Faire face à l’absence : entre organisation et désintégration

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Une écriture de l’immédiateté : l’inévitable fragmentation

Les romans de notre corpus mettent en lumière le parcours erratique de la mémoire, qui non seulement n’établit pas toujours de liens entre les différents épisodes racontés mais est également la source d’hésitations. L’écriture de Johnson semble s’ancrer dans l’immédiateté, ce qui contribue à son caractère fragmentaire : alors que le processus mémoriel est erratique et nécessiterait un travail d’organisation si l’on visait une continuité, les narrateurs ne semblent pas pouvoir prendre le temps de former correctement leurs pensées. Le texte est alors soumis à une dynamique apparemment hésitante : à l’image du récit des souvenirs, le tissu narratif est décousu. Ceci est notamment dû à l’utilisation du présent de l’indicatif, à plusieurs reprises dans les quatre romans, et aux interventions spontanées des narrateurs à l’intérieur de leurs récits. On notera dans Trawl : « Even now, the word waterfall recalls that place to me […] » (61). La présence du déictique de temps
« now » et l’utilisation du présent de l’indicatif suggèrent que le narrateur est en train de se remémorer le hangar à bateaux au bord de la Rye River près duquel il se rendait plus jeune. Il offre à son lecteur une immersion directe dans ses souvenirs. On note également la présence d’interventions réflexives du type : « that sounds too melodramatic » (61). Ces incursions provoquent une fragmentation car le narrateur apporte un jugement sur la manière dont il se souvient, interrompant ainsi le récit mémoriel : elles suggèrent une distanciation de l’auteur par rapport à ses propos et même un rejet de ce qui a été écrit. Ainsi, la création d’une illusion d’immédiateté dans l’écriture de B.S. Johnson vient fragmenter davantage le texte en jouant sur les temporalités du présent et du passé : les romans mettent en scène une démarche réflexive incomplète et interrompue au présent, de la part d’un narrateur qui se plonge dans ses souvenirs du passé. L’analyse des traces graphiques d’une telle irrégularité nous permettra d’examiner la double fragmentation des romans du corpus : la narration semble en effet alterner entre récit au passé et expérience présente. L’étude de la confrontation des temporalités nous conduira à considérer la rétrospection comme acte nécessairement hésitant.

