Forums médicaux appropriation des savoirs et esprit de communauté virtuelle
Le phénomène des forums fait partie des pratiques permettant de mesurer la conversion, ce passage au « tout numérique », ce topos de la médiatisation à l’aune de l’ère de la Petite Poucette. Les forums médicaux dépassent de manière prototypique la simple médiatisation et incarnent ainsi véritablement une médiation possédant ses propres finalités. Peu légitim(é)s, voire dénoncés, mais pourtant puissants, ils jouent le rôle d’instance de médiation de la science participant ainsi de la production puis de la diffusion de l’information scientifique et médicale. La sphère de la science et celle de la santé sont le plus souvent caractérisées par leur inaccessibilité supposée se manifestant par l’accumulation des distances langagière, cognitive, institutionnelle et symbolique vis-à-vis du grand public (voir Chapitre III). Cette pratique des forums se définit par une logique de production particulière, une certaine mise en scène des contenus, par des modalités précises d’énonciation éditoriale, et par la construction d’un lien social indéniable qui en appelle à l’affect et au pathos. Cette pratique est donc analysable sémiotiquement en termes de « médiation générique » et de « médiatisation ».
Le forum médical comme pratique culturelle
Devenir usager d’un forum, que ce soit dans la peau d’un animateur, d’un « posteur » actif ou d’un lecteur assidu, c’est s’inscrire dans une pratique culturelle à part entière. Portée par un médium numérique spécifique et répondant à des règles de genre, cette pratique du forum médical fait entrer l’usager dans une toute nouvelle sociabilité qui l’initie à la fois à ce qu’on pourrait appeler une culture « numérique » et qui réinvestit les codes d’une culture « scientifique et médicale » dans sa propre sphère d’humble citoyen lambda, de profane, confronté à la maladie. Nous proposons de définir les caractéristiques médiatiques et génériques particulières fondant cette pratique culturelle576. Pour se faire, un corpus ouvert de discours numériques natifs a été étudié à partir de la plateforme « doctissimo.fr »577 dont certains items ont été réduits en artéfacts (par impression d’écran) pour illustrer l’analyse. Ces quelques éléments sont rapportés en annexe (IP-FOR-1 à IP-FOR-20) dans le Tome II de ce travail, à partir de la page 516.Sur le plan de la méthodologie, l’outil utilisé est le socle médiatico-générique déjà mentionné et dont l’exposé théorique578 sera proposé en Chapitre V. Il peut en être fait l’économie pour cette partie, nous nous contenterons donc des résultats dans un premier temps, eux seuls étant réellement indispensables pour cette démonstration. Sur le plan de l’expression, dont les caractéristiques sont dépendantes de la nature du média ici concerné, le système sémiologique réquisitionné est essentiellement textuel mais le visuel n’est pas à exclure puisque ce texte s’inscrit dans un espace organisé à l’intérieur de zones rectilignes, accompagnées de petites images (avatar, émoticons, gifs, etc.) et où d’autres images (publicitaires notamment) sont juxtaposées. La morphologie de cette pratique textuelle est aussi remarquable dans la série d’inclusions des différentes unités qu’elle présente : le « post », comme unité minimale correspondant à un commentaire constitutif du fil de conversation, la page, comme unité mésiale qui recouvre le fil de conversation précédemment cité et qui peut se démultiplier au besoin si la conversation est conséquente, la « fenêtre », comme contenant dans lequel s’intègre la page et d’autres entités comme les publicités, les onglets, les étiquettes du sommaire « cliquables » et autres liens hypertextuels. La distribution, quant à elle, est caractérisée par une segmentation qui vient correspondre à une distribution hiérarchique permise par le fenêtrage pluriel. Le corpus présente une certaine