Fluctuations des ressources halieutiques: cas des petits pélagiques
Les effets des changements environnementaux sur la répartition et l’abondance des populations de poissons sont une source de préoccupation majeure pour les scientifiques et les gestionnaires des pêches. C’est le cas pour les petits poissons pélagiques qui sont des éléments essentiels des écosystèmes marins en raison de leur position intermédiaire dans le réseau trophique et de leurs importantes biomasses. Dans les écosystèmes d’upwelling, la biomasse totale de poissons est généralement dominée par les petits pélagiques, souvent une espèce d’anchois et/ou une espèce de sardine ou de sardinelle. On parle d’écosystèmes structurés en « taille de guêpe » (« wasp-waist», sensu Rice, 1995 et Bakun, 2006, Figure 1), en raison du faible nombre d’espèces de petits pélagiques qui constituent ce niveau trophique intermédiaire. Dans ce cas, le contrôle de la chaîne trophique serait réalisé par le maillon intermédiaire, les petits pélagiques. Ainsi, cet échelon intermédiaire va jouer un rôle central dans la structure et la dynamique de l’écosystème, à la fois par le contrôle de type « top-down » (contrôle des prédateurs supérieurs sur les maillons trophiques inférieurs) sur le plancton dont il se nourrit, et par contrôle « bottom-up» sur les nombreux prédateurs marins qui les consomment (Cury et al., 2000). Les fluctuations d’abondance des stocks de poissons pélagiques traduisent des changements importants de structure et de fonctionnement dans les écosystèmes d’upwelling. Des mortalités importantes ont été observées à des niveaux trophiques supérieurs (oiseaux, mammifères marins, grands poissons prédateurs) en réponse à la diminution d’abondance de leurs proies. Fluctuations des ressources halieutiques: cas des petits pélagiques 19 Figure 1. Différents types de contrôles trophiques au sein d’un réseau trophique simplifié à quatre niveaux dans un écosystème marin et rôle des poissons pélagiques dans ces réseaux. Le facteur de contrôle est représenté par la ligne rouge et les réponses par les lignes bleues (d’après Cury et al., 2002). Étudier les effets du changement de l’environnement sur les populations de poissons est compliqué, parce que les facteurs environnementaux peuvent affecter divers processus à différents niveaux d’organisation biologique (Harley et al., 2006; Lehodey et al., 2006; Tasker, 2008; Rijnsdorp et al., 2009). Les poissons ont des cycles de vie complexes, comprenant plusieurs stades de vie distincts (œuf, larve, juvénile et adulte), chacun pouvant être affecté de différentes façons par les changements environnementaux (Figure 2).
Les petits poissons pélagiques: une ressource importante …mais instable
La production mondiale de petits pélagiques (espèces de poissons vivants en surface ou entre les deux eaux comme la sardine, le maquereau, le chinchard, l’anchois et les sardinelles) représente environ 39 millions de tonnes, soit plus d’un tiers des captures totales, faisant des 21 petits pélagiques le groupe d’espèces les plus pêchés au monde (FAO) (Figure 3). Au cours des 60 dernières années, les captures ont largement évolué au gré des variations de la ressource. Les petits pélagiques constituent le plus grand groupe d’espèces ciblé par la « pêche minotière » dont les captures sont destinées à la fabrication de farines et d’huiles de poisson, majoritairement consommées par le secteur de l’aquaculture. Avec le développement de l’aquaculture intensive pour satisfaire les besoins toujours plus grands, les petits pélagiques sont détournés de leur vocation première à savoir nourrir directement les populations les plus pauvres. Dans beaucoup de pays du monde, et en particulier dans les pays en voie de développement, les petits pélagiques constituent une source importante de protéines et de nutriments à prix abordables. Ces petits poissons pélagiques occupent ainsi un poids important dans l’alimentation et l’économie mondiale. Figure 3. Évolution des captures mondiales des petits poissons pélagiques par rapport aux poissons démersaux. L’instabilité est l’une des caractéristiques majeures des ressources de petits pélagiques. Des changements importants (d’un facteur 1000) de l’abondance sur quelques décennies sont caractéristiques chez les petits pélagiques. Des alternances à long terme d’espèces dominantes sont observées dans la plupart des écosystèmes d’upwelling, telle que l’alternance entre 0 5 10 15 20 25 30 35 40 45 1950 1952 1954 1956 1958 1960 1962 1964 1966 1968 1970 1972 1974 1976 1978 1980 1982 1984 1986 1988 1990 1992 1994 1996 1998 2000 2002 2004 2006 2008 2010 2012 2014 Millions tonnes Pélagiques Demersale non_identifié 22 sardine et anchois dans les courants de Humbolt, du Benguela et du Kuroshio au large du Japon (Fréon et al., 2009). 1l est largement admis par la communauté scientifique que cette forte variabilité est provoquée par une combinaison de différents facteurs dont essentiellement la surpêche et les conditions environnementales. Les caractéristiques biologiques des petits pélagiques (durée de vie courte, grande fécondité, taux de mortalité naturel élevé, dépendance du plancton pour leur alimentation) font qu’ils sont très sensibles aux forçages environnementaux (Cury & Roy, 1989; Hunter & Alheit, 1995). De plus, parce qu’ils sont très mobiles et de bons nageurs, les poissons pélagiques peuvent réagir rapidement aux changements de leur environnement. Les petits pélagiques ont une stratégie de reproduction dite « r » (favorisant un fort taux de croissance) et peuvent potentiellement doubler leurs populations en l’espace de quelques mois, l’âge de la première reproduction étant généralement situé entre 6 et 18 mois (Kawasaki, 1980). Enfin, leur comportement grégaire facilite leur détection et leurs captures contribuent à leurs variabilités d’abondance. Aussi, plusieurs stocks de petits pélagiques ont subi des effondrements historiques, comme l’anchois au Pérou en 1972, la sardine en Afrique du Sud entre 1965 – 1966 (Roy, 1992) et en Namibie entre 1970 – 1971 (Crawford & Shannon, 1988).
