FAIRE SEUL OU AVEC , SENS PLURIELS DE L’AUTONOMIE

FAIRE SEUL OU AVEC , SENS PLURIELS DE L’AUTONOMIE

Les parents attendent que leurs enfants soient « autonomes », à savoir qu’ils réalisent seuls des actions et qu’ils sachent rester seuls séparés des parents. Mais les enfants demandent de la proximité corporelle et spatiale, et apparaissent dans les discours adultes comme ceux qui ne veulent jamais « faire seuls ». Les parents souhaiteraient que les enfants agissent seuls, un peu comme des adultes. Pourtant, lorsqu’ils font par eux-mêmes, par exemple des soins envers le collectif ou leurs cadets, les enfants sont rarement reconnus. Les ambivalences parentales dans la construction de la relation adultes-enfants seront ainsi mises au jour. On explore, dans ce chapitre, comment ces injonctions relatives à la capacité à agir par soi-même, permettent de construire une différence générationnelle – seuls les adultes savent agir par eux-mêmes – et comment au quotidien, tout un jeu de production de la différence adulte-enfant s’opère dans ces injonctions pleines d’ambiguïtés.

Hugo veut jouer avec quelqu’un Hugo (6 ans) et sa sœur (12 ans) habitent dans une grande maison d’environ 180 m2 (la maison familiale du beau-père), dans une petite ville de 10 000 habitants située à une vingtaine de kilomètres d’une grande agglomération de l’Est de la France. Le beau-père de Hugo est agent de maîtrise dans le bâtiment et sa mère est « au foyer », effectuant des petits travaux pour aider les personnes âgées du voisinage. Ses parents sont divorcés et il va voir régulièrement son père, qui habite dans une région limitrophe, le week-end. Le premier étage comprend les chambres des enfants, pratiquement l’une à côté de l’autre. Elles s’ouvrent sur le grand espace du salon, comprenant plusieurs coins : un espace télévision avec un canapé, un espace salle à manger, dans lequel se trouvent un coin ordinateur et un coin repas avec une grande table. La cuisine n’est séparée du salon que par une table haute et étroite autour de laquelle, du côté salon, se trouvent des chaises hautes. Le deuxième étage consiste en des combles aménagés. Un escalier en fer part du salon et monte à la chambre des adultes, qui comprend un ensemble de 50 m2 : la chambre, avec une télévision murale et, à côté une pièce qui comporte un canapé, une télévision, un dressing, et la table à repasser. Un ensemble soigné et spacieux constitue donc l’espace des adultes, clairement séparé, éloigné de la chambre des enfants. FAIRE SEUL OU AVEC , SENS PLURIELS DE L’AUTONOMIE 232 Lorsque j’arrive dans la maison, Hugo est avec sa mère, sa sœur étant occupée à une activité sportive. Hugo commence par me faire visiter sa chambre. Il me montre divers objets qu’il a dans sa chambre et souhaite me montrer son habit de policier, dont il est très fier. L’explication passe par la mise en jeu du corps, la démonstration physique : Hugo : Ça c’est mon super habit de policier….je vais l’enfiler dans les toilettes, tu m’attends [il parle à sa mère, mais je n’entends pas ses propos. Il revient, cherche quelque chose]. Ma casquette de policier … Maman, ma casquette de policier ? Madame Schül : Tu sais pourquoi tu la trouves pas ? Parce que tu l’as mal rangée. Regarde, elle est là, tu sais là sur l’escalier, sur ton bordel. Hugo : Je vais dans les toilettes pour le mettre. Mais tu viens juste ? Madame Schül : Tu veux que je te ferme ? [Inaudible. Elle l’aide à s’habiller] Hugo : Ferme la porte Madame Schül : Pourquoi tu veux que je ferme la porte ? Il va pas s’envoler hein ? Voilà. Hier tu avais pas gardé ta casquette de policier, hier, à l’école ? [Hugo revient tout fier, radieux, riant, en habit de policier.] Hugo demande donc sa mère à de l’aider à s’habiller dans les toilettes. Il sollicite un appui, la participation de sa