Nous allons présenter uniquement les écrits publiés avant décembre 2009. La création de la Commission spéciale sur la question de mourir dans la dignité, le 4 décembre 2009, à l’Assemblée nationale, est l’événement butoir de notre regard historique. Par la suite, nous établirons les points saillants de notre lecture de ce grand déploiement sociopolitique, en faisant ressortir certains problèmes soulevés lors de la tenue des travaux de la Commission spéciale sur la question du mourir dans la dignité, et retrouvés ensuite dans la Loi concernant les soins de fin de vie/ 4 appelée aussi la Loi 2. Notre analyse du corpus des écrits se fera en trois temps. Un premier chapitre nous permettra d’apprécier certains écrits publiés au Canada relativement aux débats concernant la légalisation de l’euthanasie, pour la période allant des années 1982 à 2009. Les deux chapitres suivants porteront sur les écrits publiés au Québec. À travers la succession des écrits, il sera possible d’identifier les changements relatifs à l’égard du statut des soins palliatifs ainsi que des tentatives faites au sujet de la reconnaissance d’un droit de mourir .
Depuis la première moitié du vingtième siècle, jusqu’à la création de la Commission spéciale, en 2009, nous pourrons identifier, à travers la littérature, la mutation culturelle grandissante qui s’est opérée, allant de la posture de l’ interdiction de l’euthanasie, par le Code criminel canadien, jusqu’à cette posture québécoise qui consiste à considérer l’euthanasie comme un soin médical approprié en fin de vie. Nous arrêtons cette revue de la littérature en 2009, faute d’espace, mais surtout parce qu’à partir de cette année, tout est déjà en place au Québec pour que nous puissions cerner adéquatement l’objet de notre problématique. Il serait trop fastidieux d’analyser aussi les écrits publiés entre 2010 à 2016, années qui englobent les travaux de la Commission spéciale sur la question de mourir dans la dignité, l’adoption du projet de loi 52 , le déploiement de la Loi 2, et la mise en vigueur des principes de l’arrêt Carter de la Cour suprême. Les écrits publiés dans l’ intervalle de ces sept années sur la mort volontaire sont très nombreux, et ils pourraient faire l’objet d’une recherche ultérieure.L’objet de notre problématique est déjà saisi dans les publications du Collège des médecins du Québec qui précèdent la création de la Commission spéciale, et par la nécessité rencontrée au Québec de créer cette même Commission à l’Assemblée nationale.
Nous l’avons dit, cette première partie de notre travail se veut une cartographie du corpus littéraire précédant la création de la Commission spéciale sur la question de mourir dans la dignité. Nous voulons présenter des événements, majoritairement la publication d’écrits, qui ont marqué cette période qui débute aux abords de la Révolution tranquille. Le mouvement pour la mort volontaire contemporain prend racine dans le tourbillon culturel provoqué, à la fois, par la révolution des mœurs, ainsi que par l’avènement des nouvelles prouesses et promesses du génie médical en pleine expansion. Au moment où la bioéthique prend son envol aux États-Unis, le mouvement pour la mort volontaire se déploie lentement, parallèlement à la lutte contre le paternalisme médical et le droit à l’autodétermination. Les premiers écrits sur le sujet au Québec sont largement redevables de ce qui se développe chez les voisins américains.
Un avatar de ce bouillonnement culturel de l’après-guerre, concernant les soins prodigués aux moribonds, est sans doute la naissance, en 1967, du mouvement des hospices, qui deviendra plus tard cette culture des soins palliatifs. Le St Christopher’s Hospice, à Londres, fondé par Cecily Saunders, est encore le phare de ce que représentent aujourd’hui les soins prodigués aux mourants. L’OMS reconnaît la légitimité de ces soins palliatifs .Les premiers lits de soins palliatifs ouvriront au Canada, à Montréal, sous l’instigation du médecin Balfour Mount, en 1974, à l’hôpital Royal-Victoria. Revigoré par une conférence publique sur la mort, donnée par Elizabeth Kübler-Ross à l’Université McGili en 1972, Balfour Mount a décidé de consacrer sa carrière aux développements des soins palliatifs. Il sera le premier dans le monde à ouvrir des lits de soins palliatifs dans un hôpital.
