FONDEMENTS THEORIQUES DES CONVENTIONS

FONDEMENTS THEORIQUES DES CONVENTIONS

Approche contextuelle de la convention

« L’économie n’est pas autre chose que l’étude de la façon dont les gens font des choix ; la sociologie n’est rien d’autre que l’étude de la façon dont ils s’arrangent pour ne pas avoir de choix à faire » J. Duesenberry a) La notion d’incertitude L’incertitude peut s’apparenter à une situation dans laquelle les facteurs qui influent sur l’action d’une personne en prise avec un problème existentiel ou pratique, ne sont pas tous déterminables ou prévisibles. Trois facteurs paraissent comme responsables de situations d’incertitudes : les capacités intellectuelles de l’homme, le temps et les autres. – Les capacités La théorie économique postule un individu, l’homo-economicus, parfaitement rationnel ; en simplifiant à l’extrême, son comportement décisionnel repose sur deux processus cognitifs : le processus synoptique lui permet de prendre en considération et comparer tous les choix possibles concernant toutes les options qui se présentent à lui, tandis que le processus d’optimisation lui indique l’option qui apportera le maximum 164 de satisfaction avec le minimum de risque. Cependant, H. Simon l’a montré, cette vision théorique est quelque peu éloignée de la réalité, et les individus dont on observe les pratiques se contentent d’une rationalité limitée. La connaissance des options est en effet limitée par les capacités de chacun et par la connaissance des informations dont on dispose sur une situation donnée. Ainsi, reprend l’auteur, les conventions naissent des limites de la rationalité. – Le temps Le temps est aussi facteur d’incertitude car de demain nul n’est certain. « Entre la souveraineté de l’individu et la décision qu’il prend, s’inscrit le temps auquel il se réfère. De là vient l’incertitude sur l’état futur du monde dans lequel il agira. ». En effet, comment un individu situé à l’instant présent peut-il avoir connaissance des conditions relatives à l’instant futur, moment à partir duquel sa décision prendra effet, alors que celles-ci dépendent de ce qu’il décidera ? Sauf à supposer que les règles de choix qui auront cours dans le futur sont identiques à celles qui régissent le présent, ce qui est totalement utopique, l’un ne se déduisant pas de l’autre, une personne est incapable de faire un choix parfait, faute de référentiel temporel. Si l’on considère l’impossibilité de prévoir toute la chaîne de conséquences pour chaque option qui s’ouvre, les valeurs qui lui sont attachées sont imaginées en l’absence d’informations complètes. – Les autres Les autres constituent un troisième facteur limitant la souveraineté de l’individu : lorsque ce dernier exerce un choix, il n’est pas isolé d’un contexte social qui le contraint son action. La réaction des autres constitue une donnée imprévisible qu’il ne peut intégrer dans son calcul : conformément à la théorie des jeux, une incertitude supplémentaire naît de ce qu’il agit dans un univers social, où d’autres sujets décident librement et accomplissent des actions qui s’entrecroisent avec les siennes. Les difficultés liées à l’anticipation individuelle des conditions futures sont alors renforcées par une anticipation obligatoire sur le comportement d’autrui. Interférant de façon incontrôlable avec les intentions ou les projets des agents, les facteurs qui viennent d’être décrits remettent en cause l’autonomie de l’individu 261 H. Simon, op. cit. 262 P. Y. Gomez, Le gouvernement de l’entreprise, modèles économiques de l’entreprise et pratiques de gestion, Interéditions, Paris 1996, p. 169. 165 parce qu’il ne dispose pas des moyens lui permettant de calculer une solution plus efficace qu’une autre. Il est impuissant, frustré et bloqué… ou du moins, devrait-il l’être s’il n’avait recours au mimétisme. 