linéarité dans l’enchaînement et la lecture des « posts », qui se poursuit dans la linéarité de l’enchaînement des pages. Cependant, une certaine tabularité est permise par l’englobement et la disposition éclatée des différentes unités de la fenêtre et la démultiplication de ces fenêtres qui autorisent le regard à s’émanciper de la linéarité du texte de la conversation et se laisser aller à certains élans tabulaires. Enfin, l’accès médiatique peut être décrit comme un recouvrement par le « le clic » qui permet de se diriger vers une autre page ou recouvrement par le « défilé » ou dit aussi « scroll » permet de se diriger vers le bas d’une page. D’autre part, du point de vue du contenu, la composante thématique articule à la fois le médical, l’image du médical et l’expérience personnelle de la non-santé. La thématique des forums est d’ailleurs intrinsèquement problématique puisque les usagers viennent mutuellement exposer leurs problèmes et tenter de résoudre ceux des autres par le dialogue et le partage d’expériences. Ces différents thèmes sont soutenus et entretenus par les isotopies mésogénériques respectives de la santé et des ressentis intersubjectifs, que nous retrouverons exploitées dans la composante dialogique. La tactique spécifique du forum correspond à une double organisation du contenu répondant d’une continuité paginaire (lecture du fil de conversation de haut en bas, suivi linéaire des posts et de leurs réponses) et d’une continuité transpaginaire (linéarité dans la succession des pages) mais aussi, et c’est une de ses spécificités, la tactique propose une certaine tabularité permise par les étiquettes hypertextuelles qui permettent un parcours éclaté et une certaine sérendipité dans la lecture). La composante dialectique inhérente au forum s’articule autour d’une narrativité présupposée et intuitive qui organise ses transformations en trois états successifs « santé », « maladie » puis « guérison », mais qui voit son programme narratif se complexifier par la non-séquentialité de ces états. Ce PN s’enrichit d’autant plus que, par l’intermédiaire de la pratique du forum, de nouveaux actants (différents actants adjuvants en la personne des autres usagers et des modérateurs) viennent s’ajouter aux premiers définitoires de la relation de santé (l’actant savoir, l’actant soignant, l’actant patient, l’actant famille, l’actant maladie). L’intérêt principal est moins porté sur le /faire/ que sur l’/être/ puisque tout l’enjeu est le partage d’expériences et de sentiments, de ressentis sur le /faire/. Le patient et sa famille sont instaurés en tant que sujets d’état, ces états étant largement pathémisés. Le champ lexical des sentiments dysphoriques est omniprésent et le plus souvent convoqué dans des séquences embrayées : « une honte pour moi », « j’en ai eu marre », « avoir le cafard », « coup de blues », « mes états d’âme, « la fatalité du blues », « avouer sa souffrance », « s’épancher sur ses drames personnels », « je pleure », « je ne cache pas mes larmes », « en mode désespérée », « blasée », « j’ai du mal à digérer et à accepter », « ça m’énerve », « ras le bol », « je me sens isolée », « qui m’angoissent », « me fait peur », etc. Enfin, la composante dialogique mêle à la fois une énonciation particulière et une modalisation judicative importante. L’énonciation se caractérise par l’embrayage (assomption énonciative forte, omniprésence du « je ») et par un certain type de débrayage (l’usager débraye la situation sur l’espace du forum), le tout définissant une importante pluralisation des instances énonciatives, confortée par la pluralisation des instances inhérentes à la situation de santé (plusieurs instances médicales, la patient, l’entourage, etc.). D’autre part, le jugement trouve un terrain d’exercice privilégié dans cet espace, clairement appelé par l’exposition voire l’exhibition de l’expérience intersubjective pathémisée.
