Faire un terrain « chez soi »

Faire un terrain « chez soi »

La République d’Oudmourtie est la région dans laquelle je suis née. Elle est composée de 25 départements, de 6 villes et de 1 961 villages11. Mes enquêtes ont été réalisées en milieu urbain (la capitale, Ijevsk, et une ville de taille moyenne, Mojga) et en milieu rural (les villages d’Ourom, de Gojnia, de Malaïa Pourga et de Potchechour dans le Mojginski raïon) (14). La population de cette région est majoritairement urbaine, mais la natalité en Russie étant plus élevée à la campagne qu’en ville, on peut supposer que l’effet du capital maternel sur les dynamiques familiales est plus marqué dans ce milieu. Or, la proportion de la population vivant à la campagne représentant 34 % en Oudmourtie – plus qu’au Tatarstan (23 %) et que dans l’oblast d’Oulianovsk (24%) – la majorité de mes entretiens avec des familles rurales ont été réalisés dans cette région.Réaliser une enquête de terrain dans sa région natale présente plusieurs avantages pratiques et méthodologiques. Sur le plan organisationnel, la présence d’un réseau familial et amical m’a permis de trouver rapidement un logement et d’accéder aisément à différentes villes et différents villages. Sur le plan méthodologique, la familiarité avec le terrain, la connaissance des traditions locales, des codes et des normes de la société étudiée ont été un atout lors de mes rencontres avec certains enquêtés. Alors que cet apprentissage des codes nécessite habituellement un temps d’adaptation supplémentaire, une période relativement courte d’un à deux mois par an m’était suffisante pour réaliser mes objectifs. En Oudmourtie, deux groupes ethno-linguistiques officiellement reconnus cohabitent depuis plusieurs siècles : les Oudmourtes et les Russes. Les Oudmourtes sont un peuple finno-ougrien, alors que les Russes appartiennent à la famille linguistique indo-européenne. Bien que de nombreux Oudmourtes vivent en ville, leur culture est généralement associée au monde rural (Toulouze 1995, Casen 2010, Russkikh 2015). Étant née d’une mère oudmourte et d’un père russe, mon appartenance à ces deux groupes est un atout dans la prise de 47 Introduction contacts. Par exemple, certains Oudmourtes se sentent discriminés par les Russes en raison de leur appartenance au milieu rural. Le fait de me présenter en tant qu’Oudmourte rassure ces derniers et permet d’établir une relation de confiance. Cependant, faire un terrain dans sa propre société et pratiquer ainsi ce que les anthropologues nomment une « anthropologie chez soi » (Ouattara 2004, Béteille 2007, Gullestad et al. 2009), fait débat au sein de la communauté scientifique. Le fait d’appartenir à la société étudiée peut permettre de gagner plus facilement la confiance des informateurs (Zavella 1996) ; mais cette pratique peut aussi entamer la neutralité du regard porté sur la société étudiée (Evans-Pritchard 1950), le chercheur ne pouvant, en effet, que difficilement se réclamer de ce principe de neutralité en raison de la familiarité qu’il entretient avec son objet (Weber 1919, éd.2013). Dans le meilleur des cas, et même s’il parvient à une mise à distance suffisante, ce sont les enquêtés, qui en retour, peuvent intégrer à leurs réponses l’appartenance du chercheur à leur groupe de référence, ce qui provoque certaines difficultés que je discuterai dans le chapitre suivant.

Faire un terrain dans une région à fort taux d’utilisation des mesures

En 2014, j’ai réalisé une première enquête de terrain en République du Tatarstan afin de documenter mon mémoire de master portant sur l’utilisation du capital maternel. Le Tatarstan est une république composée de 43 départements, de 22 villes et de 3 073 villages12. Mon travail d’enquête, que ce soit en 2014 ou en 2017, a été réalisé principalement en milieu urbain : à Kazan, la capitale, et dans trois autres villes (Zelenodolsk, Arsk et Agryz) (15). Le choix de réaliser une enquête de terrain dans la République du Tatartan est premièrement justifié par le taux important d’utilisation du capital maternel. Le Tatarstan étant la première région en termes d’intensité d’utilisation du capital maternel au sein du district fédéral de la Volga (plus de 70 % des bénéficiaires l’ont utilisé en 2015), on peut légitimement émettre l’hypothèse d’un effet de ce programme sur la famille.Pour expliquer le taux important d’utilisation du capital maternel dans cette région, on peut supposer un effet de convergence avec d’autres mesures régionales qui l’accompagnent. Par exemple, les autorités régionales versent une aide de 200 000 roubles (soit environ 2 800 euros) aux familles à la naissance de leur premier enfant (Décret n°366, 2007). Cette somme peut uniquement être utilisée pour rembourser un crédit immobilier. Ainsi, la combinaison de la somme du capital maternel fédéral et les aides régionales permettent aux familles bénéficiaires de rembourser tout ou partie d’un crédit. Le Tatarstan est par ailleurs la région où le capital maternel est le plus utilisé afin de rembourser un crédit immobilier (plus de 88 % des bénéficiaires l’ont utilisé dans ce but entre 2009 et 2012) (Gorina 2016). Le choix de faire une enquête de terrain dans cette région permet dans un second temps de réaliser une étude longitudinale en réalisant des entretiens auprès des mêmes enquêtés au cours de périodes distinctes. Le fait d’avoir conservé des contacts à la suite de mon séjour de 49 Introduction 2014 m’a ouvert la possibilité d’observer, après trois ans, les changements intervenant dans la vie des familles interrogées après l’utilisation du capital maternel (divorce, remariage, déménagement, naissance des enfants, entre autres). Les avantages de ce type d’étude m’ont conduit à adopter la même démarche et à revenir également en République d’Oudmourtie, puis dans l’oblast d’Oulianovsk. Ce retour sur le terrain permet non seulement d’observer les changements que traversent les familles interrogées, mais aussi d’établir une relation de confiance avec les enquêtés et, par conséquent, d’avoir des entretiens plus approfondis et d’aborder des sujets plus sensibles.

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Faire un terrain dans une région impliquée dans la politique familiale

L’oblast d’Oulianovsk est composé de 21 départements, de 6 villes et de 363 villages13 . Mes enquêtes ont été réalisées principalement à Oulianovsk, mais aussi dans deux autres villes (Dimitrovgrad et Barych), et dans quatre villages : Krestovo-Gorodichtche (Tcherdaklinski raïon), Arskoe (Oulianovski raïon), Malaïa Khomouter (Barychski raïon) et Zelionaïa Rochtcha (Oulianovski raïon) :Mon intérêt pour cette région provient du caractère précurseur de sa politique familiale. Les autorités régionales commencent dès 2005, soit deux ans avant le tournant nataliste de la politique familiale fédérale, à encourager la natalité par le biais de discours officiels et d’évènements festifs largement médiatisés. En plus de leur adhésion à la politique fédérale, on peut émettre l’hypothèse que les autorités de l’oblast d’Oulianovsk sont motivées par la visibilité que leur confèrent ces mesures. Par exemple, la région est connue en Russie pour son concours « Mets au monde un patriote le Jour de la Russie ». L’accent mis en particulier sur des évènements festifs et médiatiques peut aussi être interprétée comme un choix économique, ces mesures étant ponctuelles et moins coûteuses que des allocations. Cette politique régionale est suivie d’une augmentation progressive des familles nombreuses dans cet oblast depuis 2008 

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