mère, ce qui occasionne une proximité corporelle. Hugo organise ici sa mise en scène, dont la préparation nécessite la présence de sa mère. C’est lui qui demande, enjoint de fermer la porte, estime le moment pour sortir et montrer son habit. Tout en répondant à sa sollicitation, la mère cherche à s’en distancier, en affirmant le caractère peu légitime de certaines de ses demandes. Dans la suite de l’entretien, j’ai souvent été amené par Hugo à participer à une activité. Ainsi, Hugo, au cours de la visite de la chambre de sa sœur, m’a montré, avec une certaine fascination, le piano électronique qui s’y trouve : il se met au piano et cherche à retrouver une mélodie qu’il a apprise. Pendant plusieurs minutes, l’entretien est suspendu, Hugo est concentré sur son morceau. Ce qui semble lui plaire, c’est à la fois de montrer par l’action ce qui l’intéresse, le questionne, et d’explorer cette activité avec un adulte. Lors de ma deuxième visite, Hugo m’invite aussitôt à participer à une nouvelle activité. Lorsque j’arrive, il m’entraîne directement pour jouer au babyfoot qu’il vient d’avoir pour son anniversaire. Le baby-foot est posé au centre, dans sa chambre de 25 m2 . Sa sœur aînée est déjà là. Nous jouons et la mère arrive pour participer : « Tous les soirs, avant d’aller au lit, on fait une partie avec Hugo, tous les quatre », dit la mère. Nous faisons un match entier et je me demande si je ne vais pas passer l’après-midi à jouer. Comme c’est le deuxième entretien, plus spécialement avec la mère, je profite de la fin du match pour proposer l’étape suivante : interviewer la mère. Tandis que nous conversons, la mère et moi, sur la table haute devant la cuisine, sa fille nous a rejoints, participant sporadiquement à la conversation. Hugo s’ennuie. Écouter et intervenir ne lui convient pas. Le « faire avec » ou « faire en la présence de » 233 apparaît comme important, pour Hugo. Il sollicite la participation de ses parents, mais aussi de sa sœur, pour de nombreuses actions. Chercher un objet qu’il ne trouve plus, demander de jouer. Hugo est un « pot de colle », selon l’expression de sa mère. Cette volonté, ce plaisir d’être proche, d’être avec, semble omniprésents. Cela apparaît comme relativement énigmatique pour la mère. Madame Schül : Des fois, Hugo, je vais aux toilettes, il vient avec moi aux toilettes, je vais à la salle de bain, il faut qu’il soit là dans la salle de bain, je sais pas pourquoi, mais des fois, ça va lui prendre, il va aller jouer seul dans sa chambre. Comme il veut que sa chambre soit bien rangée alors il va aller ranger, ça va lui prendre 30 minutes ou il va être dans sa chambre, ou il va jouer à quelque chose, des puzzles ou n’importe, mais ça dure pas longtemps. SL : Et quand il vous suit à la salle de bain qu’est-ce qu’il fait ? Il joue ? Vous vous lavez, il vous parle ? Madame Schül : Déjà quand je vais à la douche je veux pas qu’il soit là, je veux pas qu’il soit dans la salle de bain quand moi je me douche parce que déjà c’est un moment où moi je peux me relaxer. Si lui il est encore dans la salle de bain, il va faire n’importe quoi. Il va toucher à ça ou à ça, il va me stresser. Donc, c’est pas la peine. Donc en général, quand ils sont couchés ou très tôt le matin, j’en profite, comme ce matin à 6 h, je vais à la douche. Comme ça je suis tranquille, mais sinon quand je vais me brosser les dents ou quand lui va se brosser les dents, il veut toujours qu’il y ait quelqu’un avec lui. Pour sa mère, Hugo se caractérise par une instabilité, une imprévisibilité (« ça le prend », « il va faire n’importe quoi », « il va toucher à ça ou à ça »). Il s’agit là de ruptures de cadrage, au sens de Goffman (1974), de l’action des adultes, ce qui ne laisse pas de déstabiliser le rapport des adultes à eux-mêmes : « il va me stresser ».