Typographie et temps de réflexion

Comme nous l’avons souligné en introduction, les romans de Johnson mettent en scène le mode de pensée des personnages. On peut apprécier la démarche réflexive de ces derniers grâce aux outils typographiques (blancs, tirets, points de suspension…) employés par l’auteur pour rendre compte du rythme même de la pensée, de ses à-coups et saccades. Chantal Magne-Ville, qui observe ce procédé chez Marguerite Duras, indique : « Le blanc souligne le découpage, il est la respiration du texte, dévoilant par là même, la manière dont procède l’écrivain. […] Le blanc confère en outre à l’écriture une tabularité, et produit une mise en scène du texte. » (86) Les blancs présents dans les œuvres de Johnson sont soumis à cette même dynamique, ce qui suggère qu’ils sont un moyen de montrer au lecteur le temps de réflexion pris par un narrateur. Il s’agit d’une technique narrative employée dans l’ensemble du corpus. Simon Barton remarque : « Johnson suggests that dialogue, like individuals’ mental states, is rarely linear or structured like a traditional page of narrative. Instead, a person thinks, repeats, skips, digresses, and leaves gaps between utterances. » (162) Ce manque de linéarité et de structure est également souligné par Vanessa Guignery dans Ceci n’est pas une fiction : les romans vrais de B.S. Johnson (2009) : « C’est pour respecter le rythme irrégulier des souvenirs et des réflexions que Johnson s’est abstenu d’ordonner Trawl en paragraphes et en chapitres, divisions qui permettent en général de ménager quelques pauses et de faciliter la lecture. » (93) Il s’agit bien dans Trawl de mimer le fonctionnement de la mémoire et de la pensée et donc de narrer les événements passés de manière disloquée, comme s’ils survenaient dans l’esprit du narrateur au moment même où il écrit, renforçant ainsi la tension entre les temporalités du présent et du passé. Les points, qui interrompent les phrases et sont en quantités variables dans Trawl, illustrent également les temps de réflexion pris par le narrateur. Nous ne reviendrons pas sur l’analyse de ces derniers par Simon Barton1, cependant, il convient de souligner que cet outil est une représentation graphique de la réflexion.
L’illusion d’instantanéité du récit est particulièrement visible dans les premières pages du roman, où B.S. Johnson explique la raison de sa présence sur le chalut et commence à raconter ses souvenirs passés : There, something to start me, from nowhere: • • Joan, her name was, Joan, it’s not a name I like, Joan, no, plain, untimely, out of its times, not a name I at all cared for, no : but then I was not at that time in a position to reject women, any women, because of their names, no, nor for many other reasons, either, so, when she said, in this pub, it was just off Sussex Gardens, church property, or it used to be, near Paddington station, anyway, that her name was Joan, I did not mind, I did not notice, or hardly, that her name was not one I would have chosen, if I could have chosen, which of course I could not. She was with her friend Renee when we met, in this pub, and Jerry and I both wanted Joan: I do not know what it was about her, perhaps Renee looked too disappointed, too thin, too small-minded, too unlikely to come across with it, perhaps: anyway, luckily Joan chose me, I do not know why, perhaps because I was noticeably younger than Jerry was, though he was not old exactly, not past it, or anything, certainly.
