Fonctionnement des écosystèmes et invasions
biologiques
Définitions : structure des écosystèmes, fonctionnement des écosystèmes et invasions biologiques
L’objectif de cette première partie est de présenter le contexte général dans lequel s’inscrit cette thèse. Si l’on considère que la structure d’un écosystème comprend notamment les facteurs physico-chimiques de l’environnement, la biodiversité et les interactions entre espèces au sein de cet écosystème, et que le fonctionnement d’un écosystème recouvre des aspects aussi variés que la biomasse, la production de matière, la stabilité ou encore la résistance de l’écosystème aux invasions biologiques, alors la relation entre structure et fonctionnement des écosystèmes peut se décomposer en de nombreuses relations. Ainsi, la relation entre diversité et biomasse, ou la relation entre diversité et résistance aux invasions biologiques, ont fait l’objet de nombreuses publications (voir Kinzig et al. 2002, Loreau et al. 2002, Hooper et al. 2005 notamment, pour des synthèses). Mais ce ne sont que des sous-relations de la relation structure – fonctionnement des écosystèmes. L’étude de tout aspect de cette relation nécessite une définition claire des variables que l’on souhaite explorer.
Comment caractériser la structure d’un écosystème ?
Un système peut être défini comme un ensemble d’entités ayant des relations entre elles et qui constitue une unité cohérente. Ce peut être par exemple une cellule, un organisme, une société, un écosystème (figure 1). Système Entités Relations cellule molécules relations biochimiques et physiques tissu cellulaire cellules interactions cellulaires organisme organes corrélations entre organes écosystème espèces et facteurs abiotiques interactions écologiques société individus relations sociales Figure 1 : Composantes structurales de différents systèmes Un écosystème est une unité écologique formée d’un biotope, ensemble de paramètres abiotiques (facteurs physico-chimiques), et d’une biocénose, ensemble des organismes qui y vivent, ainsi que des interactions établies entre les êtres vivants et avec leur milieu (figure 2). Les écosystèmes, comme de nombreux systèmes étudiés Synthèse générale 17 dans la nature et la société, sont des systèmes ouverts, c’est-à-dire en relation avec leur environnement. Un écosystème inclut donc : – le biotope, facteurs physico-chimiques du milieu (par exemple les paramètres abiotiques du sol et du climat : structure physique, température, intensité lumineuse, humidité, teneur en éléments chimiques. . .) ; – la biocénose, ensemble des êtres vivants ; – les relations entre les êtres vivants (interactions biotiques) ; – les relations entre les êtres vivants et leur biotope ; – les relations entre l’écosystème et son environnement. et environnement relation entre écosystème interaction interspécifique interaction intraspécifique relation entre êtres vivants (système ouvert) et facteurs physico−chimiques du milieu facteurs physico−chimiques Figure 2 : Interactions au sein d’un écosystème Dans cette thèse, on appellera structure d’un écosystème les caractéristiques biotiques et abiotiques de cet écosystème, notamment la diversité, les interactions et les facteurs abiotiques. Cette thèse s’inscrit dans le cadre de l’étude de l’effet de la biodiversité (ou diversité biologique) et des interactions biotiques sur le fonctionnement des écosystèmes. Deux des caractéristiques structurales des écosystèmes sont ainsi étudiées ici, la biodiversité et les interactions biotiques, ce qui suppose de les définir clairement.
Comment définir la biodiversité ? Qu’est-ce que la biodiversité et comment l’estimer ?
