Les mèmes politiques
Les mèmes politiques constituent une sous-culture du mème Internet où le contexte de création, de parodie ou de réitération du mème est axé sur la politique. Tout comme les mèmes Internet en général, les mèmes Internet politiques sont de nature humoristique. Cette nature humoristique n’est pas sans rappeler l’humour politique, comme la satire, la caricature ou le commentaire humoristique, souvent vus comme une forme de critique de la classe politique (Baumgartner, 2007; Harlow et coll., 2018; Foot et Schneider, 2002). On discerne de nombreuses instances où les mèmes Internet politiques peuvent être utilisés comme outils de diffusion d’un message chargé d’un sens politique ou axé sur un public cible. Plusieurs chercheurs ont travaillé sur les mèmes en contexte militant (Denisova, 2019; Gal et coll., 2016; Huntingdon, 2016; Milner, 2016; Oelsen, 2016; Ross et Rivers, 2017; Shifman, 2014; Woods et Hahner, 2019).
Puisque ce travail insiste sur l’agency humaine derrière les mèmes, il semble utile de s’intéresser au militantisme en relation avec les mèmes afin d’observer comment ceux-ci sont utilisés pour mobiliser les électeur.trice.s. Citons en exemple les travaux de Ryan M. Milner (2013 et 2016) à propos de la mobilisation et du militantisme Web au sein du mouvement Occupy, qui a été soutenu par l’utilisation de mèmes Internet. Ici, les mèmes ont eu une fonction mobilisatrice intégrée à la campagne We Are the 99 %. Ces mèmes ont été créés, puis diffusés en parallèle du mouvement Occupy sur une page Tumblr. Les citoyen.ne.s étaient appelé.e.s à inscrire sur une feuille leur situation précaire ainsi que la raison pour laquelle ils. elles s’identifiaient aux mouvements Occupy et We Are the 99%. Bien que l’uniformité du message ait été prise en charge par les responsables du Tumblr (Milner, 2016), ce mème a ensuite entraîné une quantité non négligeable d’itérations de vedettes hollywoodiennes et d’opposant.e.s au mouvement, qui ont réutilisé la forme afin de renforcer ou de dénoncer le mouvement sur un ton humoristique.
Complémentairement à cet aspect mobilisateur, le pouvoir d’attraction des mèmes est également mis de l’avant lorsqu’il est question de radicalisation, entre autres pour la Alt- Right américaine. En effet, le mème est ici présenté comme un outil soutenant la rhétorique du mouvement d’extrême droite (Milner, 2016; Woods et Hahner, 2019). Woods et Hahner (2019) soulignent notamment comment le mème Internet politique est devenu un puissant outil de propagande pendant la campagne électorale de 2016 (p. 54-55). Elles soulignent également comment le mème est passé de blague d’initié à partie prenante du zeitgeist, accordant plus de pouvoir de manipulation compte tenu de la popularité montante du médium (ibid). Le mème politique est également devenu un outil de campagne électorale important ces dernières années. En effet, certains auteurs, dont Taveira et Balfour (2016) et Denisova (2019), soulignent à quel point l’usage des mèmes, adjoint à celui des médias socionumériques, a servi Donald Trump lors de l’élection de 2016.
Tout en se gardant bien de donner au mème une place trop grande dans la victoire du politicien, ces chercheurs avancent que les responsables de la campagne de ce dernier ont utilisé les mèmes comme une arme: «Donald Trump won the elections through weaponising memes », explique Denisova (2019, p. 186), tandis qu’Hilary Clinton a plutôt opté pour des méthodes plus conventionnelles (publicités télévisuelles5, endossements de la part de célébrités6, participations à des talk-shows de fin de soirée7 , etc.). Dans leur article sur l’élection présidentielle de 2016, Ross et Rivers s’intéressent aux mèmes Internet politiques en tant qu’outils discursifs dans une optique de délégitimation. En réinterprétant le cadre d’analyse de Van Leeuwen (2007)8 sur la légitimation du discours, les auteurs démontrent que le public participe au débat politique et que cette participation s’effectue grâce à la délégitimation. En analysant une série de mèmes portant sur le projet de mur à la frontière États-UnislMexique de Donald Trump ainsi que le scandale entourant les courriels piratés d’Hillary Clinton, les auteurs présentent les différentes formes que peut prendre la délégitimation du discours. Toujours selon Ross et Rivers, les utilisateurs créent des mèmes « non seulement pour aider les créateurs à partager leur vision et à propager leur message dans l’espoir d’influencer les autres, mais aussi pour délégitimer la cible du mème afin de tenter d’obtenir le résultat électoral qu’ils souhaitent accomplir» (Ross et Rivers, 2017, p. 10, notre traduction).
