Genèse et cheminements de la recherche
Ni dissertation sur l’état du monde, ni synthèse de connaissances factuelles et théoriques, un texte sociologique se doit d’être avant tout l’exposition des différentes étapes d’une enquête dont l’objectif est de répondre à une question. Du moins est-ce ainsi qu’on est amené à concevoir le contrat d’écriture du sociologue, dès lors que l’on admet qu’il n’existe de démarche sociologique authentique que celle qui procède d’une mise en énigme de la réalité sociale – elle-même point de départ de la construction d’un objet sociologique et de la conduite d’une enquête empirique. Bien entendu, il convient de voir dans cette façon de présenter ce que doit être le processus de la recherche (mise en énigme, puis construction de l’objet, puis enquête empirique) l’effet d’un mode d’exposition propre à l’écriture sociologique bien davantage que le reflet de l’enchaînement réel de séquences opératoires. Autant la linéarité et la limpidité caractérisent la façon dont un tel enchaînement est reconstruit à l’intérieur du texte sociologique, autant ce sont la sinuosité et l’aveuglement partiel qui ont présidé à sa réalisation pratique. Tout texte sociologique s’apparente, sous ce rapport, à une rationalisation du processus de la recherche. Il en détermine ex post la question de départ, qui est rarement celle que le chercheur se posait effectivement au début de sa recherche, et il fournit d’emblée à ses lecteurs les clés nécessaires à une construction rigoureuse de l’objet sociologique qui va être étudié, alors même que ces éléments étaient pour la plupart indisponibles à l’auteur lui-même au moment où il commença son enquête. (Lemieux 2012, p. 10).
Les pages précédentes ont eu pour but principal de définir l’objet d’étude, la problématique et les enjeux de la recherche en déterminant ex post la question de départ. A rebours de cette rationalisation du processus de recherche, ce chapitre préliminaire vise plutôt à retracer le cheminement du questionnement. Il s’agit moins ici de satisfaire à une sorte de figure imposée de la narration d’un processus d’enquête destinée à démontrer une maîtrise littéraire du récit ethnographique, que de clarifier l’évolution des intentions, l’origine des questions et des concepts, les contraintes et opportunités rencontrées dans le recueil des données. Comme le suggère Cyril Lemieux, « c’est en cherchant à être toujours plus transparent sur ces diverses questions vis-à-vis de ses lecteurs que le sociologue parvient à être toujours plus au clair vis-à-vis de lui-même. (Ibid, p. 29) ». Il n’est sans doute pas très original de confier que ce travail a été le fruit d’une construction lente et progressive, faite de doutes, de refus et d’opportunités. En dresser un bilan est toutefois un moyen d’objectiver l’ossature de la recherche, de se mettre au clair vis-à-vis de soi-même.
Se donner pour obligation de revenir sur la genèse et les itérations d’une recherche est enrichissant à plus d’un titre. Cela permet d’abord de se replonger de façon critique dans l’ensemble des notes, des fichiers et des documents de travail qui ont jalonné les années de recherche. Cet enjeu d’écriture permet également de prendre du recul vis-à-vis d’un secteur d’activité et d’une profession qui ont été étudiés durant plusieurs années. Raconter l’histoire de la thèse, c’est exprimer au lecteur le cheminement intellectuel suivi afin de construire l’objet de recherche, autant que contextualiser, avec humilité, les conditions sous lesquelles l’enquête, a été réalisée.
l’organisation des ports au transport de marchandises
Le sujet initial souhaitait mettre en lumière les rapports conflictuels entre les métiers traditionnels et les nouveaux segments d’activité logistique, présents dans les infrastructures portuaires. Ce projet s’inscrivait dans une volonté affichée de mener une étude fine des transactions entre travailleurs des terminaux et travailleurs navigants. Le terrain de recherche était alors centré uniquement sur l’espace méditerranéen, via une comparaison des transactions professionnelles entre trois ports : Marseille, Tunis et Tanger Med. Plus spécifiquement, la question de la pertinence du terrain de recherche s’est posée : comment articuler une étude sur le commerce maritime dans un espace globalisé, appuyée uniquement sur le cas de ports représentatifs du « sud » ?
Une réflexion s’est alors engagée sur la pertinence de choisir une « entrée » par les marchandises transportées afin de comprendre les mutations organisationnelles du secteur. L’analyse de la mondialisation, au travers de l’étude des flux de marchandises émanant des pouvoirs publics et/ou des acteurs en position d’intermédiaires sur les marchés, était en effet une démarche de recherche expérimentée par des chercheuses du Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail (Mercier, Lamanthe et Tanguy 2007). Les travaux de ces chercheuses m’ont d’abord guidé dans ma réflexion méthodologique. Considérer l’intermédiation comme révélatrice d’une forme de construction sociale des marchés (Garcia 1986) m’a paru très intéressant pour mener à bien une analyse du transport maritime. Tenter de cerner les différents niveaux d’intermédiation du marché du transport maritime, c’est avant tout s’interroger sur l’allongement de la chaîne de valeur logistique dans le secteur du fret maritime et de ses potentielles conséquences sur les différentes organisations professionnelles portuaires.