Faire seul 

Ce cas révèle une grande variété de formes de participation, souvent initiées par l’enfant. Ces participations impliquent des engagements corporels multiples, selon un rythme que les adultes parviennent mal à suivre. Ce qui est qualifié de « manque d’autonomie » peut être interprété comme une volonté constante d’interaction. Dans ce travail des frontières, les parents mettent en exergue le manque d’autonomie des enfants, d’une part, et leur résistance, d’autre part. Les enfants de 6-8 ans semblent fréquemment à la recherche d’une co-présence, voire d’un partenaire. S’ils se déplacent pour jouer dans le salon, c’est en partie pour trouver cette co-présence. On retrouve en effet les mêmes attitudes dans les familles Choutal ou Charpet. Par exemple, une majorité des enfants ne font pas leurs devoirs seuls. Chez les Schül, la mère refuse que la fille aînée (12 ans) fasse ses devoirs dans la cuisine ou au salon, comme le fait Hugo ; elle doit rester dans sa chambre : Madame. Schül : Pourquoi je veux pas que vous fassiez les devoirs tous les deux ici ? Hugo : A cause de ta plante ? Madame. Schül : Quoi ? A cause de quoi ? De ma plante ? Non mais n’importe quoi, Hugo. Pourquoi maman elle veut pas que vous fassiez tous les deux les devoirs ici ? Juliette [12 ans] : Parce que sinon on se concentre pas ? Madame. Schül : Ben voilà. Parce qu’un regarde sur l’autre. « Toi tu fais quoi ? Et moi je fais ça ! » Et elle regarde, elle se concentre pas parce qu’il y a Hugo qui est à côté, comme lui a beaucoup de lecture, forcément c’est à voix haute et ben elle fait pas ses devoirs. Donc, du coup, elle les fait dans sa chambre et ça se passe très bien comme ça. Dans la famille Lett, les enfants sont également séparés et doivent faire les devoirs chacune dans sa chambre. Mais la plus jeune des deux filles ne les fait pas souvent toute seule. Sa mère a installé un tabouret en plastique pour faire avec elle. Frères et sœurs sont séparés pour cette activité scolaire, mais les adultes se rapprochent d’eux. Les parents invoquent le fait qu’ « il y a beaucoup de lectures » – il faut donc être à côté de l’enfant pour vérifier s’il lit « correctement » – et surtout qu’ils « s’éparpillent » très vite, se détournent de cette activité pour jouer. Ainsi, c’est plutôt dans la cuisine ou au salon que sont effectués les travaux d’école, à proximité des adultes et de leur sphère d’activité. Il est en effet fréquent que les adultes suivent les devoirs en faisant la cuisine. Cela est d’autant plus nécessaire que Hugo, par exemple, n’a pas (encore) de bureau dans sa chambre. Ranger seul sa chambre est aussi un enjeu de socialisation important pour les parents. « Il faut qu’ils s’habituent à ranger » : cet énoncé a été prononcé à maintes reprises. Se préparer au monde scolaire demande de savoir où sont ses affaires. Ranger, nettoyer, c’est, pour les parents, un apprentissage du soin, soin qu’on prend à ses objets, soin qu’on prend des autres. Madame Cachin : [m’expliquant ce qu’elle dit à son fils] « Hiroshima n’était pas passé par la chambre ! Il y a un minimum tu les empiles bien, au moins elle se débrouille après [la femme de ménage], mais je veux pas qu’il y ait de mouchoirs dégueulasses qui trainent, un slip sale, c’est pas possible !» Donc ça ne serait-ce que là, voilà les vêtements sales, il sait que, dans sa salle de bain, il y a un panier à linge tout rond ; là tout mou, il sait que là, là ça commence à ranger, voilà, ça, ça commence bien, les livres, il range, il sait qu’il faut les ranger, mais les jouets, je pense ça viendra. Entre 6 et 8 ans, les activités des enfants – faire seul, faire-faire et faire avec – interrogent les adultes. Le travail des frontières générationnelles consiste à mettre en valeur l’enfant en tant 237 qu’il ne participe