Le flux de gènes est défini comme le passage des gènes par reproduction d’un groupe d’organismes à un autre. Il peut se faire au travers des frontières de l’espèce (flux de gènes interspécifique) ou à l’intérieur d’une espèce, entre populations (flux de gènes intraspécifique). Ces deux modalités de flux de gènes peuvent être conditionnées par des facteurs endogènes (sélection sexuelle ; capacité dispersive de l’espèce) et/ou exogènes. Dans ce dernier cas, le paysage peut par exemple jouer un rôle positif (corridor) ou au contraire négatif (barrière à la reproduction ; barrière à la dispersion) sur le maintien des ressemblances génétiques entre individus.
Les amphibiens sont retrouvés sur tous les continents excepté l’Antarctique. Ils exhibent une grande diversité de stratégies de reproduction et des traits d’histoire de vie. Ce sont les tétrapodes actuels les plus primitifs. Il est alors attendu que de nombreuses barrières prézygotiques et postzygotiques se soient mises en place. Pourtant, malgré des divergences génétiques importantes, beaucoup d’espèces continuent à échanger des gènes. Il apparaît, entre autres que la diversité des formes, des couleurs et des comportements ne permet pas toujours la mise en place de barrières prézygotiques complètes. De plus, la plupart des amphibiens de milieu tempéré se rassemblent dans des mares de taille restreinte pour se reproduire, favorisant l’occurrence de croisements interspécifiques, et donc d’hybridation.
La philopatrie des amphibiens et leurs capacités dispersives limitées contribuent souvent à structurer les populations ; les amphibiens sont les vertébrés montrant les plus forts niveaux de différenciation génétique entre populations. En particulier, les espèces à cycle de vie biphasique sont régulièrement contraintes de se déplacer d’un habitat aquatique à un habitat terrestre. Les amphibiens représentent donc un modèle de choix pour l’étude de la génétique des populations et de l’influence des éléments paysagers sur le flux de gènes entre populations (i.e. génétique du paysage). La grande variabilité des milieux qu’ils occupent est une occasion pour explorer les adaptations locales, et plus particulièrement, les relations complexes entre flux de gènes neutre et sous sélection.
Depuis l’exploration de l’origine des espèces par Charles Darwin (1859), l’hybridation et l’étude de la spéciation ont fait l’objet de nombreux débats (Coyne & Orr 2004). Alors que les zoologistes, tels que Theodosius Dobzhansky (1937) et Ernst Mayr (1942), considéraient les animaux hybrides comme « rares » ou « exceptionnels », les botanistes ont très tôt considéré l’hybridation comme un mécanisme répandu, générateur important de diversité génétique et donc comme un processus évolutif important (Stebbins 1950). Les progrès de la biologie moléculaire ont permis de multiplier les recherches sur l’hybridation pour des systèmes biologiques très divers (Mallet 2005). L’hybridation dans la nature se révèle plus commune que ce que l’on supposait à l’origine. Elle impliquerait approximativement 10% des espèces animales et 25% des espèces végétales (Mallet 2005). Lorsque l’hybride est viable et fertile, le flux de gènes peut quelquefois franchir les barrières de l’espèce par le biais des rétrocroisements (ou backcross) avec l’une ou les deux espèces parentales (Rieseberg & Wendel 1993). L’incorporation de gènes d’une espèce dans le complexe génique d’une autre à travers l’hybridation a été nommée introgression par Anderson & Hubricht (1938).
Depuis les cinquante dernières années, l’étude de l’hybridation et de l’introgression ont permis de mieux mettre en évidence les différentes composantes de l’isolement reproducteur entre espèces (Ramsey et al. 2003), ainsi que la façon dont les flux de gènes et la recombinaison peuvent agir pour générer de nouveaux haplotypes facilitant l’adaptation (Arnold 1997). Les zones hybrides représentent à ce titre un outil privilégié pour étudier les processus de divergence entre lignées, et les mécanismes limitant les échanges génétiques pouvant aboutir à la spéciation, ou au contraire la rencontre d’entités plus ou moins différenciées.
Les barrières prézygotiques
– l’isolement écologique ou d’habitat lorsque dans une même région géographique, les populations occupent des habitats différents.
