FONDEMENT ET VOCATION DE LA PHILOSOPHIE DE SARTRE
L’ODYSSEE DE LA CONSCIENCE
L’être et le paraître La question de l’être et du paraître appartenait à l’objet principal de la philosophie traditionnelle, et constitue en même temps l’arrière-fond de tous les systèmes philosophiques. Elle a été conçue sous l’angle du dualisme. Les penseurs grecs, contemporains de Socrate, considéraient que l’apparence, synonyme du phénomène, est tout ce qui est perçu, l’élément matériel d’un fait empirique. C’est ainsi que pour les Grecs, à l’instar de Socrate et de Platon, l’apparence, étant du domaine du sensible et des illusions (aspect trompeur des choses), s’oppose à l’être qui est par conséquent le domaine des Idées et de la réalité. Cette même conception sera reprise plus tard par Descartes pour qui les phénomènes, étant des faits empiriques, ne correspondent pas à des réalités en dehors de la pensée qui les situe. Il y a, en ce sens, une distinction entre phénomène réel et la pensée. Le phénomène, en tant qu’étendue, est toujours perçu. C’est cette philosophie moderne qui a posé surtout la nature du perçu en termes de relation sujet-objet. L’apparence, à la distinction de l’être, ne fait que traduire imparfaitement ce que nous percevons. En fait, Kant, reprenant l’analyse cartésienne des relations sujet et objet (en ce sens qu’il montre que » le Je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations »), tout en se démarquant de Descartes et posant en même temps la théorie de la connaissance, définit le statu moderne du phénomène tout en restant noyé aussi dans le dualisme. Le phénomène, sera pour Kant, tout objet d’expérience qui apparaît dans l’espace ou dans le temps. Apparaissant dans le cadre de l’intuition sensible, cet objet manifesté comme phénomène se distingue, selon Kant, de ce qu’il est comme objet en soi. Cette conception kantienne de l’être et du connaître pose dans le phénomène deux choses : matière et forme. L’une est le contenu empirique du phénomène, l’autre est sa construction a priori qui dépend de l’entendement humain. Il faut souligner que chez Kant, les phénomènes, relevant de l’intuition sensible, s’opposent par-là aux noumènes qui relèvent du domaine de l’intelligible. Le phénomène tel qu’il est défini ici par Kant est doublement relatif : au sujet auquel il apparaît et à une chose en soi dont il est apparence. S’opposant à la conception cartésienne de relation sujet-objet, l’analyse kantienne de phénomène émerge aussi dans les eaux du dualisme. Cette interrogation de l’être et du paraître revêt chez Sartre une acception très différente. Dès le début de L’Etre et le Néant, Sartre se démarque très nettement des penseurs essentialistes qui posent le primat de l’essence sur l’existence, et salue en même temps le » progrès considérable » réalisé par la pensée moderne qui restreint « l’existant à la série des apparitions qui le manifestent » 1 . L’être qui était caché derrière les phénomènes sera dévoilé sous forme d’objet, ainsi les phénomènes cesseront d’être de « pures apparences ». Adoptant une méthode de pensée et un point de vue différents de ses prédécesseurs, notre philosophie refuse le dualisme de l’être et du paraître affirmé par les systèmes philosophiques qui montrent la négativité pure de l’apparence, (l’apparence n’est pas l’être). En fait, la véritable révolution philosophique opérée par Sartre consiste, en ce sens, à considérer partout que la question de l’être ne peut pas être posée sans celle du paraître. Voulant briser le cadre étroit de l’idéalisme, l’existentialisme sartrien tente de mettre fin à cette longue histoire du dualisme de l’être et du paraître qui va du monde des Idées platoniciennes jusqu’à la réduction husserlienne de toute existence substantielle.