pas à l’ensemble des tâches domestiques, alors que les parents eux, y sont assignés. Lorsque monsieur Lett intervient ponctuellement de façon « musclée » dans la chambre de sa fille, c’est parce qu’il suppose qu’elle ne peut faire seule. De la même façon, dans la mesure où il estime que sa fille ne peut pas encore ranger ses habits seule, il le fait. A cette action, il associe le fait d’être « intrusif », c’est-à-dire de pénétrer sur le territoire de sa fille : Monsieur Lett : Par contre, je suis beaucoup moins intrusif dans la chambre de Gwenaëlle [9 ans], à savoir que je lui dis plus de faire plutôt que moi je ne fais. Les habits de Gwenaëlle sont en vrac sur la chaise, je lui dis de ranger. Les habits de Nina sont en vrac sur la chaise je lui dis pas de les ranger, je râle et je les range, c’est un comportement quand j’y réfléchis qui est différent. Mais il lui arrive aussi de lui demander également de ranger ses affaires sales. Si sa fille ne le fait pas, il prend les habits en paquet, et les jette devant sa porte, afin qu’elle les ramasse et les mette au sale dans la salle de bain à côté. Cependant, les interventions « physiques » auprès de sa plus jeune fille sont plus nombreuses qu’auprès de l’aînée : Monsieur Lett : C’est-à-dire que je peux pas demander à Nina de ranger, même si elle le fait. C’est vrai que c’est quelque chose de différent entre Nina et sa sœur [9 ans]. Nina est plus autonome elle peut le faire mais elle a pas envie, ce qui peut se comprendre à 7 ans, elle a pas envie de plier ses habits pour les remettre dans l’armoire ; donc il y a des petits tas qui s’accumulent plus ou moins bien rangés. Il y a des chaussettes qui s’accumulent donc ça c’est, en termes d’optimisation du temps (…) je me rends compte de ce genre de chose c’est généralement le soir avant de se coucher ou alors avant d’aller manger. C’est plus rapide que ce soit moi qui le fasse et on passe à autre chose ; par contre pour Gwenaëlle c’est différent dans le sens où c’est pas à moi de le faire c’est à elle à ranger ses affaires. Ce qui apparait pour la grande de 9 ans comme un problème, – les parents se plaignent qu’elle dise fréquemment qu’elle « n’a pas envie » – est pour la petite plus respecté. Suivre le désir l’enfant de 7 ans est davantage accepté, voire parfois encouragé. La position d’entre-deux de Nina, dans le discours du père est manifeste. Elle sait ranger mais on peut comprendre qu’elle n’en ait pas envie à son âge. Les parents doivent donc, en fonction de l’âge, établir un savant équilibre entre comprendre les désirs et les envies de l’enfant et lui imposer l’apprentissage de l’ordre. La même ambivalence concerne les jouets dans le salon. Pourtant, les enfants ont l’âge de ranger seuls, surtout à partir de 6 ans. Monsieur Natchez : Idéalement, c’est ranger et jouer au fur et à mesure. Parce que quand ils ouvrent autre chose, un tiroir, ils se retrouvent avec des nouveaux jeux, même si ce sont les mêmes. Et comme ils sont tous par terre, t’as plus envie de jouer avec rien. Donc maintenant ils rangent. Là [monsieur Natchez désigne la salle de jeu], c’est bien rangé là hein ? Ben c’est le petit de 4 ans qui a rangé ; tout seul, il les a rangés ! L’âge entre 6 et 8 ans, pour les parents, n’est pas encore celui où l’on s’occupe des affaires 238 des autres ; c’est d’abord de ses propres affaires qu’il faut s’occuper : Monsieur Semper : Donc, on leur demande de ranger leur bazar, on leur demande jamais de ranger le nôtre, ça certainement pas. On leur demande même pas de débarrasser leur assiette. On commence, parce qu’on a vu que chez d’autres ça se faisait, on commence, on se dit : « Quand même, ils sont en âge ». Donc là, on a commencé un petit peu. Mais on leur demande rien de spécial. S’ils veulent nous aider à mettre la