DE LA CRITIQUE DU MODELE SOUVERAINISTE A LA GENESE DU BIOPOUVOIR DANS LA PENSEE POLITIQUE DE FOUCAULT
Foucault et le renversement de l’histoire du pouvoir
L’histoire du pouvoir est marquée par la complexité de sa nature, de son fondement et de sa légitimé. C’est pourquoi, il y a eu diverses conceptions sur sa nature et son rapport avec les individus qui ne le détiennent pas. C’est ce qui justifie les questions liées aux rapports entre gouvernants et gouvernés, dominants et dominés. Pour ce faire, il sera question d’étudier le pouvoir en général dans cette partie du travail. Ceci passera d’abord par une analyse historique de la souveraineté à travers les principaux théoriciens du concept que sont Bodin, Hobbes et Rousseau pour qui la souveraineté détermine toute la structure et le fonctionnement politique d’une société bien déterminée. C’est la raison pour laquelle on a intitulé le premier sous chapitre « la conception historique de la souveraineté » où il y sera question d’explorer les différentes formulations du concept. Ensuite, nous examinerons le renversement de perspective qu’opère Foucault sur la nature du pouvoir souverain qu’il juge centrale et unitaire voire même dangereuse pour la vie elle-même. Ce sous chapitre est titré « l‟analyse négative foucaldienne du pouvoir souverain ». Enfin, dans le dernier sous chapitre « le pouvoir comme mécanisme positif », il s’agira de développer la pensée de Foucault sur le pouvoir qu’il conçoit comme essentiellement productif pour la vie ainsi que sa conservation. Avec ses de deux dispositifs que sont la discipline individuelle et la régulation des populations, le pouvoir produit des individus qui sont utiles à la société tout en assurant à la collectivité une durée de vie maximale. 11 1.1- La conception historique de la souveraineté Objet d’une préoccupation politique des temps modernes, le terme souveraineté a été pensé de manières différentes. En effet si la souveraineté est bien demeurée depuis quatre siècles, l’essence de l’Etat, elle était conçue par Jean Bodin comme la puissance absolue et perpétuelle d’une République, par Hobbes comme la souveraineté du pouvoir, par Rousseau comme la souveraineté du peuple. Malgré toutes les différences notées au niveau de sa conception, la souveraineté garde ses critères traditionnels : absolu et sans limites, elle était une et indivisible. L’idée de souveraineté a été analysée par Bodin qui fut considéré comme le précurseur de ce concept en 1576. Le gros traité de La République (Les six livres de la République) s’ouvre sur la définition de la Res publica : « C‟est le droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine»13. Il est donc clair que, selon Bodin, la République ou Etat est, parmi toutes les sociétés, celle qui se définit par l’apparition de la souveraineté, caractéristique essentielle de l’Etat. En ce sens, dit Bodin, elle est le : « fondement principal de toute république » 14 . Celle-ci fait que l’Etat est un pouvoir permanent ; elle se définit en effet comme : « la puissance absolue et perpétuelle d‟une République »15. Autrement dit, la souveraineté est attachée à l’Etat sans interruption et sans limitation dans le temps. Parce qu’elle est absolue, c’est-à-dire inconditionnelle, elle est absoute de la puissance des lois et sa puissance propre consiste à donner loi aux sujets en général sans leur consentement ; la première marque du prince souverain, c’est la puissance de donner lois à tous et à chacun en particulier. Mais, donner loi, c’est aussi casser la loi. Le souverain n’a donc que sa propre volonté pour règle. En outre, parce qu’elle est perpétuelle, la souveraineté ne saurait être ni périodique, ni temporaire ou intermittente ; elle ne peut être discontinue ; elle ne peut être interrompue. Elle implique donc la continuité du pouvoir de l’Etat. Le pouvoir de commander délégué temporairement aux magistrats n’est pas un pouvoir souverain. La souveraineté n’est pas de l’ordre du temps ; elle le transcende, impliquant en cela une continuité qui déborde toute restriction chronologique. Absoluité et perpétuité la rendent indivisible. Ces caractères essentiels font de la souveraineté tout autre chose qu’un phénomène de force ou de puissance brute : elle est un phénomène de droit, et, comme telle, est irréductible, en son absoluité, à 13 Jean Bodin, Les six livres de la République, Paris, éd. Gérard Mairet, 1993, p. 44. 14 Ibid., p. 75. 15 Ibid., p. 74. 