Explorer l’avenir par divers scénarios possibles
Dans cette dernière section, nous terminons notre analyse du développement durable du service public d’eau à Paris par l’étude de plusieurs scénarios encore possibles à l’avenir. Bien sûr, nous n’allons pas envisager tous les scénarios possibles d’ici à 2050, mais en étudier quelques-uns qui nous semblent représentatifs du « cône des possibles », pour apporter des enseignements et discuter diverses évolutions ou configurations futures. Va-t-on assister à l’effondrement, partiel ou total, du service d’eau actuel (collapse) ? Ou au contraire à l’amorce d’un nouveau cycle de développement (transition) ? Ou à autre chose encore ? Pour formuler nos scénarios, nous allons envisager les principales évolutions possibles de la demande d’eau à Paris à l’avenir : hausse, stagnation, baisse. Pour chacune de ces évolutions, nous envisagerons différentes stratégies de développement possibles pour le service d’eau parisien. Nous analyserons ainsi les conséquences respectives de ces stratégies sur les variables identifiées pour caractériser le service d’eau à Paris et son environnement. Enfin, nous analyserons ces scénarios en termes de service public et de durabilité (cf. tableau). Tableau 47 : Grille de construction des scénarios possibles pour le futur service d’eau à Paris en 2050 (source : auteur) Ressources en eau naturellement disponibles Type de technologique utilisée Matières premières et énergie primaire utilisées Volume d’eau prélevé par EDP (m3 / an) Volume produit (m3 / an) Coût total pour fournir le service d’eau (€ / an) Volume consommé par les usagers (m3 / an) Prix unitaire facturé (€/m3 vendu) Future demande en eau à Paris (hausse, stagnation, baisse) Configuration sociotechnique, Politique territoriale, Stratégie de durabilité Etc. Abordabilité du service pour les plus démunis Service public ? (3 critères) Durable ? (sur 3 horizons) 1. Scénarios T : scénarios tendanciels Le 1er scénario que nous proposons correspond à une poursuite de la tendance lourde historique, avec la reproduction de sa configuration sociotechnique et de ses dynamiques : business as usual. 1. 1. Une hypothèse centrale : la poursuite de la dégradation Selon un tel scénario, d’ici à 2050 les trajectoires déjà identifiées (cf. supra : C4) vont se poursuivre, posant les mêmes problèmes de rareté (de ressource en eau, d’énergie primaire, de matières premières, de financements, d’accessibilité), et la poursuite de la dégradation passée. Explorer l’avenir par divers scénarios possibles 314 Chapitre 8 : Quel(s) service(s) d’eau à paris à l’avenir ? Par exemple, la ressource en eau disponible continuerait de se dégrader. Sur le plan de la quantité d’eau disponible, la fragilité de la ressource en eau va prolonger la concurrence pour son exploitation, que va venir accentuer le changement climatique. Si la construction de nouveaux barrages-réservoirs en amont de Paris pourrait présenter un espoir, faute de précipitations suffisantes et suite à des périodes d’étiages plus longues, ces barrages seront rarement pleins et ils ne résoudront donc pas le problème de rareté posé. A terme, Paris parviendra peut être à sanctuariser une partie de ses aires de captages, mais ces solutions ne suffiront ni à régler le problème des pollutions diffuses passées, ni à empêcher de nouvelles pollutions des eaux de surface, ni à empêcher la contamination des eaux souterraines par des rechargements d’aquifères parfois peu précautionneux ou par des transferts naturels au sein des nappes phréatiques. De même, si de nouvelles technologies continueront d’être développées, le renforcement de la règlementation et le pic énergétique (pétrolier et gazier) pourraient prolonger ou accentuer la hausse du coût de l’énergie, qui pèsera de plus en plus sur le coût total du service d’eau. Bien évidemment, si d’ici à 2050 une source d’énergie quasi-infinie (fusion nucléaire ?) ou très peu polluante était découverte, ou si la ressource en eau devenait suffisamment protégée pour devenir réellement renouvelable, alors presque tous les problèmes actuels seraient résolus : le problème de développement durable serait alors différent… Mais un tel avenir reste pour l’instant peu probable, et dans le doute nous étudierons donc plutôt un avenir où la dégradation de l’environnement et des ressources naturelles continuent d’être un enjeu majeur. Etudier ce scénario tendanciel va nous permettre de réfléchir aux conséquences de la poursuite des stratégies actuelles d’ici à 2050, « toutes choses égales par ailleurs », pour 3 déclinaisons.
Scénario T1 : vers une fragmentation inéluctable ?
