Fondements du droit à l’oubli numérique

NOTION D’OUBLI

Droit à l’oubli, droit à l’effacement, droit au déréférencement, … la littérature fait usage de différents termes. Ces notions renvoient à des considérations variées du concept général « d’oubli ». L’oubli peut être défini comme « le fait de ne plus tenir compte de quelque chose, de le pardonner » ou en encore comme « l’effacement, la disparition des souvenirs et, en particulier, l’éloignement de certaines idées préoccupantes» . L’oubli est lié à la mémoire. C’est l’effacement d’une information antérieurement acquise. Il s’agit d’un phénomène biologique . Grâce à -ou à cause de- l’écoulement d’un certain laps de temps, notre cerveau va oublier les détails sans importance pour se focaliser sur ce qui compte vraiment dans nos prises de décisions quotidiennes . Il paraît important de considérer d’emblée cette notion « d’oubli » dans le contexte de notre sujet, c’est à dire dans la sphère du numérique, de l’internet. Contrairement à la mémoire humaine, la mémoire « numérique » n’oublie pas. Dans un univers numérique, l’oubli ne pourrait donc pas résulter d’un processus naturel. Il s’agirait d’un processus conscient et désiré. Pour effacer une donnée dans un monde digital, il faut nécessairement prendre une décision . Certains auteurs vont même plus loin et estiment qu’à l’aune du développement de l’intelligence artificielle, la suppression de données (« data deletion ») qui peut sembler être un sujet simple, pose de nombreux problèmes pratiques dans les environnements de machine learning et que partant, les exigences de data deletion peuvent être considérées comme étant à la limite de l’impossibilité . Dès lors la notion « d’oubli numérique » serait un oxymore en ce que « l’oubli » résulte d’un processus biologique qui se produirait par l’écoulement d’un laps de temps et qui serait inconciliable avec le « numérique » qui ne possède pas cette vertu de la mémoire.

D’OUBLI JUDICIAIRE A OUBLI NUMERIQUE

Le droit à l’oubli judiciaire

En réalité, le droit à l’oubli est une question ancienne dont son importance et sa difficile application ont ressurgi avec l’avènement d’internet. Dans un premier temps, les demandes relatives au droit à l’oubli concernaient le domaine judiciaire. Le droit à l’oubli judiciaire permet à une personne de « s’opposer à la reprise (…) d’informations qui dans leur temps furent licitement révélées au public mais dont l’actualité ne justifie plus la diffusion » . Dans cette acceptation, le droit à l’oubli judiciaire permettrait à des personnes de requérir que leur passé judiciaire ne soit pas continuellement ramené dans les médias afin de faciliter la réinsertion sociale . Initialement, ce droit à être oublié s’est construit de façon jurisprudentielle dans des affaires concernant la presse dite « traditionnelle ». Il constitue une restriction à la liberté de la presse. Cette prérogative d’être ainsi oublié nécessite deux conditions cumulatives. Une première divulgation licite suivie d’une deuxième divulgation également licite. Le droit à l’oubli ne sera dès lors envisageable que si un certain laps de temps sépare les deux divulgations. A côté de ces conditions, d’autres paramètres entrent en jeu, à savoir l’intérêt historique des informations rappelées (le devoir de mémoire), l’intérêt contemporain des informations rappelées, le degré d’exposition de la personne visée, le type d’informations rappelées, l’intérêt à la resocialisation de la personne condamnée et l’apurement de la dette de la personne visée par le rappel. Il s’agit d’une liste non exhaustive, tirée de critères posés par la jurisprudence .

Ce droit à l’oubli se fonde sur une confrontation entre deux libertés fondamentales : d’une part le droit à la vie privée et le droit à la liberté d’expression, d’autre part. Au niveau européen le droit au respect à la vie privée et familiale est traduit à l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme (ci-après CEDH) de même qu’à l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne . Quant à l’article 8 de la Charte, il consacre formellement la protection des données à caractère personnel . Le droit à la liberté d’expression se lit à l’article 10 de la CEDH et l’article 11 la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne consacre la liberté de donner ou recevoir des informations . Ces droits doivent être mis en balance en retenant le principe qu’il n’y a pas de hiérarchie dans les droits fondamentaux tels que la liberté d’expression de la presse, d’une part, le droit au respect de la vie privée, d’autre part . C’est ainsi que le droit à l’oubli judiciaire est modulé.

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L’avènement du numérique

Après avoir rapidement passé en revue les fondements du droit à l’oubli judiciaire dans un environnement où l’accès à l’information n’était pas aussi simple comme il l’est aujourd’hui (à la portée d’un simple « clic »), nous allons à présent voir comment ce droit évolue, voire se transforme, avec l’arrivée de l’internet. Les premières questions se sont posées à propos de l’archivage numérique et de l’apparition d’une presse électronique. La Cour Européenne de Droits de l’homme dans son arrêt Times Newspapers Limited (n° 1 et 2) c. Royaume-Uni , a jugé que les archives internet relèvent bien des contenus protégés par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme qui consacre le droit à la liberté d’expression. Elle déclare que « la mise à disposition d’archives sur Internet contribue grandement à la préservation et à l’accessibilité de l’actualité et des informations. Les archives en question constituent une source précieuse pour l’enseignement et les recherches historiques, notamment en ce qu’elles sont immédiatement accessibles au public et généralement gratuites » . Dès lors que la juridiction considère l’archivage numérique des articles de presse comme une activité fondamentale, protégée par la liberté d’expression et le droit à l’information, il semble que le droit « à être oublié » devient plus compliqué. Il faut reconnaître que la technique de mise en ligne des archives permet une accessibilité sans commune mesure avec celle des archives papier . La Cour ajoute cependant que « les Etats bénéficient probablement d’une latitude plus large pour établir un équilibre entre les intérêts concurrents lorsque les informations sont archivées et portent sur des événements passés que lorsqu’elles ont pour objet des événements actuels. A cet égard, le devoir de la presse de se conformer aux principes d’un journalisme responsable en vérifiant l’exactitude des informations publiées est vraisemblablement plus rigoureux en ce qui concerne celles qui ont trait au passé – et dont la diffusion ne revêt aucun caractère d’urgence – qu’en ce qui concerne l’actualité, par nature périssable » . En 2012, dans l’affaire Axel Springer ag c. Allemagne, s’agissant de la mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée, la Cour confirme sa jurisprudence en jugeant qu’en dépit de la marge d’appréciation dont disposent les Etats contractants en la matière, il y avait eu violation de l’article 10 au motif « qu’il n’y avait pas en l’espèce de rapport raisonnable de proportionnalité entre, d’une part, les restrictions au droit de la société allemande à la liberté d’expression imposées par les juridictions nationales et, d’autre part, le but légitime poursuivi » .

Table des matières

I.- Introduction
II.- Fondements du droit à l’oubli numérique
A. Notion d’oubli
B. D’oubli judiciaire à oubli numérique
1) Le droit à l’oubli judiciaire
2) L’avènement du numérique
3) La problématique des moteurs de recherche
C. Consécration dans le Règlement (UE) 2016/679 (RGPD)
III.- Limite territoriale
A. Position du problème
B. Google Spain
C. Mise en œuvre pratique et nouvelles questions
1) Application par Google
2) Questions préjudicielles et aussi peut-être celles à envisager… ?
D. Champ rationae loci du RGPD
IV.- Conclusion

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