12 l’arbitraire. Elle fait et défait toutes les lois positives de l’Etat. Seulement elle est en elle même éternellement liée à la loi naturelle et divine et il importe que, soutient Bodin : « la loi du Prince soit faite au modèle, de la loi de Dieu »16 . Par conséquent, donnant loi à tous et ne connaissant pas d’autre justice que celle dont Dieu lui offre le modèle, l’Etat en sa souveraine puissance, ne peut tolérer ni contestation ni désobéissance et son pouvoir ne peut se partager. Pour Bodin la souveraineté a l’unité parfaite de la circonférence : « tout ainsi qu‟une couronne perd son nom si elle est ouverte ou qu’on arrache les fleurons, aussi la majesté souveraine perd sa grandeur si on y fait ouverture, pour empiéter quelque endroit d’icelle » 17. De l’image à l’idée, la conséquence est concise : les droits de souveraineté ne peuvent allouer, ils sont incessibles et inaliénables, par l’effet de quoi il ne peut y avoir, selon Bodin, de parties de la souveraineté. Le caractère unitaire et indivisible de la souveraineté mène tout naturellement Bodin vers une conception monarchique du pouvoir. En effet une souveraineté divisée est « corruption de République 18» et donc, pour un Etat bien compris, une impossibilité. La souveraineté est unité indivisible. Car de même que Dieu, Absolu et Un exerce son empire sur l’univers, de même la Majestas qui ne souffre en l’Etat « non plus division que l’unité »19 y est une autorité omni compétente, faisant loi pour tous et en tous domaines, que nul ne saurait ignorer ou contester. Le souverain selon la doctrine bodinienne de souveraineté, est le seul à juger et à interpréter ès qualité ce qu’il faut entendre par « loi naturelle et divine » 20. De même, le souverain est seul à pouvoir donner force à telle coutume dont l’usage aurait disparu et pareillement, il est le seul qui a la puissance de mettre un terme à une loi coutumière si celleci contredit à la loi positive que le souverain édicte selon sa volonté. Au fond la référence à la loi naturelle et divine ne vient donc nullement en limitation de la volonté souveraine, mais, tout au contraire, en augmentation de celle-ci. En effet la souveraineté chez Bodin est cette puissance qui ne connaît aucune puissance supérieure : elle est absolue c’est-à-dire solitaire et parfaite. Par définition même il n’est aucune puissance qui puisse légitimement s’imposer au souverain. Mais quand Bodin souligne que la souveraineté doit être une et indivisible, 16 Ibid., p. 87. 17 Ibid., p. 97. 18 Ibid., p. 118. 19 Ibid., p. 329. 20 Ibid., p. 337. 13 perpétuelle et suprême, il veut indiquer, dans le contexte politique de l’époque, qu’elle devrait être le monopole d’un monarque héréditaire. Finalement, c’est le triptyque : Etat, souveraineté et monarque qu’il entend ériger en règle juridico-politique. Du coup en inventant le principe de la souveraineté étatique, il légitime par le droit la double lutte du roi de France contre la papauté et l’Empire au Ŕ dehors contre la féodalité au-dedans. Mais cette confusion de la souveraineté et du pouvoir royal n’est pas pour cet auteur du XVIᵉ siècle une inadvertance : son dessein était de fournir à un grand prince ou à un grand ministre l’épure d’un gouvernement de type absolutiste quoique non arbitraire. Henri IV sut profiter de la leçon du légiste pour instaurer le pouvoir fort et centralisé dont la France, au lendemain des guerres de Religion, avait besoin. C’est sensiblement à la même époque que Hobbes apporte, avec un sens philosophique plus aigu, une analyse rigoureuse du concept. En effet le projet politique de Hobbes est de fonder par une légitimation philosophique le principe de la souveraineté de l’Etat en s’appuyant principalement sur son prédécesseur Bodin. Jamais Bodin ne cherche à fonder philosophiquement le concept de souveraineté. Il le construit juridiquement, lui donne une ampleur philosophique, mais ne le fonde pas. La démarche de Hobbes est différente. En effet chez Hobbes, la souveraineté ne relève pas de la philosophie juridique seulement, elle consiste à déduire la nécessité du souverain de la structure des choses humaines. La souveraineté, explique-t-il, naît du convenant, calcul téléologique d’intérêts destiné à établir, dans l’état civil, un équilibre de forces tout différent de celui qui, dans l’état de nature, promet les individus à la mort. C’est cette nouvelle balance des forces qui définit l’essence même de la République, car le pouvoir civil n’est constitué par rien d’autre que par la totalité des droits (powers) qui ont été, par le contrat, confiés par la multitude à l‟homo artificialis Ŕ la personne civile de l’Etat Ŕ chargé de la représenter. Cet « homme artificiel », d’une part, représente le peuple en corps et, d’autre part, est, en la République, la summa potestas.
