Focalisation sur les jeux de rôle

Focalisation sur les jeux de rôle

De World of Warcraft à Dungeons & Dragons

Depuis longtemps joueur de jeux vidéo, je me suis d’abord tourné vers les jeux de rôle pour y jouer avec des amis, pour passer d’une pratique en solitaire à une pratique collective du jeu. Je me suis initié tout seul au jeu de rôle au cours de l’année 2016, lorsque j’ai décidé de travailler le statut du Maître de Jeu (MJ2) afin de jouer au Donjon de Naheulbeuk : le jeu de rôle (2009) avec des amis. Pour ce faire, il m’a fallu accéder en ligne aux différents manuels, les lire et apprendre à m’y référer en jeu. J’ai aussi dû apprendre à écrire des scénarios pour mes joueurs, en essayant de mêler ambiance, intrigue, difficulté, en essayant de penser aux maximums d’éventualités, les actions des personnages étant régies non seulement par la parole des joueurs mais aussi par le hasard.

En septembre 2017, je me suis inscrit dans l’association de jeu du Troll Fringuant, qui organise deux fois par mois des sessions de jeu de rôle dans une Maison de la Jeunesse et de la Culture (MJC) d’Aix-en-Provence. Lors de ces sessions, des tables se « montent3 » à 14 et 18 heure au fur et à mesure que les joueurs arrivent. On y joue principalement des parties en one-shot, qui ne durent que le temps d’une session (entre trois et huit heures de jeu). Dans un one-shot, la fin de la quête marque la fin de la partie et cette dernière n’est pas reconductible.

Ce type de partie permet de jouer à de nombreux jeux avec différents participants. Dans les one-shot, beaucoup de règles sont occul-tées, n’étant pas considérées comme utiles dans le temps court de la partie. Quelques tables de campagnes sont aussi montées à la MJC. Une campagne correspond à un type de jeu différent du one-shot. Si ce dernier existe dans un temps court non reconductible, la campagne s’inscrit dans un temps long, voire très long4 car constituée de parties qui se succèdent. Au cours d’une campagne, un groupe de joueurs investit un jeu, un groupe de personnage qui ne change pas ou peu et crée un récit cohérent au cours de différentes sessions de jeu.

Mon passé de joueur de jeux de rôle en ligne (MMRPG) et mes lectures personnelles ont contribué
à ma familiarisation rapide avec le milieu des jeux de rôle sur table et ses références. J’avais le ba-gage sémantique adéquat pour comprendre et participer sans mal aux discussions. De plus, le fait que je sois un jeune homme d’une vingtaine d’années connaissant ses classiques m’a permit de me fondre facilement dans la sociologie des rôlistes.

Au cours de l’année scolaire 2017-2018, j’ai joué dans deux groupes de campagne, se tenant chacun dans l’espace domestique privé de l’un ou l’autre des participants. La première est une campagne de Centaure, les Colonies, un jeu de science-fiction non encore commercialisé, créé par Barnabé qui était aussi notre MJ. Notre groupe est constitué de Barnabé (MJ), Nicolas, Octavius, Balthazar6 et de moi-même. Nous sommes cinq hommes entre 19 et 35 ans, et avons joué assez régulièrement une fois par semaine ou tous les quinze jours, avec toutefois quelques pauses plus longues. Chaque partie dure entre cinq et dix heures, la plupart du temps au domicile de Barnabé.

La seconde est une campagne du Jeu de Rôle des Pas Supers-Normaux que j’ai moi-même créé et que je mène. Nous constituons un groupe de trois, les deux joueuses étant des amies proches. Au cours de ce mémoire, je n’utilise pas d’exemples ethnographiques tirés de cette campagne. Cependant, créer un jeu et revêtir la casquette de MJ m’a permis de comprendre de nombreux points im-portants dans la construction d’un jeu, de scénarios, d’un récit qui se file et se crée sur le long terme. Il m’a aussi permis de noter la différence d’état notamment corporel qui existe entre les MJ et les joueurs que synthétise Gary Alan Fine : « I learned that refereeing and playing ‘felt’ different. Playing was exhausting, and even boring at times. By the end of an evening of playing I felt drained. Yet when I refereed I was energetic throughout the entire evening without needing caf-feine » [Fine, 1983 : 250].

J’ai aussi travaillé les espaces pratiqués par les rôlistes, tels que les librairies vendant des jeux de rôle et les magasins de jeux de société ou de miniatures. Je n’y ai pas recueilli des données sur les ventes et l’état du marché du jeu, mais ai pu constater quels types de représentations la commercialisation de jeux de rôle véhicule, quels espaces sont créés dans ce but et comment sont gérés ces espaces en question.

Enfin, au cours de l’année, je me suis penché sur diverses sources indigènes qui m’étaient inconnues, que j’ai rencontrées ou que l’on m’a conseillées. J’ai lu des livres, feuilleté des manuels de jeux de rôle, ai découvert de nouveaux corpus de textes7 et ai sillonné les réseaux internet (blogs, sites de jeux indépendants, sites d’éditeurs, forums).

