Mohammed Ali : création de l’État moderne
L’histoire moderne des finances publiques en Égypte commence avec la création de l’État moderne sous Mohammed Ali, au début du 19e siècle. Après la retraite de la campagne française, l’élite égyptienne réussit à imposer au Sultan ottoman la nomination de cet officier au poste de wali (dirigeant). L’Égypte retrouve alors une indépendance par rapport à l’Empire ottoman. En « despote éclairé », Mohammed Ali se lance dans un ambitieux programme de modernisation, qui repose en grande partie sur le contrôle et la centralisation du surplus économique. Cette centralisation devient effective après le massacre des derniers mamelouks, responsables de la collecte des impôts sous l’Empire ottoman. Mohammed Ali réunit ainsi les recettes nécessaires à ses visées réformistes et d’expansion régionale : l’armée égyptienne moderne est fondée, mais aussi des écoles de médecine, de traduction, l’école Polytechnique, etc.
La dynamique de la croissance des recettes et des dépenses publiques sous Mohammed Ali était en partie déterminée par la volonté de l’élite égyptienne de moderniser le pays après le choc de la campagne française. C’est donc le changement des fonctions de l’État (côté de la demande pour les recettes) qui a été le moteur du développement. La structure politique du pays ainsi que son système économique connaissent alors des modifications majeures. La centralisation de la mobilisation des ressources, entre autres, engendre une centralisation au niveau politique, dont le but est d’écarter définitivement les mamelouks en tant que force politique.
Au niveau économique, le gouvernement de Mohammed Ali réalise de grands projets d’irrigation et met en place de nombreuses infrastructures, qui permettent d’élargir l’assiette fiscale et d’augmenter les recettes de l’État. Au niveau social, l’exploitation des paysans s’intensifie et ils sont l’objet d’une forte répression. Le tableau suivant montre que c’est la campagne qui a assumé l’écrasante majorité des impôts sous le règne de Mohammed Ali.
L’échec du projet de Mohammed Ali après sa défaite militaire contre les forces européennes en 1940 stoppe l’expansion des recettes et des dépenses publiques. La taille de son armée est limitée, l’ouverture des frontières égyptiennes aux importations étrangères imposée et Mohammed Ali doit revoir à la baisse son projet d’industrialisation.
À partir de là, et durant deux décennies, on note un repli de l’État en Égypte. Les projets de modernisation sont abandonnés.
Ismaïl : reprise de la croissance de l’État
Avec l’arrivée au pouvoir du khédive Ismaïl en 1863, la trêve de l’expansion étatique prend fin. Ce petit-fils de Mohammed Ali, tout autant ambitieux que son grand père, définit son projet en ces termes : détacher l’Égypte de l’Afrique pour l’intégrer à l’Europe.
La guerre civile américaine (1861-1864) ayant mis un terme aux exportations du coton fournit à Ismaïl une opportunité sans précédent. Le prix du coton égyptien connaît alors une hausse considérable, gonflant les recettes de l’État. Entre 1861 et 1864, les recettes triplent quasiment, passant de 2,1 à 6,9 millions de livres égyptiennes . Paradoxalement, l’abondance des ressources pousse Ismaïl à avoir recours aux dettes. On verra plus tard que cette tendance est générale en Égypte : le recours aux dettes est plus fort durant les périodes de boom dans les recettes de l’État que dans les périodes de déclin.
Durant le 19e siècle, l’Égypte poursuit son intégration à l’économie mondiale, dépendant dorénavant des exportations de matières premières sur le marché mondial. C’est à cette période que les principales caractéristiques des finances de l’État égyptien moderne se dessinent, à savoir sa dépendance par rapport aux sources exogènes, qui échappent en grande partie au contrôle de l’État. Qu’il s’agisse de l’exportation du coton ou du pétrole, les cours des matières premières sont déterminés loin des frontières égyptiennes, ce qui induit une tendance à des fluctuations rapides et fortes dans l’argent de l’État. Une autre caractéristique des finances publiques sous le règne d’Ismaïl est une exposition forte aux interventions extérieures. La politique budgétaire égyptienne est formulée en consultation et en coordination avec des forces/pays extérieurs, principalement à cause du recours massif aux dettes étrangères.
La dynamique de l’évolution des recettes et des dépenses durant le règne d’Ismaïl se situe principalement du côté de l’offre : les recettes. En fait, une hausse énorme non attendue des recettes produit une politique publique expansionniste et, par conséquent, un développement spectaculaire dans les dépenses. Quand la croissance des recettes ralentit ou quand les revenus baissent, l’État entre dans une crise budgétaire aiguë qui entraîne un recul de son influence et de son intervention dans la société.