PARADOXE DE L’INTENTIONNALITE
fondement de l’ontologie L’étude de l’être et de son rapport avec le paraître nous ramène infailliblement à l’intentionnalité de la conscience puisque l’être comme le paraître se manifestent dans la conscience. Cette étude nous montre que Sartre ne se soucie pas des invariants fondamentaux de la conscience, mais plutôt du monde des existants en leur surgissement premier et leur apparition. Dès le commencement de son analyse, la position d’attente de Sartre fut entièrement différente de celle de Husserl, puisque le champ d’investigation de sa phénoménologie est le surgissement des existants, alors que Husserl cherche à repérer dans le monde les invariants essentiels. C’est ainsi qu’il pratique une phénoménologie sans égologie. En outre, aux yeux de Sartre, Husserl n’échappe pas au solipsisme puisque l’ego n’est pas une vraie existence. En reprenant la formule de Desanti selon laquelle « l’ego transcendantal n’est qu’un fantôme d’ego » 1 , nous pouvons dire ici que le point de rupture entre Sartre et Husserl se manifeste dès l’écriture de La Transcendance de l’ego. En effet, la véritable révolution philosophique opérée par Sartre, interprétant Husserl, consiste à considérer partout que la conscience n’est pas une chose. Elle est exclusivement un certain type de rapport au monde, une visée. En ce sens, elle n’est ni un être ni un néant, ni une apparence ; mais elle est bien un mouvement. D’ailleurs, tout l’intérêt de la problématique sartrienne réside dans l’interprétation particulière qu’il donne à la conscience. Définissant la conscience comme un « absolu non substantiel », Sartre montre que le sujet ne doit pas se fermer sur lui-même, car la fermeture de la conscience sur elle-même met à distance le monde. Or, celui-ci, se distinguant de la conscience, se manifeste dans la conscience. En fait, partant du cogito, notre philosophe se démarque ici de Descartes pour qui la conscience ne fait qu’un seul mouvement : une introspection, un mouvement vers l’intérieur. Il accorde à Descartes ce principe que la pensée se conçoit comme existant. Cependant la faille du cogito, insiste-t-il, c’est le fait que la pensée se pense elle-même et se conçoit comme objet de penser. Ce repli sur son être constitue la défaillance du cogito, puisqu’il ne découvre que ce qu’il a vécu mentalement : le doute, la découverte de Dieu. Ces découvertes le séparent de sa propre histoire. Or, le pour-soi, en tant qu’ouverture au monde, doit constituer son histoire, laquelle lui est inséparable. C’est ainsi que la formule de « je pense donc je suis » devient chez ce dernier des philosophes, en reprenant l’expression de Bernard HENRY LEVY, « je veux, j’agis ». Nous verrons que l’être historique du héros ou du lâche se détermine par cette volonté de vouloir, de penser quelque chose et d’agir sur les objets. Ainsi, le cogito vu sous cet angle remonte de son cadre réflexif vers le préréflexif ? La théorie phénoménologique du cogito a été déjà analysée par Husserl, à en croire Sartre. Mais en adoptant génériquement les résultats, il se sépare en même temps de lui sur certaines approches de principes fondamentaux de la phénoménologie. D’ailleurs, l’originalité de la problématique posée par Sartre réside dans le fait que lui-même, reprenant certaines notions à beaucoup de penseurs tels que Descartes et Husserl1 , tente de se démarquer vis-à-vis de ces auteurs. Dès les pages liminaires de son grand ouvrage publié en 1943, Sartre reprend une terminologie husserlienne, malgré à sa perspective phénoménologique qui se démarque de celle de Husserl. En fait, tout comme Descartes, pour qui la conscience est objet de la connaissance, Husserl réduit l’existence à un objet de connaissance. Or, apporter un jugement sur l’expérience en général est une activité absurde et sans justification. L’attitude phénoménologique n’est rien d’autre que la mise entre parenthèses ou la suspension de ma croyance spontanée à la réalité de la chose que j’ai perçue. Le moi s’oriente vers les objets du monde extérieur pour réaliser son moi empirique. C’est donc cette nécessité ou cette capacité qu’à la conscience de s’orienter vers les objets extérieurs que Husserl désigne par l’intentionnalité. De ce fait, l’objet n’a de sens ni de valeur que dans son rapport avec la conscience. L’exemple d’une roche gravie par un alpiniste est ici significatif, puisque sans l’alpiniste, la présence d’un tel rocher particulier ne serait pas remarquable ; et par conséquent ne servirait à rien.