L’oralité créée par la topicalisation de l’adverbe « there » suggère que le narrateur s’adresse directement au lecteur, ou du moins qu’il l’invite à partager immédiatement ses souvenirs. Il n’y a ici que deux points avant que l’auteur ne plonge dans le souvenir de Joan, une des femmes qu’il a côtoyées au cours de sa vie, ce qui implique un temps de réflexion relativement court. Si les deux points permettent de donner une certaine ampleur au processus mémoriel, il est intéressant de noter que ce passage est suivi de deux phrases de dix lignes chacune. À l’image de la mémoire, la syntaxe semble s’emporter : l’accumulation d’appositions met en lumière une pensée en cours de construction. En effet, ce passage est sans cesse entrecoupé de virgules qui font achopper le lecteur, qui rendent la lecture aussi hésitante que la mémoire du narrateur. L’ajout spontané d’indications tels que « it was just off Sussex Garden, church property, or it used to be » ou l’accumulation de synonymes comme « mind », « notice » et de structures telles que « too disappointed, too thin, too small-minded » créent l’illusion d’un discours improvisé. La fragmentation du texte est créée par la syntaxe et la ponctuation qui confèrent un rythme saccadé au récit qui ne semble pouvoir être construit qu’à travers le fil discontinu de la mémoire. Toutefois, si Trawl nous permet d’apprécier les divagations de son narrateur, il semble que ces dernières ne soient pas un processus spontané. Vanessa Guignery précise : […] dans Trawl comme dans The Unfortunates, le narrateur ne fait jamais allusion au fait qu’il transcrit ses pensées plusieurs mois après les événements eux-mêmes ; au contraire, il entend donner l’illusion que ses pensées sont simultanées avec l’écriture. (2009, 113)
Cette falsification de la spontanéité peut être considérée comme problématique pour un auteur tel que B.S. Johnson qui prônait l’honnêteté et l’authenticité du récit narratif. Ainsi, la démarche du narrateur de Trawl ne serait pas une représentation fidèle du fonctionnement de la mémoire mais plutôt une mise en scène artificielle de celle-ci. Dans son autobiographie, Like a Fiery Elephant (2004), Jonathan Coe souligne ce même manque de spontanéité et d’immédiateté de l’écriture : Johnson’s determination to incorporate accounts of the writing process into [See the Old Lady Decently] itself marks an advance on Trawl and The Unfortunates , which unsatisfactorily purported to offer present-tense transcripts of mental processes that the reader knew full well had taken place some years previously. (30)
À l’inverse de Trawl¸ certains passages de See the Old Lady Decently permettent en effet d’apprécier le cheminement de l’écriture de B.S. Johnson :
I shall take this pad with me. The next sentence you read will have been written on location in Chester Square.
The first thing I see is that the gate into the long thin garden in the centre of the square has a sign on it which reads:
WARNING
PROTECTED BY INTERSTATE
SECURITY
(66-67)
See the Old Lady Decently et Trawl ne présentent pas la même relation à la temporalité. Dans le premier, le narrateur rend compte de son processus créatif : l’immédiateté est réelle. Dans Trawl, la valeur du présent est tronquée : il ne permet au narrateur que de donner l’impression qu’il se trouve sur le chalut au moment où il écrit. Il faut en conclure que le 24 traitement de la temporalité chez Johnson est un outil narratif, au même titre que la fragmentation : elles permettent de reproduire le fonctionnement de la mémoire mais trahissent une reconstruction de celui-ci, plutôt qu’une imitation authentique. Il est nécessaire d’analyser comment cette reconstruction du souvenir s’articule autour d’un brouillage des temporalités, d’une irruption du présent dans le passé qui est à l’origine de la fragmentation des textes du corpus.

