L’esclave, le savant et le sultan
Genèse et construction d’une histoire du Borno par un captif de Tripoli
L’écriture d’une histoire du sultanat du Borno à la fin du XVIIe siècle par un ancien captif français à Tripoli s’inscrit dans le contexte particulier de la guerre de course en Méditerranée. Aussi, la contextualisation du récit est un moyen de mieux saisir la démarche du « chirurgien esclave » ainsi que le processus de construction de son « Discours historique de l’estat du royaume de Borno » à travers les circulations intellectuelles, tant en Europe qu’à Tripoli. A. De l’expérience de captivité à l’écriture d’une histoire de Tripoli Le contexte de la capture du « chirurgien esclave » Le contexte de capture permet de comprendre l’expérience de l’auteur. Le « chirurgien esclave » compte parmi les volontaires français engagés aux côtés de la Sainte ligue dans la guerre de Candie, opposant la République de Venise à l’Empire ottoman de 1648 à 1669.
C’est en tant que chirurgien qu’il participe à deux batailles, qu’il relate dans son récit, sous les ordres du chevalier Honoré de Monchy d’Hocquin court, alors sous les drapeaux de l’Ordre de Malte en 166585, puis à bord du Neptune, commandé par Thomas de Les cases, un Marseillais engagé par Venise86 pour empêcher le ravitaillement des forces ottomanes à Chypre. Capturé au large de l’Anatolie, le 6 juin 1668, par une escadre composée de galères ottomanes et tripolitaines, le « chirurgien esclave » est conduit à Tripoli en tant qu’esclave d’‘Uṯmān Pacha Saqīzlī, de 1668 à 1675 .
La période durant laquelle l’auteur est capturé constitue une date charnière dans les relations entre le royaume de France aussi bien avec l’Empire ottoman qu’avec Tripoli. Alors que les autorités de Tripoli se sont toujours efforcées de respecter l’alliance stratégique entre le royaume de France et la Porte, la position favorable à la Sainte Ligue de Louis XIV lors de la guerre de Candie change la donne88. Ainsi, durant les années 1660-1680, les corsaires de Tunis et de Tripoli multiplient les prises de navires français en Méditerranée.
Dans ce contexte, la nationalité du « chirurgien esclave » ne lui permet pas d’espérer de traitement particulier en faveur de sa libération, d’autant que le royaume de France ne dispose d’un consul sur place qu’à partir de 168190. Par la suite, la guerre de course en Méditerranée décline lentement. Entre 1693 et 1783, Amna Abidi a ainsi recensé onze prises91 de navires par les corsaires de Tripoli et 426 chrétiens en condition servile dans la ville, dont 75% environ sont libérés.
Parmi eux, on ne compte que 13 Français : la rupture avec la période précédente est marquante93. Ainsi, entre 1660 et 1680, parmi les prisonniers maltais, italiens, espagnols et britanniques, dont le nombre varie selon les années de 1000 à 200094, les Français ne bénéficient pas d’un statut particulier, bien qu’ils aient constitué une part non négligeable des prisonniers à cette époque95 . Le statut du « chirurgien esclave » durant sa captivité La question du statut de l’auteur à Tripoli s’inscrit dans le débat sur la condition des chrétiens capturés et retenus dans les régences du sud de la Méditerranée et oscille entre celui de « captif » et d’« esclave ».
Aussi, ce qui différentie les esclaves des captifs est principalement leur avenir potentiel : leur capacité ou non à être libéré par rachat96. Le « chirurgien esclave » n’est clairement pas ce que Michel Fontenay appelle un « captif de rachat ». L’auteur fait partie de ces captifs en mer qui deviennent des « esclaves en puissance97 » et qui, en l’absence de perspective de rançon, passent de longues années dans les bagnes, dans l’attente d’une libération collective98. Une fois débarqués à Tripoli, ces hommes étaient assignés à des tâches variées, allant des plus éprouvantes aux tâches citadines les plus prisées, en fonction de leurs compétences99. Dans ce contexte, la fortune de l’auteur repose sur son savoir-faire : il est directement mis au service du pacha comme esclave domestique100, étant « chirurgien de profession101 ».
Le fait même que l’auteur ne soit connu que par la profession qu’il exerce et non par son nom montre bien sa valeur principale, à savoir sa connaissance médicale. Aussi, les esclaves chirurgiens « sont ceux qui passent plus doucement leurs jours à Tripoly, aussi on les appelle les bourgeois des chrestiens. Car les Turcs, qui sont extrêmement ignorants, n’entendent rien à la médecine, et la nécessité les force de se servir des chirurgiens qu’ils prennent sur la mer, qu’ils emploient seulement au soin des blessés et des malades ».
C’est cette position sociale qui donne toute sa particularité à la captivité de l’auteur. Aussi, s’il passe ses nuits au bagne avec ses coreligionnaires103, il est libre de ses mouvements dans la ville le jour, a l’occasion de voyager à bord des vaisseaux tripolitains104, dispose de temps libre dans le palais du pacha et est en contact direct avec la plus haute société de Tripoli. La captivité du « chirurgien esclave » fut par conséquent une expérience de vie d’une grande richesse, terreau favorable à l’écriture de son histoire de Tripoli.
