Faire du théâtre palestinien un objet littéraire
Pour mener une analyse et une étude dont l’entrée première constitue le texte, en tant qu’objet littéraire, la première difficulté est l’accès aux sources. En raison du manque relatif de publications évoqué précédemment, l’accès doit se faire directement, auprès des théâtres quand les textes et les archives des créations sont centralisés, sous forme manuscrite ou tapuscrite, ou auprès des dramaturges ou des comédiens. Deux années passées à l’Institut Français du Proche-Orient (Ifpo), entre septembre 2013 et août 2015, au sein de l’antenne de Jérusalem, nous ont offert l’opportunité de nous consacrer spécifiquement à la recherche et la collecte de textes dramaturgiques palestiniens, en arabe surtout. Les pièces collectées au cours des différentes recherches de terrain sont classées dans le tableau donné en annexe.. Elles ont été obtenues auprès des dramaturges ou des comédiens au cours ou à la suite d’entretiens menés avec eux72. Les pièces ont été classées selon la source d’obtention. Il s’agit de montrer les différentes formes et modalités de conservation des textes, et donc de leur transmission. Ce classement fait émerger deux modes de pratique de création : individuellement ou au sein d’une institution. La lecture du tableau fait apparaître que le mode de conservation dépend du lieu de la production. La distinction entre création institutionnelle et individuelle semble marquer une différence entre les travaux produits en Palestine et en Israël. Le travail de collecte des textes participe à la conservation de la mémoire d’un patrimoine littéraire, écrit en dialecte palestinien la plupart du temps. La mémoire des textes de théâtre étant menacée pour diverses raisons : représentations parfois uniques, genre lié à l’oralité, question du registre de langue employé et de son statut, vide de publication. Cette opération de collecte permet de consigner les textes et d’envisager l’écriture de l’histoire du théâtre palestinien contemporain plus précisément et à partir des textes des productions. Elle permet également d’ouvrir une autre voie dans les études menées jusqu’alors sur le théâtre palestinien, celle de l’approche littéraire et par le texte, pour alors étudier cette production pour sa valeur littéraire et dans ses dimensions poétique et esthétique. Les représentations des pièces dans les théâtres palestiniens (Jérusalem-Est, Ramallah, Bethléem, Hébron et dans les théâtres palestiniens en Israël (Tel Aviv-Jaffa, Haïfa, Acre) permettent de questionner le texte au prisme de la représentation et de la mise en scène, voire de la réception
L’émergence de la pratique théâtrale en Palestine
Dès la période ottomane, la Palestine, province éloignée de l’Empire, occupe une position marginale par rapport aux grands centres culturels voisins que sont Beyrouth et Le Caire74 . Mais elle reste perméable aux influences des productions qui naissent dans ces centres et à leur rayonnement. Le théâtre dans sa forme européenne apparaît au Liban au cours de la seconde moitié du XIXè siècle. Le repère traditionnellement donné par les historiens est la représentation de L’avare de Molière dans une traduction et une adaptation par Maroun Naqqash à Beyrouth en 1848. La pratique théâtrale dans sa forme européenne est alors relativement récente au moment où elle apparaît en Palestine avec la venue pour la première fois en 1913 de la troupe de George Abyad (أبيض َجورج ,1880-1959), acteur et metteur en scène syrien installé au Caire. La Palestine est historiquement –et géographiquement- liée à l’Egypte. Ainsi, d’autres troupes égyptiennes viennent se produire durant cette période, comme la troupe Ramsès (رمسيسَفرقة (de Youssef Wahbi (وهبيَيوسف ,1897-1982) et de Fatima Rushdi (رشدي َفاطمة ,m. en 1996). Ces événements donnent une impulsion à l’activité qui se développe, essentiellement menée par des non-professionnels dans des clubs et des écoles. Ce développement stimule également la pratique de formes locales du spectacle vivant. Reuven Snir qualifie la période qui s’ouvre au début des années 1920 et se poursuit jusqu’à l’entre-deux guerres de « renaissance culturelle » 75 . Des représentations de théâtre d’ombres (ل ّالظ خيال ,(de boîte aux merveilles (َالعجبَصندوق ou الدنياَصندوق (sont données dans les cafés ou dans les salons tenus par les grandes familles de Jérusalem et de Haïfa particulièrement. Dans les cafés également, le conteur (الحكواتي (ou poète à la rébab (الربابةَشاعر (se produisent. Les récits des épopées de tradition orale du patrimoine local arabe qu’ils livrent contiennent des éléments de théâtralité. Ces pratiques locales tendent à montrer que l’art de la représentation est présent avant l’introduction du théâtre dans sa forme européenne et déjà contenu dans les formes locales. À ses débuts, le théâtre palestinien s’inscrit dans la lignée de la tradition locale arabe la réappropriation du personnage du conteur sur la scène. Les productions cherchent à réinventer cette tradition culturelle qu’ils considèrent comme l’ancêtre du théâtre arabe. