Formalisation et représentation desstructures musicales
L’étude des aspects théoriques des méthodes algébriques en musique et musicologie soulève une double question. Tout d’abord, d’un point de vue musicologique, une telle réflexion demande une enquête autour de la nature systématique de la discipline. Nous allons donc remonter aux sources d’une telle démarche en musicologie telle qu’elle s’est précisée tout d’abord en Europe et successivement aux Etats-Unis. Deuxièmement, nous discuterons l’articulation entre musicologie et réflexion théorique sur la musique, en particulier autour de la naissance, aux Etats-Unis, du concept de théorie de la musique au sens moderne (music theory). Cette réflexion nous semble nécessaire pour comprendre la portée musicologique du problème de la formalisation algébrique des structures musicales et de leurs représentations. Une enquête parallèle autour de certaines étapes de la pensée algébrique en mathématiques permettra de mieux comprendre la place des trois compositeurs/théoriciens étudiés, par rapport au problème de l’émergence de l’idée de structure algébrique en musique. Une discussion sur certains développements récents en théorie de la musique ainsi qu’une analyse détaillée d’un problème théorique classique (à savoir la classification des séries dodécaphoniques tous-intervalles) offrent le point de départ pour suivre l’évolution du caractère systématique de la musicologique vers une discipline de type computationnel.
Musicologie et théorie de la musique : un survol historique
Pour comprendre la place de la théorie de la musique dans la recherche musicologique contemporaine, on doit reprendre un aspect du développement de la musicologie qui a marqué considérablement certains pays, tout en laissant (apparemment) la France en dehors de ce débat. Il s’agit de la division entre musicologie historique et musicologie systématique. Cette division remonte à Guido Adler, théoricien autrichien qui, dans l’article « Umfang, Methode und Ziel der Musikwissenschaft » [ADLER 1885], présente les objets [Umfang], les méthodes [Methode] et les finalités [Ziel] de la musicologie en tant que discipline. Dans cet article, il considère la musicologie comme étant formée de deux branches : une branche historique et une branche systématique. Nous allons nous concentrer sur la partie systématique qui est définie comme « la recherche [Aufstellung] des principes les plus Formalisation et représentation desstructures musicales 7 généraux à la base de chaque branche du système musical ». Elle se compose de quatre parties qui sont représentées dans la figure suivante5 : Figure 1: Les quatre branches de la musicologie systématique chez Guido Adler Une analyse détaillée de ces quatre parties nous offre des éléments importants pour situer le problème de la formalisation des structures musicales dans une perspective musicologique. Une première branche consiste dans la recherche [Erforschung] et les fondements [Begründungen] de ces lois ou principes du système musical dans l’harmonie [Harmonik], la rythmique [Rhythmik] et la mélodie [Melik]. Notons ici le double caractère à l’intérieur de chaque sous-discipline. L’harmonie n’est pas conçue uniquement dans ses aspects liés à la tonalité, mais elle concerne aussi tout ce qui est tonlich, c’est-à-dire tout ce qui a une quelconque relation avec le ton musical. De même, l’étude du rythme est envisagée dans une dimension temporelle [temporär] qui ne s’identifie pas avec le temps chronologique [zeitlich]. A coté de l’Harmonik et du Rhythmik, Adler propose une troisième sous-discipline, à savoir le Melik, qui se définie par rapport aux deux autres disciplines. Elle concerne, en fait, ce qu’il appelle la « cohérence » de la composante tonale et de celle temporelle. Cette typologie, qui se trouve explicitée pour la première fois à l’intérieur d’un essai de définition des objets, 5 La figure est tirée du Neues Handbuch der Musikwissenschaft, une encyclopédie de la Musicologie en dix tomes éditée par Carl Dahlhaus et dont le dixième tome, co-édité Helga de la Motte-Haber, est consacré à la « Musicologie Systématique » [DALHAUS et DE LA MOTTE-HABER 1982]. 8 méthodes et finalités de la recherche musicologique, pourra servir de cadre conceptuel dans la discussion que nous entamerons autour du concept de théorie de la musique, en particulier pour ce qui concerne la réception des idées d’Adler aux Etats-Unis. Une deuxième partie de la branche systématique de la musicologie concerne l’esthétique du système musical. Ce domaine consiste principalement dans le fait d’établir dès critères du beau musical [Kriterien des musikalisch Schönen], en particulier du point de vue de l’aperception des sujets. L’influence de la pensée d’Eduard Hanslick sur Adler est ici particulièrement évidente, mais l’intérêt pour les liens entre le concept de beau dans la musique et le problème de l’aperception offre un élément intéressant pour comprendre la singularité de la vision musicologique d’Adler. Une conception dans laquelle l’enseignement de l’harmonie, du contrepoint et de la composition était inclus de facto dans la discipline musicologique, comme on peut le constater en regardant la troisième branche de la partie systématique : pédagogie et didactique musicale. La quatrième et dernière branche, Musikologie, se réfère à la discipline qu’on appellera ensuite l’ethnomusicologie.