La biodiversité, ou diversité biologique est la variabilité des organismes vivants. Elle comprend la diversité au sein des espèces et entre espèces, et la diversité des écosystèmes (Convention de 18 Synthèse générale la diversité biologique, sommet de Rio de Janeiro, 1992). La notion de biodiversité peut ainsi se retrouver à différentes échelles : – l’échelle moléculaire (fondée sur la diversité génétique, variabilité génétique entre individus d’une population et entre populations d’une espèce) ; – l’échelle des espèces (diversité des espèces ou diversité spécifique) ; – l’échelle des écosystèmes (diversité des écosystèmes). La relation entre diversité et fonctionnement des écosystèmes s’étudie à l’échelle d’un écosystème et concerne donc principalement la diversité des espèces. À chaque échelle, la biodiversité a des composantes à la fois quantitatives et qualitatives. Ainsi, la diversité spécifique peut être décrite de manière quantitative, par le nombre d’espèces par exemple, ou de manière qualitative, par la composition spécifique. À chaque échelle, la diversité peut être caractérisée par le nombre d’entités (nombre de génotypes, nombre d’espèces ou richesse spécifique, nombre d’écosystèmes). Elle peut également être caractérisée par la régularité de la distribution de ces entités (abondance relative de chaque génotype, espèce ou écosystème) ou bien par le nombre de regroupements fonctionnels de ces unités. Ainsi, la notion de diversité spécifique comprend plusieurs composantes (Hooper 2005) : – la richesse spécifique (nombre d’espèces). – la régularité de la distribution des espèces. L’index de Shannon ou l’index de Simpson (Shannon et Weaver 1962, Simpson 1949), index d’autant plus grands que la répartition des abondances relatives des espèces est uniforme, prennent en compte à la fois la richesse spécifique et la régularité de la distribution des espèces. – le nombre de groupes fonctionnels (un groupe fonctionnel étant un groupe d’espèces qui partagent des traits similaires pour une fonction donnée de l’écosystème). Le trait fonctionnel considéré pour caractériser la diversité par groupes fonctionnels dépend des écosystèmes étudiés. Ainsi, dans un écosystème de prairie (Hooper et Vitousek 1998) les groupes fonctionnels sont souvent définis par le mode d’utilisation de la ressource (les espèces végétales en symbiose avec des microorganismes diazotrophes pouvant fixer l’azote atmosphérique forment un groupe particulier ; les plantes de métabolisme photosynthétique de type C3, C4 ou CAM (Crassulacean Acid Metabolism) constituent trois groupes fonctionnels). Dans un écosystème à plusieurs niveaux trophiques (Downing 2005) les groupes fonctionnels peuvent être des groupes trophiques (groupes Synthèse générale 19 d’espèces partageant les mêmes proies et les mêmes prédateurs). On peut aussi considérer la richesse et la composition spécifiques au sein des groupes fonctionnels. Il existe d’autres définitions, plus vastes, de la biodiversité : la notion de biodiversité peut en effet inclure également les interactions entre les espèces. Dans l’étude de la relation entre structure et fonctionnement des écosystèmes, et en particulier la relation diversité spécifique – fonctionnement, le choix de la composante de la diversité spécifique étudiée se fait en fonction de l’objectif de l’étude. Tester l’effet de la richesse spécifique permet de déterminer l’impact du nombre d’espèces dans la communauté, quelque soit leur abondance relative, et donc de prendre en compte les effets, non négligeables, de certaines espèces peu abondantes (Power 1996). On caractérise la diversité spécifique par la régularité de la distribution des espèces lorsqu’on considère que l’abondance relative des différentes espèces a un impact sur le processus fonctionnel étudié. La définition de groupes fonctionnels pose le problème de la délimitation de ces groupes dans la mesure où les traits fonctionnels (effet d’une espèce sur une fonction de l’écosystème ou réponse d’une espèce à un changement environnemental) se répartissent le long d’un gradient continu (Hooper 2005). La plupart des études sur la relation diversité – fonctionnement des écosystèmes testent l’effet de la richesse spécifique ou du nombre de groupes fonctionnels. Dans cette thèse, j’étudie l’impact de la richesse spécifique, une définition de la diversité spécifique simple à mettre en oeuvre et fréquemment utilisée dans les publications sur la relation diversité – résistance aux invasions, ce qui permet une confrontation des résultats avec les études antérieures. Cependant, les effets des autres composantes de la diversité spécifique sur le fonctionnement des écosystèmes, et en particulier sur la résistance aux invasions mériteraient d’être étudiés et comparés à celui de la richesse spécifique.
Comment définir les interactions biotiques ?