Le forum médical comme manifestation d’une médiation existentielle
À partir du mode d’existence de la Fiction Voilà décrite, sémiotiquement, la pratique culturelle des forums médicaux, ou plutôt voilà ce que la sémiotique peut dire d’une pratique culturelle, dès lors que celle-ci mobilise un support médiatique (médiation générique – filtre). Mais on doit reconnaître que cela ne nous dit pas encore, pas tout à fait, pourquoi ces sites sont parmi les plus fréquentés, et attirent irrésistiblement l’hypocondriaque qui se cache en chacun de nous. C’est à ce stade qu’interviennent à nouveau les modes d’existence latouriens, au cœur des médiations existentielles (médiation existentielle – accès). Derrière l’ensemble des usages dont les forums sont les vecteurs, on reconnaît, au moins au premier abord, le mode baptisé [FIC] dans l’enquête latourienne, descendant conceptuel du mode des « êtres de la fiction » chez Souriau. Les êtres de la fiction, « ces fantômes, [à] ces chimères, [à] ces morganes que sont les représentés de l’imagination, les êtres de fiction. Y a-t-il pour eux un statut existentiel ? »579. Souriau est en droit de se poser la question, car dans sa conception, les êtres de la fiction ne sont pas intégrés à un « sujet », puisque comme on l’a vu, Souriau, dans la même veine que Whitehead et James, s’extrait de la Bifurcation de la Nature580, et montre qu’on peut exister en dehors de toute matérialité. Tout est là pour leur donner une dignité ontologique s’ils répondent à la dernière condition : « ils n’existent – à leur manière – que s’ils ont un positif d’exister. Or ils l’ont »581. Chaque être de fiction (un tableau, un roman, un personnage de papier, une poésie, etc.) incarne selon Souriau un microcosme et l’ensemble de ces microcosmes forme un grand « cosmos littéraire » où l’on peut repérer des personnages-types, c’est pourquoi l’existence des microcosmes est syndoxique, sociale et positive selon lui. La doxa qui agit permet de reconnaître dans les êtres en question des formes spécifiques, parfois même des « monumentalités » c’est-à-dire des topoï, des figures stéréotypées. Ce mode souralien des êtres de la fiction connait une nouvelle destinée dans sa réappropriation par Latour : « on désigne par l’abréviation [FIC] pour fiction, non pas le domaine de l’art, de la culture, des œuvres, mais ce mode particulier que l’adverbe ‘fictionnellement’ désigne maladroitement pour indiquer que l’on va exiger de ce qui suit un rapport original entre les matériaux et les figures dont ils ne peuvent se distinguer sans perdre leur objectivité »582 Latour veut offrir aux êtres de fiction leur propre consistance ontologique. Ils jouissent déjà d’un traitement particulier, car dans notre tradition moderne, il est d’usage de les respecter, de les reconnaître, d’aller jusqu’à les chérir même. Le problème est qu’on leur a donné le statut d’objet d’art, produits par l’imagination, provenant de l’esprit humain, le même esprit humain qui sévit en tant que Sujet dans la Bifurcation de la Nature. Au contraire, Latour comme Souriau, tentent de montrer leur extériorité. Les êtres de la fiction chez Latour ont la spécificité d’être créés par des « vibrations entre un matériau et une forme » : ils ont une matérialité indiscutable, puisque des formes s’extraient du matériau, sorte de figures, de « petits mondes » qui ne peuvent pas se détacher de lui mais qui ne peuvent pas s’y réduire non plus. La continuité d’existence que ces êtres dessinent « dépend de la reprise par d’autres existants, reprise qui donne à ces êtres leur forme propre d’objectivité »583. C’est la même idée que l’on trouve chez Souriau, idée selon laquelle les êtres de fiction doivent être « réceptionnés ». [FIC] est donc fondamental car il matérialise concrètement deux propriétés essentielles, caractéristiques de tous les modes : l’énonciation et l’actantialité. Ces propriétés sont éminemment sémiotiques, et constituent, au moins en partie, la raison de la proximité avec la sémiotique affirmée par Latour. [FIC], le mode de la Fiction, dans sa version restreinte, langagière, correspond à la capacité qu’ont tous les discours de représenter, de déléguer dans une forme texuelle, sur des supports variables, l’identité de l’énonciateur. Le débrayage quant à lui, en tant que délégation et représentation dans le texte, produit une pluralisation qui permet de rompre le solipsisme du sujet : pluralisation des acteurs, puisque l’énonciateur peut déléguer un « je », convoquer un « tu », ou mobiliser toute la gamme des « ils ». Il autorise aussi la pluralisation des temps et des espaces, sur le même principe. Ce mode, textuel dans son principe et par son origine, peut être étendu à tous les matériaux, à tous les supports susceptibles d’accueillir et de donner forme à l’identité d’un énonciateur (sculpteurs, peintres, musiciens, plasticiens, vidéastes, blogueurs, …).