Au cours de cette enquête, j’ai tenu un journal de terrain, ai enregistré une dizaine de parties mais n’ai pas réalisé d’entretien, pour privilégier les données apparaissant avant, après ou au cours du jeu, préférant l’instantanéité du quotidien et l’observation aux entretiens plus formels. Je me suis inscrit dans une méthodologie inductive, que je tenterai de retranscrire dans ce mémoire. Pour ce faire, j’ai choisi une démarche de « participant as observer » [Fine, 1983 ; Makaremi, 2008], et me suis présenté comme un joueur ayant aussi un statut de chercheur. Rôliste depuis peu, cette méthodologie m’a permis de mêler un point de vue interne et neuf, questionnant ce qui était nouveau sans me perdre tout à fait.

Ayant commencé à jouer avant de m’inscrire dans une démarche de recherche, j’ai décidé de mêler les statuts de joueur et de chercheur. Je me présente avant tout comme un joueur, donc un membre du groupe, qui profite d’être étudiant chercheur pour exécuter un travail sur le jeu de rôle sur table. Ce contexte a facilité ma présence et m’a permis d’échanger directement avec les autres participants autour de ma recherche et a notamment facilité l’utilisation du dictaphone pour enregistrer des parties. En effet, il me semble qu’un positionnement distancié et une focalisation sur quelques cas dé-contextualisés ou une probable influence néfaste des jeux sur l’individu n’aurait pas favorisé la récolte de données.

De plus, cette méthodologie met en avant un aspect que je pense essentiel à l’ethnographie des loisirs, notamment des jeux comme le jeu de rôle : celui du plaisir éprouvé par le chercheur à mener son enquête et à participer aux activités de ses informateurs.
Ainsi, à l’instar des approches développées dans le collectif Passions ordinaires [Bromberger, 1998], je considère les loisirs et plus particulièrement le jeu de rôle comme davantage qu’un passe-temps. Comme le montre Valérie Feschet dans son ethnographie des passionnés d’orthographe, la pratique déborde hors des temps qui lui sont spécifiquement consacrés pour immerger le quotidien [Feschet, 1998].

Dès lors, s’immerger dans ce terrain, implique de partager ces temps hors-jeu où l’on discute des pratiques liées au jeu de rôle8, de les pratiquer soi-même et d’en tirer autant de plaisir que les autres joueurs. En jouant et en partageant les pratiques de jeu, j’en reviens à ressentir la fébrilité de faire une belle carte, d’avoir un scénario bien ficelé, de créer des personnages originaux, des trames complexes et profondes, des ambiances qui fonctionnent dans le sens où elles suscitent de vives émotions chez les joueurs. Toutes ces pratiques participent au plaisir que l’on éprouve à jouer et sont à mes yeux essentielles pour comprendre les jeux de rôle dans leur dimension ludique. Cette notion de plaisir éprouvé en jouant a donc guidé ma méthodologie.

Toutefois, cette proximité avec mon sujet peut m’être reprochée car contredisant un des principes méthodologiques de l’anthropologie qui consiste en un « regard éloigné9 ». Selon cette approche, le chercheur doit prendre du recul sur les éléments connus pour se tourner vers l’inconnu afin d’y porter un regard neuf. Cependant, être proche et coller au plus près de la réalité jouée et vécue des rôlistes, quitte à la vivre soi-même, est selon moi un positionnement méthodologique nécessaire pour à la fois comprendre ce qu’il se passe et l’expliquer à des non-joueurs. Sans cela, l’essence du jeu reste fermée à l’observateur. Il faut donc « être pris10 » pour pouvoir développer une analyse judicieuse et pertinente.

De plus, « Toute interrogation méthodologique doit être mise en variation pour voir dans quels contextes elle reste pertinente. Déplaçons-nous en pensée vers des expériences plus familières de la fiction : la lecture et le cinéma. Que devient la question ? Iraiton dire à un doctorant lancé dans une thèse sur Victor Hugo ou sur Bollywood que son statut de lecteur ou de cinéphile peut nuire à la bonne conduite de son étude ? A-t-on jamais vu un sociologue de la lecture ou du cinéma justifier – voire s’excuser de – l’intérêt qu’il porte à ces activités ? » [Caïra, 2007 : 279].

Si le regard scientifique porté sur un objet de recherche se veut objectivant et éloigné c’est alors selon moi, notamment lorsque l’on travaille les loisirs et les passions, un biais méthodologique aussi, voire plus important, que celui qui est engendré par le plaisir qu’éprouve le chercheur lorsqu’il pratique le même loisir que ses enquêtés. De fait, si l’on s’évertue à appréhender les rôlistes et leurs pratiques de loin, ils peuvent apparaître comme des individus dérangés ou fous, dans la mesure où leurs pratiques ne se fondent pas sur des éléments prosaïques11 mais créent tout de même des sensations fortes, de la tristesse, de la colère, des débats et discussions incompréhensibles au profane. Une lecture en termes de fuite de la réalité voire même de danger pour l’individu peut alors appa-raître. Or, je pars du principe selon lequel ces univers fictifs créés et investis par les rôlistes sont bien réels, et mon travail consiste en une tentative de démonstration des moyens mis en œuvre pour que ces univers existent [Fine, 1983].