Chaque individu ou population peut avoir un effet positif (facilitation), négatif (inhibition) ou neutre (absence d’effet) sur un autre individu ou population. La nature de l’interaction bidirectionnelle établie entre deux partenaires dépend du signe des effets unidirectionnels de chacun des deux partenaires sur l’autre partenaire. 20 Synthèse générale a. Interactions intraspécifiques et interactions interspécifiques Les organismes d’un écosystème établissent entre eux des interactions biotiques : – des interactions interspécifiques, entre organismes d’espèces différentes ; – des interactions intraspécifiques, entre individus appartenant à une même espèce. Interactions intraspécifiques et dynamique des populations La croissance d’une population est limitée par la quantité de ressource (nourriture, espace, partenaires sexuels) disponible dans le milieu, il y a ainsi une compétition entre les individus de la population pour cette ressource. La compétition intraspécifique a des effets négatifs sur l’individu (succès reproducteur, taille) et la population (densité, biomasse). Le taux de croissance individuel n’est pas une constante mais dépend de la densité (ou biomasse) X de la population : il y a densité-dépendance négative du taux de croissance par individu r(X), et la croissance de la population n’est ainsi pas exponentielle. Le taux de croissance de la population dX dt est souvent modélisé par une fonction linéaire de la densité, par souci de simplicité (modèle logistique de Verhulst) : dX dt = r(X) × X avec r(X) = rmax(1 − X K ) = rmax − αX où rmax est le taux de croissance intrinsèque, K la capacité limite du milieu (à l’équilibre, Xeq = K), et α le coefficient de compétition intraspécifique. La coopération intraspécifique est généralement associée à des comportements de groupe. Elle peut permettre la résistance à des facteurs abiotiques, par exemple la thermorégulation (manchots empereurs, abeilles), ou bien une interaction avec des facteurs biotiques : défense contre un prédateur par découragement (effet de fontaine d’un banc de harengs en présence d’un barracuda), surveillance des prédateurs (troupeaux), chasse en groupe (meute de loups, hyènes). Le taux de croissance par individu r(X) est alors une fonction positive de la densité, et cette densitédépendance positive est généralement valable à faible densité. L’effet Allee est une régulation densité-dépendante positive de la croissance de la population lorsque la densité est faible. Synthèse générale 21 Interactions interspécifiques et dynamique des communautés Le signe et l’intensité de l’effet direct d’une espèce j sur l’espèce i se mesure par la sensibilité du taux de croissance de la population de l’espèce i par rapport à la variation de taille de la population de l’espèce j, au voisinage de l’équilibre. Lorsqu’une espèce j, de densité Xj , a un effet positif sur le taux de croissance dXi dt d’une espèce i, on parle de facilitation interspécifique de l’espèce j sur l’espèce i : ∂ ∂Xj dXi dt > 0 Si le taux de croissance de l’espèce i décroît lorsque la biomasse de l’espèce j augmente, l’effet spécifique de l’espèce j sur l’espèce i est une inhibition interspécifique : ∂ ∂Xj dXi dt < 0 Lorsque deux espèces ont chacune un effet positif sur le taux de croissance de l’autre espèce du couple, il s’agit de coopération interspécifique : ∂ ∂Xj dXi dt > 0 ∂ ∂Xi dXj dt > 0 L’effet spécifique d’une espèce j sur une espèce i est ainsi caractérisé par le signe de la dérivée du taux de croissance de l’espèce i par rapport à la biomasse de l’espèce j. L’interaction interspécifique entre les espèces i et j est caractérisée par le signe de chacun des deux effets spécifiques (figure 3). Ainsi, la coopération est une interaction interspécifique à bénéfice réciproque, tandis que le commensalisme est une interaction interspécifique à bénéfice pour un partenaire et sans effet pour l’autre partenaire. signe de l’effet spécifique − 0 + − − − compétition − 0 amensalisme − + exploitation 0 0 0 interaction nulle 0 + commensalisme + + + coopération Figure 3 : Nature des interactions interspécifiques 22 Synthèse générale La coopération interspécifique comprend le mutualisme, interaction à bénéfice réciproque facultative pour les deux partenaires, et la symbiose, association à bénéfice réciproque obligatoire pour les deux partenaires. Le mutualisme est une association plus ou moins spécifique, dans laquelle les partenaires échangent des services, une protection, un moyen de transport, une source de nourriture indirecte : mutualisme plante – pollinisateur, défense réciproque entre l’anémone de mer et le poisson clown, coopération au sein de groupes plurispécifiques (communauté de cercopithèques et défense contre les prédateurs, communauté de vautours et répartition des ressources). La symbiose est une association spécifique, avec lien physique entre les partenaires et dépendance métabolique : symbiose mycorhizienne, lichens, coraux, nodosités des Fabacées. La compétition interspécifique peut se faire par voie comportementale (dérangement des souris femelles par les campagnols en Californie) ou chimique (sécrétion de pénicilline par le champignon Penicillium chrysogenum et d’antibiotique par la bactérie Bacillus cereus). L’exploitation comprend toutes les interactions se traduisant par un bénéfice pour l’un des deux partenaires et un coût pour l’autre : les interactions trophiques (prédation au sens large), que ce soit la prédation au sens strict (consommation d’une proie par un prédateur) ou l’herbivorie (consommation d’une plante par un herbivore), et le parasitisme (interactions hôte – parasite et interactions hôte – parasitoïde). L’amensalisme (émission d’exsudats racinaires par l’Épervière Hiéracium pilosella ; sécrétion d’une phytotoxine, la juglone, par le noyer Juglans regia, limitant la croissance d’espèces à proximité) et le commensalisme (mouche domestique ; Escherichia coli, enterobactérie d’Homo sapiens, lorsqu’elle n’est pas pathogène) sont des interactions où seul l’un des deux partenaires exerce un effet non nul sur l’autre partenaire. b. Interactions directes et interactions indirectes Une interaction (intraspécifique ou interspécifique) peut être établie directement entre deux individus ou deux espèces, ou indirectement, via des interactions avec un troisième individu ou espèce ou via des interactions avec un facteur du milieu. Il s’agit alors d’une interaction indirecte. Lorsque l’impact d’une espèce sur une autre espèce nécessite la présence d’une troisième espèce, l’effet indirect peut être transmis par variation d’abondance le long de la chaîne d’interactions ou par modification des traits des espèces en interaction (Wootton 1994, Abrams 1995). Ainsi, la compétition, que ce soit la compétition intraspécifique ou la compétition Synthèse générale 23 interspécifique, peut être : – une compétition directe par interférence, comportementale ou chimique (allélopathie) ; – une compétition indirecte par exploitation d’une ressource commune limitante (ressource trophique, spatiale, partenaires sexuels). La compétition par exploitation d’une ressource commune et la compétition apparente (prédation clé de voûte) sont deux cas de compétition indirecte liée à la prédation (figure 4). 1 2 C R Compétition indirecte par exploitation d’une ressource commune Compétition indirecte apparente par interférence Compétition directe C1 C2 R1 R2 (prédation clé de voûte) Figure 4 : Compétition directe et compétition indirecte (C :consommateur, R :ressource, trait plein : effet direct, tireté : effet indirect) (flèche tronquée : effet négatif, flèche pointue : effet positif) Dans une chaîne trophique à trois niveaux trophiques (figure 5), les consommateurs secondaires sont en coopération indirecte avec les producteurs primaires (cascade trophique). Il peut également y avoir coopération indirecte (mutualisme indirect) entre deux prédateurs dont les proies sont en compétition indirecte par exploitation d’une ressource commune, coopération indirecte entre trois compétiteurs, ou bien coopération indirecte le long d’un gradient de niche. 3 Coopération indirecte entre 3 compétiteurs Coopération indirecte entre consommateurs de deux proies en compétition Coopération directe 1 2 1 2 P C H P et coopération indirecte Cascade trophique H C H 1 C 2 2 1 Figure 5 : Coopération directe et coopération indirecte (C :carnivore, H :herbivore, P :plante, trait plein : effet direct, tireté : effet indirect) (flèche tronquée : effet négatif, flèche pointue : effet positif) 24 Synthèse générale On peut distinguer différents types d’effets indirects (Wootton 1994, Abrams 1995). Abrams (1995) considère d’une part des effets indirects liés à des changements d’abondance des espèces, par propagation d’effets indirects le long d’une chaîne d’interactions directes («density-mediated indirect interactions» ; c’est le cas des exemples ci-dessus), et d’autre part des effets indirects liés à des changements de traits spécifiques («trait-mediated indirect interactions»). La quantification des interactions indirectes, liées à des changement d’abondance des espèces ou à des changements de traits spécifiques, est l’objet de récentes études expérimentales (Werner et Peacor 2003, Schmitz et al. 2004, Okuyama et Bolker 2007). Modifications d’interactions On appelle modification d’interactions (Wootton 1994, Arditi et al. 2005) la modification d’une interaction entre deux espèces par une troisième espèce (modification d’une interaction trophique par exemple) ou la modification d’une interaction entre une espèce et un paramètre abiotique du milieu par une autre espèce (modification de l’interaction entre une plante et sa ressource minérale par exemple). Les modifications d’interactions sont donc des interactions non linéaires (figure 6). 2 1 ou Modification d’interaction 3 Figure 6 : Modification d’interaction (cas de la modification d’une interaction trophique) Wotton (1994) considérait deux classes d’effets indirects : les effets indirects liés à des changements d’abondance et les modifications d’interactions (modification de l’interaction entre deux espèces par une troisième espèce). Toutefois, si la modification d’un facteur abiotique par une espèce (modification d’habitat) est effectivement un effet indirect, la modification d’une interaction interspécifique peut être considérée comme un effet direct, une espèce ayant un impact sur deux espèces Synthèse générale 25 simultanément. Ce sera le cas dans cette thèse, conformément aux définitions des effets indirects proposées par Abrams (1995). Espèces ingénieurs de l’écosystème La notion d’ingénieurs de l’écosystème (ecosystem engineers) a été développée par Jones et al. (1994). Les ingénieurs de l’écosystème sont des organismes qui modulent la disponibilité des ressources (autres qu’elles-mêmes) pour les autres espèces, de manière directe ou indirecte, en provoquant un changement de l’état physique de la matière vivante ou non vivante (Jones et al. 1994). Ainsi, ils modifient, maintiennent ou créent des habitats.
Résumé |