Si l’État de Mohammed Ali se caractérise par la centralisation de la mobilisation des ressources, l’État d’Ismaïl consacre la disparition d’un système archaïque de finances publiques et la mise en place d’un système moderne. À la fin du règne d’Ismaïl, l’État est en pleine faillite. Les pressions extérieures débouchent sur la création de la Commission supérieure d’enquête (avec une présence forte des bailleurs de fonds), qui tente d’analyser le système des finances publiques afin de proposer un programme de réforme qui permette à l’Égypte d’apurer sa dette.
L’ère coloniale
Rôle « progressiste » de la colonisation en matière budgétaire
La Commission conclut que le système des finances publiques nécessite une réforme globale. En effet, le régime fiscal apparaît obscur sous bien d’aspects. Les lois financières ne font l’objet d’aucune publication officielle, et ne sont donc pas consultables . De surcroît, l’opacité de la législation fiscale égyptienne tient à ce que l’autorité qui établit les impôts et les taxes n’est pas clairement définie. En principe, c’est le Conseil consultatif qui possède le droit d’établir les taxes et les impôts mais beaucoup d’exemptions sont accordées par ordre verbal du Khédive . La Commission fournit des propositions de réformes, dont voici les principales :
1) aucun impôt mis en recouvrement autrement qu’en vertu d’une loi publiée dans un recueil officiel ;
2) les lois fiscales doivent être appliquées à tous les habitants de l’Égypte sans distinction de nationalité ;
3) suppression de toutes les taxes d’un produit minime dont le recouvrement est onéreux et difficile ou dont la perception entraîne des mesures vexatoires comme l’impôt personnel, droit d’octroi et de voirie et de marche dans les villages, etc. ;
4) Suppression de la corvée pour tout travail non déclaré d’utilité publique. L’année 1880 voit l’application d’une décision qui fait entrer les finances publiques égyptiennes dans l’époque moderne : pour la première fois, le gouvernement égyptien produit un document, le budget, qui consigne toutes les recettes et les dépenses de l’État. Du point de vue financier, cette mesure représente un changement conséquent puisqu’elle permet de mesurer l’équilibre entre les recettes et les dépenses. Du point de vue politique, ce pas marque une séparation entre le budget du roi ou du khédive et celui de l’État, avec de surcroît un engagement du gouvernement d’informer le « peuple » de ce qu’il fait avec son argent. Les dernières années du 19e siècle connaissent aussi l’affaiblissement ou la disparition des deux formes d’impôts les plus vexatoires. Dans un premier temps, la corvée est adoucie puis, par le décret du 19 décembre 1889, les fellahs ne sont plus astreints qu’au gardiennage et à la surveillance des digues, ainsi qu’aux travaux d’urgence pendant la crue . En outre, les impôts spéciaux (gezya) sur les chrétiens et les juifs sont supprimés, marquant ainsi la consolidation du concept de la citoyenneté.
Conséquences négatives de la colonisation : système de la capitulation
Si l’influence coloniale européenne a permis la modernisation de quelques aspects du système des finances publiques, elle a cependant bloqué son développement. En fait, la croissance du commerce et de l’industrie à la fin du 19e siècle et au début du 20e aurait dû donner une nouvelle assiette fiscale à l’État. Mais le système de capitulation empêche alors l’imposition fiscale sur ces deux secteurs en accroissement. Ce système, instauré sous l’Empire ottoman au 16e siècle, accorde en effet des exemptions fiscales aux Occidentaux qui résident dans les différentes provinces de l’Empire, dont l’Égypte. Les traités de capitulation – à cause du caractère religieux des lois de l’époque – servaient à exempter les étrangers des impôts vexatoires, notamment « la capitation », considérée en droit musulman comme une sorte de rançon, un signe de servitude fiscale . Le système de capitulation avait pour but d’attirer les étrangers en leur rendant possible l’exercice du commerce dans l’Empire, sans qu’ils soient exposés aux abus des autorités locales, mais plus l’Empire ottoman devenait faible, plus ces privilèges dégénéraient en abus redoutables .
L’exemption fiscale accordée au commerce et à l’industrie faisait que l’agriculture seule assumait la fiscalité au moment où la presque totalité des terres agricoles était possédée par les Égyptiens. La part des étrangers dans la propriété foncière connaissait une décroissance continuelle et la contribution de ces derniers aux dépenses publiques diminuait d’autant. Cette part était de 9 % en 1925 . Le fardeau des impôts directs en Égypte était essentiellement assumé par les paysans.
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