosité des élèves ni celle des professeurs : « Le système administratif est trop pesant. On a pas de libertés. On est cantonnés dans des programmes. Les élèves n’aiment pas ça, ils détestent ça ! Ca m’a quasiment dégoûté des maths, moi, l’expérience en tant que professeur de maths. C’est… C’est un traumatisme ! Je le dis honnêtement, c’est un traumatisme. Je suis passé du statut de super enthousiaste par rapport à ça, au statut de super blasé, cynique, dégoûté… » (extrait d’entretien).
A l’opposé, l’autonomie permise par l’instrumentation Superprof fait que les enseignants peuvent employer des méthodes différentes voire innovantes. Certains travailleurs Superprof vont jusqu’à ne pas accepter d’élèves en préparation d’examen afin d’éviter de devoir se conformer aux cadres de l’éducation nationale : « Si on est face à un élève, c’est une classe terminale où y a un examen, si y a la récompense de la note entre guillemets, ça va pas changer grand chose en fait. Au niveau purement pédagogique, ça reste pas très intéressant. Si on est dans des styles collège ou seconde, où y a pas trop la pression de la note, mais ça ça dépend aussi de l’environnement familial, ça change beaucoup de choses… Là, à ce moment, on peut faire des explorations. Je me souviens, à une époque, j’avais un élève, sa mère elle voulait qu’il prenne des cours parce qu’il s’était pété le poignet, il pouvait pas aller à l’école et elle voulait pas qu’il reste la maison à rien faire, à regarder la télé. Dans ce cas-là, c’était en mode… Ma philosophie, c’est de faire des trucs plus ludiques. Donc là, je m’étais éclaté, c’était génial, et d’ailleurs j’ai eu un super commentaire sans rien demander, voilà » (extrait d’entretien). La relation à l’élève est par ailleurs davantage gratifiante car le travail est reconnu à la fois par les parents et par l’élève, par le biais de paroles de remerciement et des évaluations sur la plateforme.
Les anciens enseignants de l’éducation nationale sont pour la plupart d’abord passés par des organismes privés de soutien scolaire avant de s’inscrire sur la plateforme Superprof. Néanmoins, si les processus de travail sont davantage libres avec les organismes privés de soutien scolaire, nos enquêtés regrettent une absence d’autonomie concernant leurs conditions de travail. Notamment en ce qui concerne le choix des élèves, les déplacements et surtout la tarification : « Complétude, ce qui m’a un peu désarçonnée… C’est le tarif ! Parce qu’on était payés 11€ brut, et avec l’essence… Ils me donnaient tous les élèves éloignés, comme j’étais motorisée, véhiculée. Et donc… Ça m’arrivait de voir passer des annonces prof d’anglais Complétude à Rezé, où j’habitais ! Et là j’ai dit non, je termine avec Complétude ! Et c’est terminé. Depuis, j’ai arrêté en juin 2018 avec eux. Et je n’ai que des Superprof » (extrait d’entretien).
• Anciens cadres en reconversion professionnelle
Les anciens cadres en reconversion professionnelle représentent 6 de nos 15 enquêtés. Ce sont des anciens salariés issus de secteurs d’activité différents (e.g. médiation culturelle, informatique, etc.).
Le choix d’une reconversion professionnelle s’explique par un rejet des contraintes de l’organisation traditionnelle et d’un sentiment de perte de sens : « J’étais plus à ma place en entreprise, même si la boîte était sympa. C’est une boîte très humaine, je reprochais rien humainement ou même éthiquement à cette entreprise. Par contre, j’ai constaté que, comme toutes les entreprises, qu’elle le veuille ou non, elle était prisonnière du système du « il faut faire plus », « il faut augmenter les prix, machin ». Et puis surtout, on est tout le temps pressés par le temps, avec des plannings, des budgets, donc tu stresses. Pour quoi, au final ? Pour mettre à mes clients d’avoir plus d’argent et de… [Lève les yeux au ciel] Ca a pas de sens ! Je me suis dit, c’est pas ça la vie ! » (extrait d’entretien). L’inscription sur Superprof leur permet de se recentrer sur une passion, auparavant exercée comme hobby. C’est pourquoi ce profil est sur-représenté parmi les enseignants d’une discipline artistique : danse, musique, dessin, etc.
• Activité de complément
Les travailleurs donnant des cours particuliers via Superprof en guise d’activité de complément représentent 5 de nos 15 enquêtés. Ce sont le plus souvent des étudiants, qui proposent des cours particuliers dans leur domaine de spécialité. Nous avons néanmoins également interrogé une retraitée et un salarié proposant des services de coaching sur son temps libre. Cette catégorie de travailleurs n’exprime pas de rejet vis-à-vis de l’organisation traditionnelle car, mis à part pour l’un des cas, ils n’y ont jamais été ou n’y sont plus intégrés.
Dans le cas des étudiants, l’inscription sur Superprof est motivée par la recherche d’un petit boulot facilement accessible et qui propose des missions intéressantes. Certains ont hésité à travailler via d’autres plateformes, comme Deliveroo, mais ont préféré proposer des cours particuliers car cela correspondait mieux à leurs centres d’intérêts.
Dans le cadre de notre retraitée, cette professeure a connu la plateforme Superprof grâce à son fils qui y propose également des cours particuliers et souhaitait s’inscrire pour partager une passion créative.
Enfin, notre dernier enquêté propose des services de coaching en lien direct avec son activité professionnelle principale dans le but d’arrondir ses fins de mois.
Une vulnérabilité liée au recours au marché
Nos résultats montrent que le recours aux mécanismes de coordination du marché n’est pas simplement synonyme d’émancipation vis-à-vis des contraintes de l’organisation traditionnelle. L’absence d’une instrumentation de gestion tend également à accroître un sentiment de vulnérabilité chez les travailleurs.
Nous ferons notamment ressortir deux difficultés rencontrées par les travailleurs Superprof : se démarquer des autres professeurs pour attirer les clients (2.1) et gérer la conflictualité de la relation client (2.2).
Se démarquer et attirer les clients
En l’absence de sélection à l’entrée, les travailleurs Superprof ont souvent le sentiment d’être noyés dans des centaines d’offres similaires. De ce fait, une problématique qui revient souvent dans leurs discours est de savoir comment se démarquer des autres propositions afin d’attirer les clients.
Certains professeurs enquêtés affichent leur incompréhension face à la difficulté d’obtenir des réservations : « Superprof parfois, j’aimerais bien que ça donne plus… Ma question, c’est comment faire pour que ça m’apporte plus de choses, parce que je vois d’autres pour qui ça marche bien…Puis j’ai quand même l’impression que c’est un site… Bah il est bien quoi ! En soi, j’aimerais savoir comment me développer sur Superprof » (extrait d’entretien).