L’analyse négative foucaldienne du pouvoir souverain
La critique de la souveraineté est au centre des réflexions que mène Foucault sur la question du pouvoir. Son projet est de construire une pensée de la domination radicalement libérée du modèle de la souveraineté. Il s’en justifie à de nombreuses reprises et, tout particulièrement, dans Il faut défendre la société lors des leçons des 14 et 21 janvier 1976 qui se présentent explicitement comme « une sorte d‟adieu à la théorie de la souveraineté »30. Il précise : « Donc, la question, pour moi, c‟est de court-circuiter ou d‟éviter ce problème […] de la souveraineté et de l‟obéissance des individus soumis à cette souveraineté, et de faire apparaître, à la place de la souveraineté et de l‟obéissance, le problème de la domination et de l‟assujettissement. »31 Mais qu’est-ce que la souveraineté selon Foucault ? Essentiellement une question juridique, à savoir une question de droits : d’une part, des droits qui ont été cédés par les sujets, auxquels ils ont renoncé et, d’autre part, des droits qui ont été acquis par le souverain, au nom desquels il exerce son autorité. En de multiples occasions, Foucault insiste sur cette dimension juridique constitutive du modèle de la souveraineté, sur le fait que le modèle de la souveraineté saisit « le pouvoir sous une forme juridique».32La subordination, dans l’ordre juridique, que Foucault, dans Il faut défendre la société, nomme obéissance par opposition à assujettissement, requiert de la part des sujets une adhésion étendue aux prétentions de légitimité de l’autorité. Il s’ensuit un pouvoir très peu intrusif, qui prend les sujets tels qu’ils sont, un pouvoir qui ne cherche pas à fouiller les consciences ni à corriger les âmes. Ce pouvoir agit, au coup par coup, principalement sur les richesses et les biens, par le jeu d’un système de prélèvements discontinus dont la fiscalité nous offre la figure exemplaire. Or, Foucault s’intéresse à un pouvoir d’une nature très différente, le pouvoir disciplinaire, qui ne procède pas par prise momentanée mais par un quadrillage serré et continue, visant à extraire le travail et une soumission perpétuelle, via des systèmes de correction et de surveillance. C’est là un mode de fonctionnement radicalement hétérogène au pouvoir souverain. Alors que celui-ci place en son centre la gloire du souverain, celui-là 30 Michel Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 37. 31 Ibid. p. 28. 32 Michel Foucault, La Volonté de Savoir, op. cit., p. 112. 22 s’intéresse à la fabrication des sujets. Le rejet du juridique traduit l’obsession qu’a Foucault de comprendre le pouvoir dans sa réalité, non pas du point de vue de la légitimité des actions, mais dans leur efficacité à transformer les sujets, au contact même des corps. A cet égard, il soutient : « Il faut étudier le pouvoir hors du modèle du Léviathan, hors du champ délimité par la souveraineté juridique et l‟institution de l‟État. Il s‟agit de l‟analyser à partir des techniques et tactiques de domination».33 Cette critique du modèle juridique grandit encore en intensité lorsque Foucault en vient à l’étude des dispositifs de sécurité. On le voit alors souligner la distance existant entre la logique propre à ces dispositifs et la logique juridique, entre le marché et le contrat. Cela le conduit à des propositions bien énigmatiques pour un économiste sur l’hétérogénéité du contrat et du marché. S’il en est ainsi, nous dit Foucault, c’est parce que le lien contractuel suppose, chez le sujet juridique, le renoncement à certains droits en échange de la préservation d’autres, ce qu’il appelle le principe du transfert. Or, dans la sphère économique, il en va tout autrement dans la mesure où l’homo œconomicus n’abandonne jamais rien. Il demeure à chaque instant entièrement fidèle à son intérêt qui le guide de part en part : « non seulement chacun peut suivre son intérêt, mais il faut que chacun […] le suive jusqu‟au bout en cherchant à le pousser au maximum ».34 Cette critique renouvelée du juridique ne débouche pas sur une disparition totale de la souveraineté mais sur une analyse où elle ne joue plus qu’un rôle périphérique, à la manière d’un arrièrefond qui ne suscite plus guère l’intérêt du penseur. Même s’il écrit : « Le problème de la souveraineté n‟est pas éliminé ; au contraire, il est rendu plus aigu que jamais »35 , dans la réalité de la réflexion, force est de constater qu’il n’en est rien. La souveraineté n’apparaît plus que comme un dispositif à la remorque du gouvernement, entièrement conçu pour le servir : « étant donné qu‟il y [a] un art de gouverner, étant donné qu‟il se déploie, [il s‟agit] de voir quelle forme juridique, quelle forme institutionnelle, quel fondement de droit on [va] pouvoir donner à la souveraineté ».36Voilà tout ce qu’il nous en dira. Par ailleurs, pour y voir plus clair, analysons de manière plus fine le fonctionnement du pouvoir souverain telle que conçue par Foucault. 