Je prends alors le parti de considérer les parties de jeux de rôle comme des moments ludiques partagés durant desquels les participants investissent un univers fictif et y créent un récit. Dans ce mémoire, je n’analyserai pas les jeux de rôle en termes de manque, de quête d’identité ou d’influences psychologiques. À partir d’un corpus de texte et de données de terrains, constitué quasiment exclusivement de parties « ordinaires » lors desquelles aucun conflit, aucun problème n’a émergé, j’appréhenderai le jeu de rôle « au ras de la table » [Caïra, 2007 : 274-275] :

« Il s’agit d’aborder le jeu de rôle en ce qu’il a de spécifique et d’étonnant, c’est-à-dire par sa formule d’engagement (l’incomplétude, l’asymétrie, la mobilisation de règles et de moyens de descriptions hétérogènes, etc.) […]. Envisager l’objet en surface, ce n’est pas renoncer à la profondeur analytique : c’est laisser voir au lecteur que la complexité des situations a plus à révéler que le leitmotiv de la ‘quête d’identité’ » [Caïra, 2007 : 278].

Par ailleurs, cette méthodologie a aussi été utilisée en tant que clé de lecture des textes présents en bibliographie, me permettant de me situer par rapport à eux et de situer leurs rapports aux jeux de rôle. En effet, il est plus aisé de comparer différents points de vue à partir d’une expérience ethnographique.

Présentation du corpus

Pour réaliser ce mémoire, je me suis penché sur diverses sources internationales sans distinction d’approches ou de filières. Si aucun anthropologue n’a écrit sur ce sujet, quelques sociologues l’ont fait [Fine, 1983 ; Trémel, 2001 ; Caïra, 2007] ainsi que pléthore de chercheurs issus de la psychologie [Nephew, 2006 ; Bowman, 2010 ; Lankoski et Järvelä, 2012 ; Lieberoth et Trier-Knudsen, 2016] ou de la littérature [Cover, 2010 ; Cristofari, 2010 ; David, 2016 ; Périer, 2017]. Pour appréhender les jeux de rôle de la manière la plus complète possible j’ai tenté de lire des sources de différentes provenances, qui prônent différentes visions du jeu, du personnage, du groupe et du joueur.

Les publications de l’International Journal of Role-Playing qui réunit des chercheurs et des professionnels du jeu constituent une ressource bibliographique essentielle. J’ai pu compléter ces sources par quelques productions indigènes (podcasts, livres de règles, magazines, courts métrages) et de la culture populaire (romans, films, séries télévisées). J’ai enfin approfondi différentes théories et approches linguistiques, qui selon moi sont tout à fait en mesure d’aider le chercheur en science sociale à appréhender le jeu de rôle, étant donné l’importance de la communication dans la construction et la pratique du jeu [Priego-Valverde, 1999 ; Vion, 2000 ; Arjoranta, 2011 ; Ilieva, 2013].

Cependant, une telle focalisation sur les jeux de rôle laisse un certain nombre de références dans l’ombre. Dans ce mémoire je ne traiterai ainsi pas de l’approche anthropologique et historique du jeu, les travaux de référence de Roger Caillois12 et de Johan Huizingua13 étant à la fois trop géné-raux et trop éloignés de ce sujet.

Un approfondissement des apports généraux des game studies et de la théorie de la fiction (dans la-quelle s’inscrivent les narrativistes) n’a pas non plus été effectué. En effet, je ne veux pas m’inscrire dans le clivage qui les sépare et distingue le caractère ludique et créatif des jeux [Ryan, 2007 ; Co-ver, 2010 ; Genvo, 2012]. Les jeux de rôle sont pour moi un jeu de création collective et non pas simplement un jeu – comme le sont les échecs qui ne racontent pas une histoire – ou une création collective pure, existant ex nihilo. J’ai donc considéré qu’une approche au cas par cas apporte davantage qu’une analyse en termes de courants et de théories.

Un certain manque est aussi à déplorer du côté de la littérature indigène et des manuels de règles. En effet, mon arrivée récente dans le milieu des jeux de rôle ne m’a pas permis de connaître et de lire tous les romans qui sont à l’origine de jeux de rôle, pas plus que ceux qui sont écrits à partir d’aventures tirées de parties. Ma connaissance des différents manuels de règles et des univers fictifs est donc imparfaite. Aussi, les jeux dont je vais parler dans ce texte sont ceux auxquels j’ai pu jouer moi-même lors de mon enquête de terrain, la pratique du jeu, dans ce contexte, apportant la connaissance et la familiarité avec un univers et un système de jeu.

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