table ils nous aident. Ou alors on peut leur demander : « Tiens, je vais préparer à manger, veux-tu m’aider ? », « Ah non, je joue à ça ». Non, on va pas lui dire tu mets la tables, tu fais ceci tu fais cela. Pour monsieur Semper et son épouse, l’âge est venu de commencer à participer à des formes de tâches collectives, comme ranger la table. Mais cela commence par l’action individuelle sur ses propres affaires. L’âge de faire de telles actions est un objet de préoccupation pour les parents (« on commence parce qu’on a vu que chez d’autres ça se faisait »). En ce qui concerne l’estimation des compétences selon l’âge, on observe qu’un des facteurs de variation entre les familles est la possibilité pour les parents de comparer avec l’autre enfant, lorsque celui-ci a dépassé l’âge de 8 ans. Monsieur Natchez, lui, a déjà deux enfants de 18 et 20 ans et cohabite également avec son beau-fils de 12 ans. Ses deux autres enfants ont 6 et 4 ans. Ils jouent ensemble. À l’expérience s’ajoute l’effet de groupe : il est difficile de demander à sa fille de 6 ans de ranger les jouets sans le demander également au petit. 

La participation des enfants au soin : injonctions et malentendus 

Chez les Natchez, la participation aux tâches de la maison, et notamment à l’activité collective par excellence qu’est le repas, ne concerne que les aînés, y compris l’enfant de 12 ans. Les enfants de 18 et 20 ans, lorsqu’ils sont présents, débarrassent la table. Mais débarrasser est considéré par les enfants et les adultes comme un peu « indigne » des enfants (cf. Partie I). Par contre, participer en mettant la table est demandé par la plus petite de 6 ans. Monsieur Natchez constate son envie de participer : Monsieur Natchez : Maintenant qu’elle a 6 ans, elle participe à mettre la table, mais comme toujours c’est très conflictuel entre eux. Donc si elle fait un truc, le grand de 11 ans va dire « c’est pas comme ça » et inversement. S’il lui demande de mettre les serviettes sur la table, 239 elle va mettre les couverts donc il va râler, enfin voilà donc c’est difficile de faire en sorte que tous les deux participent. Je suis obligé d’encadrer et dire : « Toi tu mets ça, toi tu mets ça » et après dire pourquoi tu as mis cette serviette-là alors que je veux m’installer ici. Les adultes doivent ici encadrer, réguler l’activité, dont les formes de participation sont en train de changer, avec l’intervention de la plus jeune. Elle est pourtant source de désordre, de chamailleries entre enfants, de déplacements des corps qui interrompent les gestes de préparation des adultes ou des aînés, qui demande alors une attention particulière et la mobilisation des compétences à négocier, réguler voire punir. L’encouragement à la participation dépend de ces limites : Monsieur Natchez : Forcément, on les a dans les pattes et donc Pierre ou Clémentine, ils demandent à participer, une omelette par exemple, alors là il faut qu’ils touillent, c’est lui qui va casser les œufs, donc là il y a un jeu, une éducation aussi : qu’est-ce qui faut dans une omelette ? Donc ils préparent et ils font ; je suis à côté et après je mets le four, parce que…y’en a partout. Ca c’est quand je suis reposé. Quand on est reposé et dispo, on prend le temps de faire ça, on leur laisse la possibilité de le faire, et sinon on leur dit : « vous montez vous allez jouer ! » Toujours pour qu’ils apprennent à vivre leur vie dans leur coin, sans nous, et qu’on les ait pas systématiquement dans les pattes, parce que bien sûr, il y a des tensions, des chamailleries. Pierre, il traverse le canapé en bondissant en faisant des pirouettes de machins, c’est fatigant, donc : « Allez ! » C’est fatigant de voir quelqu’un qui rebondit, qui court dans tous les sens. Monsieur Natchez montre bien les deux faces de l’autonomie