Les petits pélagiques: espèces dominantes des écosystèmes d’upwelling
Quatre grands écosystèmes d’upwelling bordent les façades Ouest des grands continents : deux dans l’hémisphère Sud : (les côtes du Pérou et du Chili – courant de Humboldt, les côtes de l’Afrique du Sud – courant du Benguela) et les deux autres dans l’hémisphère nord : (la côte californienne – courant de Californie et le courant des Canaries la zone nord-ouest africaine). Ces écosystèmes sont caractérisés par des remontées d’eau profonde qui favorisent l’enrichissement en sels nutritifs de la bande côtière qui font de ces écosystèmes des zones très productives qui soutiennent les pêcheries les plus abondantes au monde. En effet, malgré une superficie relativement modeste de moins de 3 % de la surface des océans, ces régions concentrent une part importante du volume de pêche, représentant 40% des captures mondiales d’espèces marines (Cury et al., 2000; Fréon et al., 2009). Ces écosystèmes d’upwelling sont cependant très dynamiques et montrent une forte variabilité à toutes les échelles spatiales et temporelles. Dans ces écosystèmes, les petits poissons pélagiques y sont dominants en biomasse, principalement des espèces de sardines et d’anchois, dont la dynamique des populations est souvent liée à la très forte variabilité physique de l’upwelling. La compréhension des mécanismes liant les fluctuations environnementales au recrutement de 23 ces espèces est un des défis majeurs de l’halieutique dans ces régions. Un exemple frappant est les fluctuations à grande échelle de la sardine et de l’anchois observées dans les principales zones d’upwelling du monde (Chavez et al., 2003; Takasuka et al, 2008; Lindegren et al., 2013). Quand une espèce présente une forte biomasse, l’autre espèce présente une biomasse relativement faible et vice versa. Les changements de biomasses d’espèces sont généralement accompagnés d’une expansion et/ou contraction de leurs zones de distribution (Rykaczewski & Checkley, 2008; Alheit et al., 2009). Bien qu’il n’existe pas encore de théorie générale, les changements de régime des écosystèmes ‘ ecosystem regime shifts’ (Lluch-Belda et al., 1992) survenus en réaction aux changements climatiques ont été suggérés comme cause principale des fluctuations de la sardine et de l’anchois (Fréon et al., 2005; MacCall, 2009). De nombreuses études ont suggéré que ces changements de régime sont associés à des changements structurels dans l’écosystème (la température, le vent, l’upwelling mais aussi la taille des particules du plancton) conduisant à des conditions environnementales favorables à une espèce plutôt qu’une autre (Chavez et al., 2003; Rykaczewski & Checkley, 2008; Lindegren et al, 2013; Canales & Law, 2015). C’est le cas pour l’anchois du Pérou (Engraulis ringens) caractérisé dans les années 60 par de très forts débarquements atteignant 13 millions de tonnes en 1970, qui se sont écroulés pendant les années 70 et 80. Depuis le début des années 90, les débarquements d’anchois du Pérou ont repris et oscillent autour de 7 millions de tonnes avec une baisse observée ces dernières années. En parallèle, les captures de sardinops du Chili (Sardinops sagax) ont explosé en 15 ans (1978-1992), pour atteindre 10 millions de tonnes par an. Depuis 1992, les débarquements ont quasiment disparu (Swartzman et al., 2008). Les causes des variations importantes de la biomasse des petits poissons pélagiques, quelles soient principalement dues à la variabilité naturelle (due aux changements environnementaux et/ou les interactions entre espèces), l’exploitation, ou les deux à la fois sont encore longuement débattues (Fréon et al., 2009; Alheit et al., 2009).