Le trouble des temporalités

Le corpus nous permet d’apprécier le processus mémoriel à travers un trouble des temporalités : le fil des souvenirs, et des pensées, paraît toujours soumis à la réalité du présent. La mémoire est doublement interrompue, à la fois par les éléments qui échappent aux narrateurs et par le présent dans lequel ils interagissent. L’immédiateté de l’écriture de B.S. Johnson se retrouve dans sa capacité à faire intervenir le présent dans des discours portant sur des événements passés, afin que le lecteur puisse mesurer la dimension rétrospective de la mémoire et sa confrontation avec la réalité du narrateur. Vanessa Guignery prend notamment l’exemple de Trawl : Les vagabondages de l’auteur vers son propre passé sont sans cesse interrompus par le ressac ou retour violent vers la matérialité du moment présent, provoqué par le fracas du chalut – “Blue flowers or blue butterflies, then, a most delicate shade of CRAANGK! • • They haul again, yet again, interrupt my thinking” – ou par des commentaires métafictionnels du narrateur sur les failles de sa mémoire et les travers de son récit, introduits par des points de suspensions, signes du passage d’une temporalité à l’autre mais aussi d’une activité mentale à une autre. (2009, 97)
La typographie même du texte permet de rendre compte de cette « matérialité du moment présent » car les italiques et les majuscules au mot « CRAANGK ! » fracturent le texte à l’image de la houle qui perturbe le récit mémoriel de Johnson. Le récit semble être entrecoupé par ces moments qui ramènent le narrateur à son être présent : la mémoire est d’autant plus fragmentée qu’elle ne peut pas ne pas être interrompue par ce qu’il se passe autour du narrateur. Le passage d’une « activité mentale à l’autre » suggère également une oscillation entre passé et présent qui peut être considérée comme emblématique de la mise en scène de la mémoire dans le corpus.
Ces constants va-et-vient entre deux temporalités fragmentent le récit mémoriel, comme l’illustre parfaitement House Mother Normal. Les souvenirs racontés par les différents pensionnaires de la maison de retraite sont entrecoupés de dialogues ou de pensées relatives à ce qu’il se passe autour d’eux. On peut notamment observer ce phénomène dans le monologue de Charlie Edwards : « No, Sarah, you know I haven’t got a cigarette. Disturbing my reasonable deliberations. » (36) Les italiques, présents dans tout le roman, sont utilisées pour signaler le dialogue entre les pensionnaires et ainsi matérialiser l’instant présent, ce qui crée une impression d’instantanéité de la parole. Ils sont un symbole d’interruption et participent à la fragmentation du texte et du processus mémoriel, comme le souligne si justement la remarque de Charlie Edwards. L’immersion dans l’esprit des personnages est signalée au début de chacun des monologues par des points de suspension et l’absence d’italiques indique une retranscription des pensées. Le monologue de Sarah Lamson, par exemple, s’ouvre ainsi : « …not like this muck » (8). Le déterminant « this » renforce ici l’impression d’immédiateté car il permet de mettre le référent au premier plan, comme si l’on se trouvait devant l’assiette de Sarah à ce moment-là. Les pensées se réfèrent parfois au présent (comme c’est le cas pour Sarah) soit au passé, comme le montre le monologue d’Ivy Nicholls : « …we had then good friends, who used to come and see us, just drop in there and then, never mind what was happening, once they nearly caught me and Ted on the job, oh, that was comical! » (52). La rupture syntaxique du monologue de Sarah dans l’exemple précédent (« not like this muck ») donne une impression d’immédiateté de l’expérience, alors que les points de suspensions avant « we had good friends » offre un aperçu in medias res d’un souvenir d’Ivy. Ces formes de fragmentation offrent une immersion dans la pensée des personnages qui se focalise sur le présent ou sur le passé : il ne s’agit pas seulement de reproduire le fonctionnement de la mémoire mais celui, plus général, de l’esprit. La présence de blancs au sein même des différents monologues vise d’ailleurs à retracer la manière dont pensent les personnages, comme l’explique Simon Barton : Even Sarah Lamson’s section features some form of graphic mimesis, particularly lacunae between sentences and statements that could be seen to represent the workings of the mind in-between utterances. (162)
Ainsi, la disposition graphique du roman entend reproduire la fragmentation du processus de pensée. Les réflexions des personnages semblent être rendues telles quelles et sont sans cesse interrompues par les activités auxquelles ils doivent prendre part. Il existe donc bien une confrontation du passé et du présent et les souvenirs des pensionnaires sont doublement incomplets : ils sont à la fois entrecoupés par des discussions, des commentaires au style direct (« Disgusting ! » s’exclame Sarah Lamson (26), « Filth. » commente Charlie Edwards (49)) et soumis à la dégradation naturelle de la mémoire. Le traitement de l’instantanéité, qui permet de recréer le fonctionnement de l’esprit, se présente donc comme une caractéristique de la fragmentation des œuvres de Johnson.

