FIGURATION VACANTE ET HIATUS TEMPOREL
DANS LE FILM A WHITER SHAD
Présentation du film
Le titre A Whiter Shade apparaît progressivement sur le fond blanc du premier plan du film allant d’un blanc « invisible » (ton sur ton avec l’espace de l’image pour atteindre le gris pâle et disparaître dans un mouvement inverse identique. Les lettres utilisées sont dédoublées par une ombre portée. La typographie « éclaire » le sens de ces mots anglais1000 en mettant en scène l’aspect paradoxal d’une ombre qui serait blanche. Or, par définition, une ombre est tout sauf blanche ou alors elle ne pourrait être perceptible. Serions-nous conviés à une quête de l’invisible ? Des images floues et fixes se succèdent dans un rythme lent et identique pendant toute la durée du film (quarante-neuf minutes et cinquante secondes). Le spectateur découvre des formes noir et blanc indistinctes. On pense parfois à des nuages ou à des fils de fer emmêlés. À de rares moments, une bouche, un œil, un sourcil, l’arête d’un nez se devinent ; mais, quand une figuration visuelle transparaît, elle reste toujours voilée. Des fondus entre chaque image instaurent pourtant un mouvement, suggèrent une métamorphose, accentuent une lointaine organicité. Ces images vont-elles donner naissance à un être ? Assistons-nous à une hybridation entre éléments abstraits et vestiges figuratifs ? Si les formes semblent comme en devenir, les éléments corporels surnageant ont été dépossédés de leur modelé ; tout détail anatomique est gommé par une bichromie trop contrastée ou trop tamisée. Certains fragments d’un même plan sont d’un blanc très appuyé évoquant la luminescence de quelque néon, ou bien d’un noir d’encre tandis qu’une autre partie présente des éléments plus estompés suggérant une matière granuleuse ou un état gazeux. Dans les deux cas, la profondeur de champ de l’image, plus que précaire, laisse la bidimentionnalité l’emporter. Ce noir et blanc est lui aussi déconcertant. Parfois des « traces » colorées tel un bleu tirant vers le céladon, un beige-ocre, ou un rouge pâle apparaissent. Elles évoquent les touches de pinceau aquarellées qu’un peintre emploierait pour rehausser de « vie » une esquisse jugée trop terne. Les zones de couleur accentuent ainsi le vain espoir chez le spectateur que ces éléments puissent former « un tout » vivant tout en rendant manifeste l’« effet » artificiel du chromatisme. Le son comme distordu empêche, lui aussi, une identification immédiate à une figuration. Il n’est pas agréable à l’oreille, les bruits métalliques prédominent ainsi qu’un souffle lourd, dense, pénible. Quelques notes de musique surnagent, éparses, brouillant encore plus l’écoute. e travail sonore redouble ainsi l’incertitude mimétique de ces bichromies diverses et met en crise la perception autant optique qu’auditive du spectateur. ’image par rapport au son se potentialise de toutes les projections possibles. Un rythme soutenu maintient néanmoins un accord entre ces formes visuelles et sonores. La bande-son souligne la lenteur des images, conférant une impression de dislocation. On imagine un animal féroce, gigantesque, qui, traqué, tente de s’enfuir. a naissance organique suggérée à l’image serait-elle de l’ordre de l’innommable et donc du monstrueux « au regard » de notre écoute ? Nous allons voir que c’est ce flottement qui est au cœur de la d namique créatrice du film et qu’il incite le spectateur au surenchérissement interprétatif. Les figures ne se laissant jamais réellement appréhender, une recherche de cohérence globale semble vouée à l’échec. e film se laisserait-il, là encore deviner, plus que voir et entendre ? Une temporalité privée d’un récit chronologique, un temps ressenti et non pas linéaire, s’imposent. ’œuvre privée du sens de la narration impressionne nos sens. Une surface où domine un blanc informe est le support idéal pour toutes les projections, au sens cinématographique comme au sens psychanalytique. Un va-et-vient entre plans totalement abstraits et plans « fugacement » figuratifs, entre flou dominant et éléments nets en perdition, entre noir et blanc et colorimétrie incertaine perdure pendant toute la durée de l’œuvre. n pourrait parler d’ébauche pour 343 poursuivre avec l’analogie picturale ; le travail « en cours », le work in progress étant intensifié par la bande-son. Le temps ressenti serait-il celui de l’« indéterminé » autant que du « non-terminé » ? ’œuvre se présentant « non-terminée » renverrait-elle à son élaboration ? Ce temps devenu « infini » serait-il à clôturer par le spectateur ?
Origine et élaboration des images
Le film est né du désir d’« animer » un portrait photographique appartenant à la cinéaste. Il s’agit du visage d’un homme sur support argentique aux apparences les plus anodines ; cependant, au moment où cette image a été prise, cet individu était sous l’emprise de quelque substance psychoactive. Mar lène Negro, à travers l’élaboration de son film, va chercher à retranscrire cet état altéré de conscience. ’artiste « part de cette image pour en faire d’autres puis faire ce film. » 1001 Elle photographie en effet à nouveau cette image en noir et blanc avec un appareil numérique muni d’un flash. En prenant ce visage sous divers angles, elle décompose le personnage d’origine. Être « très près, comme dans l’image » 1002 , explique l’artiste, équivaut à réaliser un blow-up 1003 d’où ressortent les éléments abstraits d’une image figurative… Le processus d’« agrandissement » va devenir pour Marylène Negro le début d’une enquête1004 plastique sur l’état ps chique du protagoniste et les normes graphiques en vigueur au cinéma. Lors du shooting, des accroches de lumière se répercutent sur le papier brillant du tirage et brouillent la figuration déjà fragmentée par les gros plans systématiques. La lumière, provenant de la pièce où elle élabore son tournage, vient aussi « altérer » de forme et de couleur inopinées l’image d’origine. rois lumières coexistent : celle du papier d’origine, celle du flash et celle de la fenêtre extérieure. Mar lène Negro l’explique : « C’était un tirage brillant, dans lequel d’autres images sont venues se refléter dans la prise de vue au flash. »1005 La rambarde et les persiennes de la fenêtre de la pièce où a lieu le shooting se trouvent surimpressionnées à l’image. Cette aberration due à l’espace du tournage crée un raccourci saisissant. Espace et corps s’imbriquent. e visage devient abstraction ou décor, voire les deux à la fois. Le noir et blanc « douteux » de la prise de vue numérique se révèle. ’image mêle une « trace » argentique à une nouvelle matrice binaire « non-analogique » et donc non chromatique, mais numérique à l’origine… Un noir et blanc informe en résulte tant à cause de traces de couleur « latente » que de figures incertaines. La perception des couleurs et des formes de l’œuvre fait ainsi écho à sa réalisation en un « lapsus créateur ». Parfois même le voyant lumineux rouge apparaît à l’image, indice de la prise de vue en cours. Le film est plus le résultat d’un processus qu’une œuvre close. Si le « noir et blanc » analogique à travers le « filtre » numérique « révèle » des zones de couleur ou des tâches de noir ou de blanc à l’image, ces couches de « matière » sont comme des surimpressions qui n’opacifient pas, mais éclaircissent l’état du personnage. Le shooting au flash devient comme un rituel qui fait disparaître le visage de l’homme et crée la couleur qu’« incarnerait » sa psyché. Sa perception particulière du monde s’exprimerait plastiquement par une image impossible où formes et couleurs se confondent. Nous vo ons autant l’esprit du personnage que sa vision. e fantôme de sa ps ché hante l’image figurative, il travaille le film, « ronge » la figuration, pour rendre compte du souvenir de son état.