des enfants : savoir jouer seul, dans son coin (même si c’est avec sa sœur), et participer à la vie collective. Ces deux formes opposées peuvent apparaître parfois comme des injonctions contradictoires, en particulier lorsqu’il est reproché aux enfants de ne pas participer à la vie collective et de « ne penser qu’à eux ». Dans la famille Lett, il est fréquent que Nina (7 ans) participe à certaines activités liées au repas : elle participe au rangement de la table, elle affirme « Moi j’adore enlever le lavevaisselle ! » Selon sa mère, « elle peut couper, elle voit plus les choses où elle peut aider et l’autre [sa sœur de 12 ans], c’est plutôt si je peux pas le faire bon… ». Nina affirme débarrasser la table tandis que sa sœur relativise cette pratique en reprenant : « Elle aide à ranger la table ». La discussion entre Nina et sa sœur pour savoir s’il s’agit d’une participation pleine ou périphérique à la communauté de pratique familiale témoigne d’un enjeu important. Si la mère reconnaît l’engagement de Nina, ce n’est pas le cas de tous les adultes rencontrés. Les aides ponctuelles ne semblent pas répondre à l’exigence normative d’autonomie, reconnue comme telle lorsqu’une action est réalisée « seul ». D’autre part, si les enfants participent de manière ponctuelle et partielle aux activités domestiques pour aider, cela est 240 peu aperçu puisque les enfants sont pensés, dans la majorité des familles, comme déchargés de ces tâches. Dans deux familles seulement (Majo et Damblé), les enfants sont chargés de façon régulière et quasi-systématique de tâches domestiques. Dans la famille Majo, comprenant trois enfants (5, 8 et 12 ans), les enfants doivent à tour de rôle balayer le salon, où elles ont mangé de manière séparée des adultes. Dans la famille Damblé, la mère, qui vit seule avec ses deux enfants de 8 et 12 ans, appelle les enfants lorsqu’elle revient de courses afin qu’ils montent une partie des sacs et participent au rangement des provisions. Madame Damblé : Quand j’arrive en bas, je téléphone : « Est-ce que vous pouvez descendre ? » Parce que quand je fais mes courses, je fais le paquet de chacun en fonction de ce que chacun peut porter, le papier toilette, le sopalin, je les mets pour le plus petit, moi je prends ce qui est le plus lourd et je leur fais des petits paquets. Comme chacun, ils descendent ils montent. Chacun monte ses courses et quand j’arrive, c’est à eux de sortir tous les sacs pendant que moi, je nettoie le frigo. Et eux ils sortent tous des sacs, et quand le frigo est propre, ils peuvent ranger, ça c’est le vendredi. SL : Ils le font ? Madame Damblé : Ils le font. Généralement, je suis toujours là. S’ils ne savent pas ranger quelque chose, je suis là. Je nettoie, ou alors je sors rapidement tout ce qui est congelé et tout le reste, eux ils rangent… Il arrive que les enfants soient seuls à la maison. Dans la famille Lamay, la mère, qui vit seule avec ses enfants, peut sortir et laisser les enfants de 7 et 12 ans seuls à la maison sans inquiétude. Elle a observé qu’ils « gèrent » cela très bien. Elle leur prépare à manger. Ils « respectent les règles de sécurité », se préparent leurs assiettes, mangent ensemble devant la télévision, ne se bagarrent pas (« comme souvent »), rangent leurs assiettes. Le plus grand raconte ensuite une histoire au petit pour s’endormir (« ce qu’il ne fait jamais »). De même, les garçons de la famille Damblé rentrent parfois seuls de l’école, se font à goûter seuls. Le travail domestique fait par les enfants n’est pas négligeable. Un certain nombre d’actions, qui ne relèvent pas de la catégorie officielle de « tâches domestiques » sont à la charge des enfants mais sont invisibilisés. Alexandre (7 ans) arrose les plantes du salon. Gaspard (7 ans), qui dort dans la même chambre que son petit frère, l’aide à s’endormir ou appelle les parents lorsqu’il ne se sent pas bien. Le week-end, Gaspard et son frère se lèvent avant leurs parents. Gaspard s’occupe alors de son frère : Gaspard : Des fois, je fais faire un câlin à papa et à maman mais c’est tout. Après, je pars mettre un dessin animé à Tom et lui faire son biberon. SL : C’est toi qui fais le biberon de ton frère. Mais comment tu fais ? 