Les grandes étapes de la pensée algébrique en mathématiques et l’émergence du concept de groupe en musique
Nous avons fait remonter aux années 1880, avec le théoricien autrichien Guido Adler, le début d’une discussion autour de l’approche systématique en musicologie. L’histoire des mathématiques montre que, presque à la même époque, les mathématiciens ouvraient une réflexion qui dépassera largement le cadre de leur propre discipline. Notre regard rétrospectif sur les étapes de la pensée algébrique en mathématiques vise à mettre en évidence certains éléments qui ont représenté, historiquement, le point de départ d’une réflexion théorique sur les fondements algébriques de la musique, une réflexion qui s’articulera autour de la formalisation et des représentations des structures musicales. C’est donc à partir de l’idée de structure en mathématique, et plus précisément de structure de groupe, que nous proposerons ce court survol historique. L’idée de groupe abstrait, comme Galois l’a définie au début du XIXe siècle, représente, en effet, une des expressions les plus simples de structure algébrique et sans doute celle autour de laquelle s’est posé, historiquement, le problème de la formalisation des structures 11 musicales. Nous préférons ne pas donner tout de suite la définition axiomatique de cette structure algébrique mais l’expliciter à travers les exemples musicaux qu’on retrouve dans les écrits théoriques de certains compositeurs. Pour l’instant, on peut considérer un groupe comme un ensemble d’éléments muni d’une opération qui permet de combiner deux quelconques de ses éléments sans sortir de l’ensemble, le résultat de l’opération étant donc un élément de l’ensemble. Cette opération, qui prend aussi le nom de « loi de composition interne » et qui, comme on verra par la suite, doit respecter certaines propriétés formelles, peut être considérée à juste titre comme « l’idéemère de la notion de structure » [VUILLEMIN 1962/1993, 260]. Mais le point de vue structurel en mathématiques ne commence à se préciser que dans la deuxième moitié du XIXe siècle, en particulier avec le « Programme d’Erlangen » de Felix Klein de 1872. Le programme, intitulé Considérations comparatives sur les recherches géométriques modernes, vise à dissocier l’étude de la géométrie de l’étude traditionnelle de l’espace. En d’autres termes, ce qui caractérise les différentes géométries ce n’est plus l’espace, qui est doté chaque fois de certaines propriétés, mais c’est la façon avec laquelle, une fois choisi un groupe de transformations sur un ensemble donné, des propriétés « ne sont pas altérées par les transformations du groupe » [KLEIN 1974, 7]. La multiplicité des géométries est donc une conséquence directe des propriétés des groupes de transformations. Autrement dit, une géométrie est définie par la donnée d’un groupe de transformations opérant sur un espace et les propriétés géométriques sont ainsi les propriétés qui ne changent pas par ce groupe. La donnée d’un groupe apparaît comme une structuration de la géométrie considérée, au point que deux géométries qui peuvent se déduire l’une de l’autre par rapport à une transformation bijective entre les deux groupes sont de facto équivalentes11. De tout théorème valable dans la première géométrie on pourra donc dériver un théorème dans la deuxième. Jean Dieudonné a vu dans cette démarche l’un des premiers exemples du concept de « transport de structure » [DIEUDONNE 1987, 114], une idée que les théoriciens de la musique ont souvent appliqué dans le processus de formalisation des structures musicales. Pour anticiper sur le contenu de la prochaine section, on peut considérer que la formalisation algébrique des espaces musicaux classiques, celui des hauteurs et celui des rythmes, utilise le concept de « transport de structure », dans le sens qu’il y a une correspondance bijective, ou isomorphisme, entre les deux espaces et par voie de conséquence tout théorème valable pour les hauteurs peut se transférer au domaine des rythmes12 . Pour comprendre la portée théorique d’une telle démarche, on peut se référer à un concept qui est souvent associé, en mathématiques, à celui de « transport de structure » : le « transfert d’intuitions » [DIEUDONNE 1987, 178]. Une même structure se retrouve dans plusieurs théories et elle est souvent liée à des propriétés qu’on ne retrouve pas directement dans d’autres théories. C’est ainsi qu’« en modifiant convenablement au besoin le langage de cette dernière, on peut aussi y introduire les particularités de la première et [que] cela engendre parfois de nouvelles “intuitions” très fécondes » [DIEUDONNE 1987, 178]. C’est précisément en combinant la notion de « transfert d’intuitions » avec celle de « transport de structure » qu’on peut expliquer les différentes propositions théoriques autour de l’analogie entre espace des hauteurs et espace des rythmes. Dans le cas des propositions théoriques des trois compositeurs/théoriciens, le transfert se produit à partir de la formalisation algébrique de l’espace des hauteurs, mais les « transports de structure » ainsi obtenus ne sont pas équivalents d’un point de vue musical. L’autre concept sur lequel se fonde la démarche géométrique de Klein, à savoir le concept d’invariant, sera également central dans le domaine de la formalisation des structures musicales, comme le montre, en particulier, la démarche théorique du compositeur auquel on doit une des premières utilisations du concept de groupe en musique : Milton Babbitt. Avec l’idée d’invariant, étroitement liée à la notion même de groupe, on touche une problématique qui dépasse largement les frontières de la réflexion théorique en musique. Des méthodes d’analyse musicale, comme la Set Theory d’Allen Forte ou la théorie transformationnelle de David Lewin, utilisent, même si parfois sans le formaliser, la notion d’invariant par rapport à un groupe donné de transformations.