Hésitations : le parcours erratique de la mémoire

Le fait même de se souvenir est non seulement un acte rétrospectif nécessairement fractionné par le temps mais les narrateurs des différents romans sont également confrontés à leurs propres hésitations : la mémoire n’est pas seulement sélective, elle est élusive. Les corrections ou commentaires qu’ils apportent à leurs récits permettent au lecteur d’apprécier la construction du discours mémoriel. J.K. Foster, dans son ouvrage sur la mémoire, souligne : We know we have the information stored somewhere, and we may have partial knowledge of it (so the information is, in theory, available), but it’s not currently accessible. One has an enormous amount of information stored in one’s memory that is potentially available at any given moment, but there is typically only a small portion of information available for access at any given time. (27)
Cet accès limité aux souvenirs explique pourquoi les narrateurs des romans de Johnson hésitent lorsqu’ils racontent leur passé. Ils ont le plus souvent recours à des outils visuels pour reproduire le cheminement de leur pensée. The Unfortunates est emblématique de cette technique : I go over and over these things, forget! A river, yes, they have good fishing, I seem to remember, up here. (Last, 3)
Le verbe « forget » est rejeté en fin de proposition et suivi d’un blanc, ce qui semble donner corps à l’oubli : le texte devient lui-même un « trou de mémoire ». La phrase suivante commence par un nom commun, comme si l’on était immergé dans le souvenir. La rivière est mise au premier plan du discours et devient dès lors presque palpable, tout comme l’expression « up here », qui appelle une visualisation du lieu. Le présent du verbe « have » renforce cette impression d’immédiateté, comme si le narrateur se trouvait sur les lieux. La juxtaposition du nom commun et de la proposition « they have good fishing » illustre la manière dont fonctionne la mémoire : les détails reviennent peu à peu au narrateur qui n’a pas de contrôle sur l’ordre de ses pensées. La syntaxe est représentative de l’hésitation, comme le suggèrent les blancs qui suivent la proposition « I seem to ». L’isolement du verbe « remember » rappelle celui du verbe « forget » et tend à montrer que ces deux procédés sont concomitants. L’utilisation de structures hypothétiques dans le corpus permet également de rendre compte de cette incapacité à se souvenir de tout : le narrateur remet souvent en doute ses propres paroles, comme s’il ne pouvait faire confiance à sa mémoire. On lit dans The Unfortunates : « as I remember, if I remember » (First, 2). La structure parallèle illustre ici l’installation du doute : la conjonction de coordination « as » est issue d’un comparatif d’égalité, qui suggère que ce dont se souvient Johnson à propos du pub est similaire à la réalité, à ce qu’il a réellement observé. Or, « if » est le marqueur prototypique de l’hypothèse : il présuppose l’existence d’au moins deux possibilités validables (ici celle de l’authenticité de son souvenir ou au contraire celle d’une erreur). Il en sélectionne provisoirement une mais sans savoir si elle est la bonne : la possibilité qu’il se trompe, qu’il ne se souvienne pas demeure donc envisageable. Le parallélisme renforce cette éventualité car la probabilité que ce souvenir soit authentique est aussi élevée que celle d’un souvenir faussé. L’utilisation de telles structures participe à l’impression d’immédiateté de l’écriture : elle montre que le narrateur analyse ses souvenirs et leur authenticité à mesure qu’il les raconte. Les épanorthoses présentes dans le corpus donnent l’impression au lecteur d’être le témoin d’un discours qui se construit à tâtons. Le narrateur se souvient plus loin : « and I no doubt said at the time what strange tastes she must have to be able to recognize them as such, or think now I must or might have said that. » (2) On peut observer ici une contradiction car le narrateur remet en question son propos alors qu’il ne semblait laisser aucune place au doute (« no doubt »). La certitude incarnée par « no doubt » se délite au profit du modal épistémique « must » qui n’indique qu’un fort degré de probabilité et non une évidence. Il renforce ensuite le doute avec le modal épistémique « might » qui évoque une faible probabilité. La véracité du discours mémoriel semble se désagréger à mesure qu’il se construit : le narrateur semble incapable de se fier à sa mémoire. On note le procédé inverse dans Trawl¸ où la mémoire du narrateur semble se préciser : […] and it must have been dark, the light must have been put off, I am sure, because Jerry and Renee were on the other bed, or was it on the sofa, Renee would not have the bed, yes that was it, I could hear he was not getting very far […] (10)
Le modal « must » est utilisé de la même façon que dans The Unfortunates mais il est cette fois suivi de l’expression « I am sure », marque de la certitude du narrateur. Toutefois, la présence de la conjonction de coordination « or » suggère que le narrateur se corrige, tente de préciser ses souvenirs : il n’est pas aussi certain qu’il l’affirme mais essaye de s’en persuader. Le récit se construit progressivement, comme le suggèrent les nombreuses virgules qui saccadent le rythme de la phrase et qui miment le fonctionnement de la mémoire.
L’expression « yes that was it » témoigne de l’oralité de l’écriture de Johnson : on peut presque entendre le narrateur raconter ses souvenirs et s’enthousiasmer à mesure que la mémoire lui revient.
La syntaxe de Johnson témoigne de sa volonté de reproduire les hésitations, le cheminement de la pensée de l’individu. Les blancs du texte sont un moyen de montrer comment le discours mémoriel se construit ou se déstructure. L’impression d’immédiateté créée par les textes du corpus réside dans le fait que les récits semblent voués à une inévitable interruption. Le discours est nécessairement inachevé, car il est soumis à la force du présent : si les narrateurs ne sont pas interrompus par ce qu’il se passe autour d’eux, ils le sont par leur propre réflexion. Krystyna Stamirowska relève : By reflecting on his own thoughts, another level of discourse is activated: the narrator cannot help observing the process of remembering itself, and keeps commenting on the way in which his mind functions. (111)
Cette dimension suggère que le processus mémoriel s’accompagne d’un exercice de réflexion qui témoigne d’une volonté d’exhaustivité des narrateurs. Celle-ci semble être en contradiction avec l’aspect fragmentaire de la mémoire et avec son caractère élusif : il semble que l’effort de totalisation des narrateurs soit un moyen de dépasser le déterminisme temporel, de resserrer la brèche entre présent et passé.