241 Gaspard : Ben je lui mets de l’eau, je la fais chauffer je mets 10 cuillères en poudre, je le fais chauffer, je mets la tétine, je secoue c’est pas compliqué. SL : Mais tu as le droit d’allumer le gaz ? Gaspard : Mais non je le mets au micro-onde. SL : Et tu sais comment il faut faire ? Gaspard : Ben oui, c’est facile, il suffit d’appuyer sur un bouton et d’attendre et même que j’ai le droit de faire les tartines à papa avec le pain grillé. Et après il se lève et il va manger. On peut sans doute considérer qu’une grande partie des actes des enfants comportent une dimension de care à l’égard de leurs parents. Comme le souligne Arlie Hochschild (2001), les enfants observent leurs parents et apprennent ainsi la manière de prendre soin d’eux. Ils sont de fins observateurs de leurs mondes sociaux. Leur contribution s’étend au care (Thorne 2001). Solberg (2000 [1990]) montre qu’en « prenant soin d’eux-mêmes », les enfants contribuent au soin de leurs parents, mais aussi de leurs frères et sœurs. Il est des actes encore moins aperçus des parents, qui soulignenet la difficulté des enfants de faire autre chose que jouer. Les enfants rencontrés font des efforts pour prendre soin de leurs parents. Ainsi, Jenny (6 ans) et Sandy (4 ans) évitent de faire du bruit lorsque leurs parents, fatigués de la semaine, font la sieste : Monsieur Gabera : Des fois, on fait une sieste l’après-midi quand on travaille pas. On fait une petite sieste après manger, et elles font semblant d’aller faire la sieste et une fois que nous on est couché en train de s’endormir, elles se lèvent tout doucement toutes les deux, et elles jouent et nous on entend rien. Et nous on fait notre sieste, et quand on se réveille : « Ah ! Vous êtes déjà réveillées ? », « Ben non, en fin de compte, quand vous vous êtes couchés, on s’est levées toutes les deux tout doucement et on a pas fait de sieste ». Alors bon maintenant, on les oblige plus à faire la sieste. Madame Gabera [ajoute] : Non elles sont très gentilles… Ninon (8 ans) laisse ses parents poursuivre leur travail à la maison alors qu’elle recherche un partenaire pour faire du bricolage. Prendre soin des adultes passe certes par une réponse à leur injonction, mais aussi par l’observation de leur situation. Madame Lamay, qui vit seule avec ses deux enfants, s’en rend, elle, compte, régulièrement : Ça m’arrive de pleurer parce que j’en peux plus. C’est pas lié à la dispute qui est entre eux ou le fait que soit arrivé un truc, c’est un ensemble, c’est juste un état de fatigue. Alors après je leur dis : « Les garçons, faut que vous entendiez à un moment que quand je vous dis : « Je suis fatiguée » et « je ne supporte pas de vous entendre vous bagarrer », il faut que vous l’entendiez et vous l’entendez pas alors qu’est-ce qui se passe ? J’arrive je gueule et qu’est-ce qui se passe ? Ça me touche ». Du coup je m’en vais et puis alors Théo [12 ans], il le voit, Alexandre [7 ans] aussi, alors après ils se font tout petits. Alexandre, il vient il dit : « Je peux t’aider à faire à manger ? » Là, ils sont quand même attentifs à ce qui se passe autour. Si la résistance voire l’opposition aux adultes semblent caractériser les relations adultesenfants, c’est souvent au détriment de la reconnaissance des formes d’engagement des enfants 242 vis à vis des normes domestiques.

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