De telles conditions lui permirent même de commencer sa rédaction sur place, comme le suggère l’histoire de la perte d’un de ses mémoires écrit à Tripoli105 . Sa proximité avec les élites politiques de la ville le conduit à se lier d’amitié avec le consul britannique Nathaniel Bradley. Cette rencontre est centrale durant sa captivité. C’est grâce à lui que l’auteur put consigner ses carnets de notes, comme il l’admet luimême106 . Plus important encore, dans une ville où les rachats ne représentent que 10% des chrétiens capturés107, son amitié avec le consul britannique lui permet de bénéficier d’un traitement de faveur pour sa libération. Ainsi, hormis l’ensemble des Britanniques et des Maltais libérés à l’issue de l’accord de 1675, les Anglais ne délivrent que dix autres Européens, dont l’auteur du texte.
À titre de comparaison, la flotte française, qui libère l’ensemble des prisonniers de la ville, en libère 1 200 en 1685109. La libération collective dont bénéficie l’auteur ne représente qu’une minorité des esclaves présents dans l’île : cette libération du « chirurgien esclave » est la conséquence directe de sa condition sociale avantageuse au sein de la société tripolitaine, à une époque où les relations entre le Royaume de France et les régences barbaresques sont particulièrement dégradées
Le « chirurgien esclave » et le mouvement de littérature de captifs
À son retour, le projet de l’auteur s’inscrit dans un contexte littéraire particulier, propice à la littérature de voyage. En effet, les récits ayant pour origine une expérience de captivité sont nombreux durant les XVIe et XVIIe siècles et forment en Europe un sous genre du récit de voyage110. Pour la rédaction de son manuscrit, le « chirurgien esclave » prend exemple sur deux figures majeures et opposées de la littérature de captif, l’un venant des ordres rédempteurs et l’autre d’un membre de la société civile : le père Pierre Dan111, dont il s’inspire à de nombreuses reprises, tout en y apportant un regard critique112, et Emmanuel d’Aranda . C’est ainsi que les thèmes chers à la littérature de captif sont bien présents dans son œuvre.
De même, des topoi de récits de captifs parsèment le texte, comme l’héroïsme des chrétiens, leur résistance face à la conversion, les violences qui leurs sont infligées115 . L’exemple de la capture et de la captivité d’un chevalier de Malte nommé Gonod est frappant : « celui-ci s’estoit défendu durant quatre jours et quatre nuits » avant de se rendre116. Impressionné par son courage, le pacha essaye à plusieurs reprises de le convertir, mélangeant menaces et tentations. Il va même jusqu’à le menacer de l’envoyer au Borno comme esclave. Il aurait alors répondu : sans s’étonner qu’il conserveroit aussi bien sa religion dans le cœur de l’Afrique qu’à TripoIy.
Et puisqu’on l’envoyoit dans un royaume où tout le monde estoit noir, luy qui estoit blanc y seroit choisi pour estre roy117 . De la même manière, le chirurgien esclave glorifie les anecdotes incluant d’autres captifs européens, à l’image d’une scène de torture impliquant un Italien, impassible aux souffrances infligées par ses bourreaux ottomans118, ou encore à propos des tentations que les femmes musulmanes exercent pour tenter de convertir les chrétiens à l’islam.
Ces récits de captif s’accompagnent souvent d’une brève histoire politique de la ville ou du pays, ainsi que d’une description de celle-ci. Cependant, au-delà des références à ce genre littéraire et de l’utilisation de poncifs qui ne sont pas exclusifs de la littérature de captif, mais imprègnent la plupart des récits de cette époque, le « chirurgien esclave » n’a pas pour objectif de seulement raconter l’expérience de sa captivité. Si l’entreprise d’écriture d’une histoire de Tripoli et par extension du sultanat du Borno, fut le fruit d’une expérience de vie – celle des sept années de captivité – c’est également une entreprise qui résulte d’une envie plus ancienne d’écrire un ouvrage relatant ses expériences de voyage.
Ainsi, la vraie originalité du texte réside dans la place accordée à l’histoire de la ville et la distance qu’observe l’auteur dans son récit : à l’opposé de la grande majorité de récits de captifs, son récit s’écarte du simple récit autobiographique et l’auteur s’efface au profit de la Tripolitaine, au point qu’il ne mentionne jamais son propre nom. La très longue liste, au début de son manuscrit, des ouvrages et sources qu’il a utilisés pour écrire son récit montre bien l’ambition de l’auteur : parmi les cent quarantequatre auteurs référencés, on retrouve aussi bien Strabon, que Nostradamus, Jacob Spon, Ovide, Corneille, Jean-Léon l’Africain (ou Ḥasan al-Wazzān), Mercator, Ptolémée… Ainsi, ses motivations, ses références et ses modèles s’inspirent plus largement de la littérature de voyage et érudite.
La liste des auteurs, dont il dit s’inspirer dans son introduction, le montre bien : pour le « chirurgien esclave », « la plus noble et la plus digne [passion] d’un homme raisonnable, c’est celle quî a inspiré tant d’illustres voyageurs de mettre par écrit ce qu’ils ont veu parmy les autres peuples », à l’image de « Vincent le Blanc […] Marco Polo121 ». Cependant, le « chirurgien esclave » accorde un crédit supplémentaire aux auteurs qui se tournent vers le passé et cite l’évêque de Chiapas Bartolomé de Las Casas, Giovanni Tommaso Minadoi (1549-1615)122, Pierre du Jarrie123 et Louis de Marmol (1520-1600), chroniqueur qui fut lui aussi captif124. La littérature savante utilisée peut également refléter son attache au Dauphiné, où il a terminé la rédaction de son manuscrit125 . Enfin, le « chirurgien esclave » utilise également des « mémoires italiennes », qui laissent penser qu’il a également consulté des archives italiennes, sans savoir lesquelles ni où il a pu avoir accès à de telles documents126. En citant tous ces auteurs, l’auteur inscrit son récit au-delà de son expérience personnelle.
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