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les théâtres arabes l’emploient dès leurs débuts pour dénoncer les occupations étrangères et la domination étrangère, tout autant que pour préserver l’héritage culturel local. Les dramaturges palestiniens n’emploient pas uniquement la figure du conteur pour s’inscrire dans un héritage culturel ancien ou pour décrire des événements passés, mais aussi pour stimuler la mémoire collective du public, comme un moyen de résistance politique et d’affirmation de puissance. La création de l’État d’Israël le 15 mai 1948 et la période qui suit porte un coup d’arrêt aux initiatives dans le domaine théâtral et aux activités culturelles : les auteurs et les acteurs sont alors dispersés, les travaux sont perdus et le théâtre palestinien doit trouver une voix pour exprimer les nouvelles circonstances dans lequel il devra dorénavant évoluer. De la période d’avant 1948 et des prémisses de l’activité théâtrale émergente, il ne reste que quelques troupes amateurs, toujours dans les écoles et dans les clubs76 . Dans les années 196077 , la Palestine reçoit directement les influences de l’effervescence théâtrale arabe de villes comme Le Caire ou Beyrouth. Les expériences théâtrales dans la Palestine de cette période sont fortement inspirées de celles de ses voisins tout en cherchant à créer un théâtre propre, dans le contexte spécifique palestinien. Dans les conditions particulières de la période d’après 1967, la création connaît une intense activité dans ce contexte particulier car à la fois fortement marqué par la réunion physique des Palestiniens suite à l’annexion de Jérusalem et à la fois d’occupation de l’ensemble du territoire
Une approche géocritique du théâtre palestinien
L’approche géocritique et la notion d’espace littéraire telles que Bertrand Westphal les a définies78 se sont concentrées sur l’écriture narrative, particulièrement l’écriture romanesque où les évolutions dans la représentation de l’espace, observées à partir des années 1950, constituent le point de départ du développement de la géocritique 79 . Effectivement, l’espace dans la narration acquiert une place importante au point qu’il concurrence parfois les personnages. Ils se définissent essentiellement par l’espace qui les entoure et qui finalement es absorbe, comme le soulignent Jean-Yves Tadié80 ou Jean-Pierre Richard81 . La géocritique est ainsi définie par Jean-Marie Grassin : « Proposons, provisoirement, une définition de la géocritique comme la « (1) science des (2) espaces (3) littéraires ». La qualité de (1) science affectée à cette discipline lui attribue un objet, un capital de connaissances acquises et une méthodologie ; elle évite une appellation trop générale comme étude des espaces humains, qui ne lui assignerait pas de statut épistémologique précis, et, à l’opposé, un terme trop objectif comme description des espaces littéraires qui prendrait mal en compte le nécessaire travail d’interprétation accompli par le sujet critique. Nous reportons le débat lancé par Bertrand Westphal sur le statut et la méthode de la géocritique à une autre réflexion pour nous en tenir, ici, à son objet pressenti : les espaces littéraires et même, plus radicalement, à la nature de son objet : la notion (2) d’espace elle-même, écartant pour l’instant la définition de la (3) littérarité (ce qui fait qu’un espace, un texte, etc., est littéraire. » 82 Malgré le caractère « provisoire » de cette définition, deux éléments fondamentaux émergent, à savoir l’objet de l’étude géocritique, l’espace littéraire, et la méthode pour mener cette étude, développée par Bertrand Westphal dans ses nombreux travaux. Les travaux d’Henri Lefebvre83 font émerger trois modalités de la représentation spatiale en littérature : l’espace perçu, l’espace conçu et l’espace vécu. Pour Bertrand Westphal, cette dernière catégorie est particulièrement intéressante, puisqu’elle rassemble « les espaces de représentation, autrement dit tous les espaces vécus à travers les images et les symboles ».