33 Michel Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 30. 34 Ibid., p. 279. 35 Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, Paris, Gallimard, 2004, p. 11. 36 Ibid., p. 110. 23 L’analyse de l’ancien droit de vie et de mort ouvre le cinquième et dernier chapitre de La Volonté de savoir. Elle montre, par contraste, la spécificité du pouvoir moderne qui selon Foucault n’opère pas de la même manière que l’ancien pouvoir souverain, mais émerge à un certain stade des sociétés occidentales comme un pouvoir de gérer la vie. C’est pourquoi la manière dont il exerce le droit de tuer est tout à fait différente, et irréductible à la forme juridique du droit de mort. En effet, si le droit de tuer, privilège du souverain, provient des pouvoirs absolus que le droit romain donnait au père de famille, il est très vite limité par la forme moderne que lui donnent les théoriciens classiques. L’exercice du droit de tuer est conditionné par une menace pesant sur l’existence du souverain. Ainsi, selon Hobbes, que Foucault considère comme le représentant de la théorie moderne de la souveraineté, le droit de tuer pour rester en vie, qui appartient naturellement à chacun comme un bien ou une propriété, est cédé ou échangé au souverain. Le rôle central que joue le droit de mort, qu’il soit absolu ou conditionné, dans la constitution du pouvoir souverain montre que le seul pouvoir qu’il exerce effectivement sur la vie est celui de la prendre. Il ne s’y applique donc que négativement en l’anéantissant, ou indirectement en la laissant hors de son pouvoir de prise. C’est pourquoi le droit souverain de vie et de mort est un droit dissymétrique : la vie est l’espace de passivité du pouvoir (laisser vivre) dont l’activité porte sur la mort (faire mourir). Cependant ce qui peut donner le plus aisément accès au concept non juridique du pouvoir, c’est l’inversion que Foucault fait subir à la fameuse thèse de Clausewitz selon laquelle la guerre est la politique continuée par d’autres moyens. Inversant cette proposition, Foucault formule la thèse provoquante selon laquelle c’est la politique qui est la guerre continuée par d’autres moyens : « Et, à ce moment-là, on retournerait la proposition de Clausewitz et on dirait que la politique, c’est la guerre continuée par d‟autres moyens. Ce qui voudrait dire trois choses. D’abord ceci : que les rapports de pouvoir, tels qu‟ils fonctionnent dans une société comme la nôtre, ont essentiellement pour point d‟ancrage un certain rapport de force, établi à un moment donné, historiquement précisable, dans la guerre et par la guerre. Et, s‟il est vrai que le pouvoir politique arrête la guerre, fait régner ou tente de faire régner une paix dans la société civile, ce n’est pas du tout pour suspendre les effets de la guerre ou pour neutraliser le déséquilibre qui s’est manifesté dans la bataille finale de la guerre. Le pouvoir 24 politique, dans cette hypothèse, aurait pour rôle de réinscrire perpétuellement ce rapport de force, par une sorte de guerre silencieuse, et de la réinscrire dans les institutions, dans les inégalités économiques, dans le langage, jusque dans les corps des uns et des autres […]. Le retournement de cette proposition [celle de Clausewitz] voudrait dire autre chose aussi : à savoir que, à l’intérieur de cette “paix civile”, les luttes politiques, les affrontements à propos du pouvoir avec le pouvoir, pour le pouvoir, les modifications des rapports de force – accumulations d’un côté, renversements, etc. –tout cela, dans un système politique, ne devrait être interprété que comme les continuations de la guerre. Et serait à déchiffrer comme des épisodes, des fragmentations, des déplacements de la guerre elle-même. On n’écrirait jamais que l’histoire de cette même guerre, même lorsqu’on écrirait de la paix et de ses institutions.
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