Exhaustivité et rejet de la temporalité

L’analyse des modes de la temporalité dans les romans du corpus nous a permis de démontrer que narration et réminiscence sont simultanées : le lecteur a l’impression d’être le témoin de l’élaboration du souvenir. Il semble que la reconstruction mémorielle chez Johnson s’accompagne également d’un désir d’exhaustivité, parfois en opposition avec la dimension fragmentaire de la mémoire. Le narrateur de The Unfortunates note lui-même cette dichotomie : […] he had a great mind for such historical trivia, is that the right word, no, nor is detail, trivia to me perhaps, to him important, or worth talking about, if that is important, which I doubt, to me, but he had a great mind for such detail, it crowded his mind like documents in the Public Records Office, there, a good image, perhaps easy, but it was even something like as efficient, tidy, his mind, not as mine is, random, the circuit-breakers falling at hazard, tripped equally by association and non-association, repetition, while from him it flowed regularly, pointedly phrased, constantly, at a high constant, knowledge, learning, information, perhaps slowly, some, but how he embraced conversation, think of an image, no. (First, 3)
Le texte est entrecoupé de virgules, qui ralentissent le rythme de la narration, et constellé d’ajouts : les propositions telles que « if that is important » ou « to me », encadrées par des virgules, illustrent les sinuosités décrites par le narrateur à la fin du paragraphe. Le rythme est irrégulier, saccadé et non fluide, contrairement à la manière dont fonctionnait l’esprit de Tony. Le polyptote du nom « constant » illustre la rigueur avec laquelle Tony réfléchissait et également l’apparente absence de défaillance de sa mémoire. Il y a ici une tension entre une capacité d’exhaustivité, représentée par Tony (dont la précision est comparée à celle d’archives), et l’aspect fragmentaire de la mémoire, illustré par le narrateur. Cette opposition se retrouve dans la structure même du texte, construit en miroir : « random » répond à l’adjectif « tidy » alors que « efficient » s’oppose à « hazard ». Le narrateur emploie principalement des connotations négatives pour se référer à sa mémoire défaillante, comme le verbe « to doubt », tandis qu’il loue les capacités intellectuelles de Tony (« a great mind »). La dichotomie entre les deux personnages se retrouve dans l’opposition des pronoms personnels « his » et « mine » et semble montrer que ces deux pôles de la mémoire sont incompatibles. Cette tension est observable dans les différents romans du corpus, où les narrateurs semblent partagés entre précision archiviste du propos et acceptation de l’aspect fragmentaire de la mémoire. Toutefois, l’extrême précision des narrateurs peut être considérée comme une volonté d’historiciser le souvenir et de lutter ainsi contre la fugacité de la mémoire. Plus encore, l’exhaustivité se révèle être à la fois insignifiante et salvatrice : les détails semblent simultanément anodins et garants d’un passé que les narrateurs s’efforcent de recouvrer.

Table des matières

INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : Pour une esthétique de la temporalité : la fragmentation comme illustration du fonctionnement de la mémoire.
A- La mémoire épisodique ou l’art de la fragmentation chronologique
1- Mémoire et désordre chronologique
2- Bribes de souvenirs : la mémoire sélective à l’oeuvre
3- Un discours segmenté : tension entre passé et présent
B- Une écriture de l’immédiateté : l’inévitable fragmentation
1- Typographie et temps de réflexion
2- Le trouble des temporalités
3- Hésitations : le parcours erratique de la mémoire
C- Exhaustivité et rejet de la temporalité
1- Un travail d’historien ?
2- Mémoire et permanence
3- Détails insignifiants et exhaustivité salvatrice
DEUXIÈME PARTIE : Faire face à l’absence : entre organisation et désintégration
A- Structurer le chaos
1- Construction d’un discours logique
2- Structure de la déchirure
3- Sens et chaos
B- Esthétiques de la perte
1- Écriture de la dégénérescence
2- Expérience de la disparition et du deuil
3- L’impossibilité de tout dire
C- « Re-memberance » : redonner corps au passé
1- Redonner vie aux disparus
2- Recréer le passé ou la compulsion de répétition
3- Arrimer le passé : une tentative de récupération
TROISIÈME PARTIE : En-quête de soi : recoller les morceaux de son identité
A- Re-présentation de soi : mise en scène formelle de la mémoire
1- Spatialiser le souvenir
2- Théâtralité du récit mémoriel
3- Orchestrer le souvenir : un exercice de rétrospection
B- Falsification de la mémoire fragmentaire
1- Combler les « trous de mémoire » : le recours à la fiction
2- Souvenirs de l’autre : fragments d’une vie par procuration
3- Authenticité du souvenir : une mémoire biaisée
C- Pour une interprétation de la mémoire : de la rétrospection à l’introspection
1- Une recherche pragmatique et cathartique
2- L’autre comme médium : une enquête indirecte de soi
3- Une vaine recherche mnésique
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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