Culture participative
Le concept de culture participative permet de jeter un regard scientifique sur le mème Internet et de le problématiser. En effet, ce concept mis de l’avant par Henry Jenkins et ses collègues (2009) soutient que la culture participative est inhérente au tissu social et aux groupes d’intérêts. Les auteurs la décrivent comme étant: «a culture with relatively low barriers to artistic expression and civic engagement, strong support for creating and sharing one’s creations, and sorne type of informaI mentorship whereby what is known by the most experienced is passed along to novices. A participatory culture is also one in which members believe their contribution matter, and feel sorne degree of social connection with one another (at the least they care what other people think about what they have created). » (Jenkins et coll., 2009, p. xi) La propagation de la connaissance, mais aussi des créations qui composent cette culture participative, est celle-là même qu’on retrouve au sein de la culture des mèmes. En effet, c’est grâce à la participation que les mèmes sont créés et partagés. De plus, il a été démontré dans la littérature que les mèmes Internet politiques sont des méthodes d’expression participative qui aident les personnes qui les utilisent à prendre part au débat public d’une façon qui leur est propre (Jenkins, Ford, et Green, 2013; Lalancette et Small, 2020; Lievrouw, 2011). L’aspect participatif associé aux mèmes doit être intégré à la présente étude. Au-delà du simple partage, l’implication du créateur ou de la créatrice et l’ agencyJ 4 qu’on attribue au message des mèmes permettent d’insérer les mèmes dans un contexte plus large au sein duquel les créateur.trice.s de mèmes ainsi que ceux et celles qui en font la curation et la distribution jouent un rôle clé.
Cadrage Comme mentionné plus haut, le mème Internet est une forme de discours. Il est donc pertinent d’étudier comment ce discours est construit afin de faire ressortir différents points de vue ou opinions. Plusieurs chercheur.e.s ont publié à propos du cadrage en communication. L’article d’Entman (1993) reste toutefois une référence incontournable. L’auteur y présente le cadrage comme « [une] sélection de certains aspects d’une certaine réalité pour les mettre en lumière dans un texte de communication et promouvoir: une définition du problème, une interprétation causale, une évaluation morale ou une recommandation de traitement [de cette réalité] »(Entman, 1993, p. 52, notre traduction). Cette notion de cadrage est activement présente dans la création de mèmes Internet politiques. Chris Tenove (2019) présente d’ailleurs le mème Internet politique comme étant « [ … ] a purposefully designed visual framing of a position» 15. Il s’agit alors essentiellement d’un cadrage visuel et discursif. L’image et le texte interagissent afm de proposer un discours précis – souvent évaluatif – sur le monde politique et ses acteur.trice.s. L’étude du cadrage des mèmes politiques permet de souligner comment ceux-ci sont construits et mettent l’accent sur certains éléments du discours afm de montrer la réalité perçue par l’utilisateur.trice, le.la créateur.trice ou le.la re1ayeur.euse. Il peut s’agir ici de l’image qui est sélectionnée, comme l’image de Justin Trudeau en habit traditionnel indien pour démontrer le manque de sérieux du premier ministre canadien (Figure 15). Le texte d’un mème peut également être utilisé pour renforcer un aspect à propos d’un acteur. Prenons, par exemple, l’ image du chef conservateur Andrew Scheer serrant la main d’un électeur accompagnée d’une ligne de texte qui rappelle que le candidat se doit
Discours légitimant et délégitimant les acteur.trice.s politiques Comme mentionné plus haut, les mèmes sont des discours socialement construits (Shifman, 2014). Afm d’explorer cet aspect du mème Internet politique, le présent mémoire prend appui sur les travaux de Ross et Rivers (2017), qui traitent de la délégitimation du discours par l’utilisation des mèmes. En effet, dans leur article, les auteurs réinterprètent la grille d’analyse de Van Leeuwen (2007) portant sur les stratégies de légitimation afin d’identifier les tactiques de délégitimation des mèmes portants sur Donald Trump et Hilary Clinton pendant l’élection présidentielle américaine de 2016. Dans son article intitulé Legitimation in Discourse and Communication, Theo Van Leeuwen (2007) ébauche un cadre pour analyser comment un discours est construit afm de légitimer certaines pratiques sociales. L’auteur propose quatre catégories de légitimation: 1) la légitimation par l’autorité, qui fait référence à l’autorité d’une coutume, d’une tradition, d’une loi ou d’une personne investie d’une forme d’autorité institutionnelle; 2) la légitimation par la validation morale, qui fait référence au système de valeurs; 3) la légitimation par la rationalisation, qui fait référence aux buts et aux usages d’actions sociales institutionnalisées; 4) la légitimation faisant référence aux mythes, qui est transmise sous la forme d’un narratif qui récompense les actions légitimes et punit les actions non légitimes (Van Leeuwen, 2007, p. 92, notre traduction).
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