La notion de mimétisme

Dans ces conditions, comment l’individu réagit-il face à l’incertitude ? Se repliet-il sur lui-même, perclus et inhibé ? Non, il agit, et le plus souvent en échappant totalement aux frustrations que l’incertitude aurait dû engendrer. En observant le comportement d’autrui, il pourra tout de même surmonter cette situation de crise et décider. Le mimétisme devient alors la seule conduite rationnelle : s’il ne sait pas comment agir, les autres le savent peut-être ; dans ce cas, l’individu en tirera alors profit, et s’ils ne savent pas, il pourra toujours justifier son action par celle des autres. L’erreur collective n’est-elle pas préférable à la raison isolée ? Instinct grégaire et sentiment d’appartenance confortent les individus dans leur conduite d’imitation collective. Ce phénomène s’autoréalise, chaque personne voyant son action conforme au mouvement collectif ; se construit ainsi une réalité conventionnelle. La production d’une « objectivité » émanant d’un groupe d’acteurs s’imitant collectivement a tendance à se renforcer lorsqu’augmente le nombre de ceux-ci. Ce mécanisme imitatif est fort bien analysé par J. P. Dupuy lorsqu’il écrit que « les rumeurs les plus absurdes peuvent polariser une foule unanime sur l’objet le plus inattendu, chacun trouvant la preuve de sa valeur dans le regard ou l’action de tous autres. Le processus se déroule en deux temps : le premier est celui du jeu spéculaire et spéculatif dans lequel chacun guette chez les autres les signes d’un savoir convoité et qui finit tôt ou tard par précipiter tout le monde dans la même direction ; le second est la stabilisation de l’objet qui a émergé, par oubli de l’arbitraire inhérent aux conditions de sa genèse. L’unanimité qui a présidé à sa naissance le projette, pour un temps, audehors du système des acteurs lesquels regardant tous dans le sens qu’il indique, cessent de croiser leurs regards et de s’épier mutuellement. »263 Une série d’expériences très enrichissantes dirigées par Salomon Asch en 1951264, illustre ces phénomènes de groupe. Une ligne d’une longueur donnée était présentée à six personnes ; on leur demandait ensuite de trouver une ligne équivalente parmi trois autres. Sur les six personnes interrogées, cinq avaient secrètement reçu Ces expériences sont décrites par le psychologue S. Milgram dans son ouvrage, Soumission à l’autorité, Calmann-Lévy, Paris, 1986. 166 comme instruction de choisir lors de chaque test, une ligne manifestement fausse (les trois lignes présentées étaient de longueurs sensiblement différentes afin qu’aucun doute ne fût possible). Le sujet naïf était placé de telle sorte qu’il pouvait entendre les résultats des autres membres avant de donner le sien. Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’expérimentateur constata que la plupart des sujets testés préféraient donner une réponse conforme à celle du groupe, quand bien même celle-ci était contraire à ce que leurs yeux pouvaient constater. Cette expérience a permis de montrer que l’individu adapte son comportement à celui du groupe ; plus qu’une adaptation, on peut avancer qu’il abandonne l’initiative de son action à une source externe. L’imitation entraîne ainsi une homogénéisation du comportement, attendu que chaque individu copie inconsciemment la conduite de ses pairs. Cette pression collective est extrêmement subtile, aucun membre du groupe n’exigeant ouvertement la soumission du candide : nous le verrons plus loin, celui-ci le fait spontanément. Par la suite, des entretiens avec les individus testés ont montré qu’ils n’avaient aucunement conscience d’avoir perdu leur libre arbitre, ils se défendent d’avoir subi l’influence du groupe et prétendent que seule leur propre volonté est responsable de leur choix… L’analyse du comportement d’un individu au sein d’un groupe permet en effet de mieux saisir le rôle des conventions et surtout de connaître davantage les moteurs psychologiques qui poussent l’individu à adopter un comportement mimétique. En faisant siennes les conventions d’un groupe (qu’il soit restreint ou vaste), l’individu intègre un langage social commun lui permettant d’en devenir un membre à part entière. A de rares exceptions près, l’individu n’est pas un ermite, et même si parfois, l’enfer c’est les autres, ces derniers lui sont indispensables, fut-ce à titre de miroir pour donner du sens à sa propre existence. L’ethnométhodologue A. Coulon nous en rappelle le principe : « une fois affiliés, les membres n’ont pas besoin de s’interroger sur ce qu’ils font. Ils connaissent les orientations implicites de leurs conduites et acceptent les routines inscrites dans les pratiques sociales. C’est ce qui fait qu’on n’est pas étranger à sa propre culture, et qu’à l’inverse les conduites ou les questions d’un étranger peuvent nous sembler étranges. Un membre, ce n’est donc pas seulement une personne qui respire et qui pense. C’est une personne dotée d’un ensemble de procédures, de méthodes, d’activités, de savoir-faire, qui la rendent capable d’inventer des dispositifs d’adaptation pour donner du sens au monde qui l’entoure. C’est quelqu’un qui, ayant incorporé les ethnométhodes d’un groupe social considéré, exhibe « naturellement » la 1 compétence sociale qui l’agrège à ce groupe et qui lui permet de se faire reconnaître et accepter. »

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