– l’isolement saisonnier ou temporel, lorsque la copulation a lieu à des moments différents.
– l’isolement sexuel ou éthologique, lorsque l’attraction sexuelle entre membres d’espèces différentes est faible ou nulle.
– l’isolement mécanique, lorsqu’une incompatibilité anatomique entre organes génitaux empêche la fécondation.
– l’isolement gamétique. Chez les organismes à fécondation externe, les gamètes mâles et femelles d’espèces différentes peuvent ne pas s’attirer les uns avec les autres. Chez les organismes à fécondation interne, les gamètes d’une espèce peuvent être inaptes à survivre dans les conduits génitaux d’une autre espèce.
Les barrières postzygotiques
– la létalité des hybrides lorsque la viabilité des zygotes hybrides est réduite ou nulle.
– la stérilité des hybrides lorsque les hybrides F1 d’un sexe, ou des deux, sont incapables de produire des gamètes fonctionnels.
– la dégénérescence des hybrides lorsque la viabilité ou la fertilité des hybrides de deuxième génération (F2) ou de rétrocroisements est réduite.
Parmi les barrières prézygotiques les plus efficaces chez les amphibiens, l’isolement écologique est souvent reporté. Par exemple, chez les grands tritons, alors que leurs habitats sont similaires en allopatrie, en sympatrie les tritons marbrés Triturus marmoratus sont retrouvés en terrain vallonné et boisés et les tritons crêtés T. cristatus en milieux plats et ouverts (Schoorl & Zuiderwijk 1981). Leur période de reproduction est aussi décalée (Bouton 1986). L’isolement sexuel des amphibiens se base souvent sur plusieurs signaux de reconnaissance (e.g. visuel, auditif, sensoriel, Duellman & Trueb 1994). De nombreuses espèces utilisent des phéromones intervenant dans la communication chimique (Osikowski et al. 2008; Palmer et al. 2005; Rajchard 2005). Chez les urodèles, les comportements de parade sont très élaborés et montrent des différences entre espèces proches (Sparreboom 1986; Wambreuse 1984; Zuiderwijk 1990). Les barrières mécaniques et gamétiques sont citées de façon plus anecdotique (Beachy 1996; Islam et al. 2008).
Les barrières postzygotiques chez les amphibiens semblent particulièrement perméables. Leurs faibles taux d’évolution moléculaire sont probablement responsables de la diminution d’incompatibilités génétiques entre espèces (Martin & Palumbi 1993; Wilson et al. 1974). Les travaux d’Avise et al. (1998) montrent que la spéciation chez les amphibiens est généralement un phénomène plus long que chez les autres vertébrés. Des expériences de croisements menées chez 92 espèces de crapauds révèlent qu’un temps de divergence important (voir Malone & Fontenot 2008) est nécessaire avant que l’isolement reproducteur soit complet. Les tritons européens ont eux aussi montré leur capacité d’hybridation naturelle (Arntzen et al. 1998; Arntzen et al. 2009; Babik et al. 2005a; Maletzky et al. 2008; Mikulíek et al. 2004) ou par croisements expérimentaux (Benazzi 1957; Braaksma 1948; Coglniceanu 1994; Mancino et al. 1978; 1979; Ragghianti et al. 1980; Spurway & Callan 1960). L’isolement postzygotic peut affecter les hybrides des deux sexes, voire d’un seul. D’après la règle de Haldane (1922), lorsque un sexe est absent, rare, ou stérile, parmi les hybrides de première génération (i.e. F1) de deux taxons animaux, il s’agit du sexe hétérogamétique (i.e., XY or ZW). De nombreux exemples chez différents taxons ont alimenté cette règle très empirique et plusieurs hypothèses ont été avancées pour en expliquer les fondements génétiques (voir Coyne & Orr 2004). Par exemple, chez les tritons, les mâles constituent le sexe hétérogamétique (XY) (Hillis & Green 1990). Arntzen et al. (2009) ont détecté un excès de femelles (72%) chez des hybrides issus du croisement naturel entre tritons marbrés Triturus marmoratus et crêtés T. cristatus.
CHAPITRE I – ETAT DE L’ART |