Avant l’avènement des soins palliatifs, des initiatives euthanasiques avaient vu le jour en Europe. Déjà en 1905, l’éminent biologiste allemand Ernest Maeckel, recommandait l’extermination de milliers de personnes jugées « inutiles ».Cet eugénisme n’a que faire du consentement des victimes, bien au contraire. Ce programme systématique fut appliqué par les nazis à l’endroit des Juifs et des personnes souffrant de maladie chronique ou mentale . Dans les années 1930, l’idéologie euthanasique se retrouve aussi en Angleterre. Une Société pour la légalisation de l’euthanasie volontaire fut créée en 1935. Le projet de loi est étudié à la Chambre des Lords, mais malgré le lobbying de la Société, le projet est défait. La Société d’euthanasie des États-Unis voit le jour en 1937. Cette même année, un projet de loi est présenté et échoue au Nebraska. Dix ans plus tard, après la Guerre, un nouveau projet de loi est présenté dans l’État de New York en 1947. Mais le drame du conflit mondial et les révélations nazis bloquèrent toute tentative de politique euthanasique pour les deux décennies suivantes.
En 1948, la Déclaration universelle des droits de l’ homme vient décourager ou ralentir les ambitions euthanasiques. Ce n’est qu’à la fin des années 1960 que revient l’intérêt public pour la question de la mort volontaire. Le contexte mondial des « Trente glorieuses» et les mutations culturelles européennes et américaines préparent le terrain pour de nouvelles propositions législatives relatives à la mort volontaire consentie. Les Sociétés d’euthanasie reprennent de la vigueur (en Angleterre en 1969; Idaho en 1969; et en Oregon en 1973). Aucun projet de loi n’est adopté, mais c’est à cette époque précisément que le Canada décriminalise le suicide et la tentative de suicide, en 1972. L’ intérêt public et professionnel pour l’euthanasie a atteint un sommet au début des années 1970, mais il s’estompe la décennie suivante.
Les Pays-Bas ont été un acteur prépondérant en Europe en faveur de la mort volontaire. L’arrêt du tribunal de Leeuwarden en 1973 devenait le point de départ d’un long processus vers la décriminalisation de l’euthanasie, à la demande du patient en phase terminale de son agonie. Des démarches législatives aboutissent en 2001 aux Pays-Bas où la loi consiste à décriminaliser l’euthanasie dans certaines circonstances. Cette initiative hollandaise ne doit pas faire perdre de vue que l’euthanasie se pratique depuis des millénaires. Chez les Japonais ou les Eskimos, il était coutumier de mettre fin à la vie d’une personne âgée pour le bien de la communauté. À Sparte, l’infanticide se pratiquait aussi pour le souci de la cité. Ces pratiques étaient toujours fondées pour le bien de la collectivité. Doucet fait remarquer à juste titre que cette conception de l’euthanasie ne recouvre pas les représentations modernes, beaucoup plus centrées sur la primauté de l’individu. Quoique nous pourrions certainement faire l’ hypothèse que ce dernier sens, celui qui envisage l’euthanasie au service du bien commun, serait en train de réapparaître de nos jours. Nous y reviendrons. Mais cette idée que la mort consentie en phase terminale de l’agonie devienne un privilège, sinon un droit, trouve ses racines déjà à la Renaissance, et à l’aube des temps modernes. Thomas More (1478-1535) développe dans L’Utopie (1516) cette idée de la « bonne mort », de même que Bacon (1561-1626) qui utilise le mot « euthanasie » en 1605, et le reprendra en 1623. Le sens du concept baconien d’euthanasie ne fait pas consensus aujourd’hui. Mais il serait probablement anachronique de penser que Bacon ait employé le concept uniquement dans le sens contemporain de celui d’une aide médicale à mourir. Le sens que Bacon donne à ce mot est probablement celui que l’on donne aujourd’ hui aux soins palliatifs, c’est-à-dire, celui de soulager la douleur; l’homme moderne « comme maître et possesseur de la nature»so devant la douleur qui l’afflige. Mais, un siècle plus tard, David Hume (1711-1776) soutiendra que si l’on peut prolonger la vie, il devient possible également d’y mettre fin. Au sein des groupes contemporains qui font la promotion de l’euthanasie, comme Exit, Hemlock, ADMD, Dignitas, la reconnaissance du droit à l’euthanasie implique toujours la dimension volontaire de la demande.
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