Une première façon de prévoir l’avenir possible du service public d’eau à Paris en 2050 est de s’inspirer de la théorie des Large Technical Systems (LTS). Pour résumer, cette théorie postule que le développement d’un service en réseau (ex : le service d’eau à Paris) est le résultat de dynamiques propres à tout réseau technique, qui sur le long terme structurent son développement en une trajectoire en forme de « S », qui est marquée par la succession des étapes caractéristiques du « cycle de vie » théorique du réseau (DUPUY, 1991 ; 2011), un cycle comparable au « cycle d’adaptation » qui est suivi par les systèmes vivants (cf. tableau). Selon la théorie des LTS, l’observation des évolutions et de ses dynamiques passées permet de déduire les prochaines étapes du développement du service d’eau parisien. Ainsi, après la phase actuelle (« déclin »), la prochaine phase du cycle de vie du réseau d’eau parisien devrait logiquement être une phase de « réorganisation » : nous devrions assister à la disparition des services publics d’eau tels que nous les connaissons, par leur renouveau ou par leur effondrement. Un tel scénario est tout à fait possible ; c’est une réalité déjà observable dans diverses villes d’exAllemagne de l’est (ex : Magdeburg) ou aux USA (ex : Detroit) qui disposaient d’un service public d’eau développé comparable à celui de Paris, mais où un effondrement démographique et économique soudain (ex : chute du mur de Berlin, crise industrielle majeure) a conduit en quelques années à peine à un effondrement de la consommation d’eau potable et du service public d’eau local lui-même (SCHERRER, 2011 : 381). La prochaine phase de développement du cycle de vie du réseau serait ainsi un basculement (progressif ou soudain) vers un nouveau régime de développement, où le réseau d’eau centralisé actuel serait conservé pour ses avantages économiques et techniques, mais où il serait aussi en partie remplacé ou articulé à des configurations sociotechniques plus décentralisées, « co-produites » par les usagers (COUTARD et RUTHERFORD, 2001), et dépendant moins d’une logique d’offre (SCHERRER, 2011 : 378). Ce scénario permet d’aborder la possibilité d’une fragmentation progressive du service public d’eau à l’avenir, qui pourrait se matérialiser ainsi : en réponse à la forte hausse des coûts et à la défiance croissante face à la qualité de l’eau potable distribuée (de plus en plus traitée), les usagers parisiens investiront dans des moyens alternatifs pour s’approvisionner en eau potable, en quantité (ex : eaux de pluie) ou en qualité (ex : potabilisation à domicile). Or non seulement la somme de leurs dépenses individuelles sera plus élevée que les investissements collectifs nécessaires pour assurer un service public d’eau de meilleure qualité, mais de plus cela limitera la possibilité du service public d’eau d’investir dans des équipements collectifs devenant de plus en plus chers. Cette dégradation se poursuivra jusqu’à atteindre un low level equilibrium, c’est à dire un régime de développement qui sera à nouveau soutenable mais moins développé qu’aujourd’hui, ce au détriment des plus démunis (SCHERRER, 2011 : 377). Pour éviter une telle « fragmentation » autant technique que sociale (GRAHAM et MARVIN, 2002 ; DUPUY, 2011: 12), certains auteurs recommandent de mener dès aujourd’hui de façon préventive un « désinvestissement stratégique » (downsizing) des infrastructures d’eau, et d’instaurer un service d’eau à deux vitesses afin de pouvoir au moins conserver un service de base universel (DAVIS et WHITTINGTON, 2004). Concrètement, l’opérateur appliquerait la « doctrine BELGRAND » : il séparerait deux niveaux de services d’eau distincts, par exemple en séparant physiquement deux réseaux de distribution d’eau, ou en équipant certains abonnés de 316 Chapitre 8 : Quel(s) service(s) d’eau à paris à l’avenir ? réducteurs de pression, ou encore en instaurant un quota d’eau mensuel maximum par usager. Il y aurait ainsi d’une part un service de base peu cher et universel mais limité ; et d’autre part un service premium, plus cher mais donnant accès à une meilleure pression, qualité et quantité d’eau. Cette inégalité entre les usagers parisiens sera officiellement justifiée par les péréquations réalisées entre ces deux niveaux de services d’eau, le service premium subventionnant le service de base universel. Toutefois, dans un tel scénario, seule une minorité d’usagers continuera d’accéder à un service d’eau de qualité, dans ou hors du réseau d’eau public (COUTARD, 2007) ; les autres usagers seront toujours plus dépendant du service public d’eau restant, alors que ce dernier se dégradera. Plus grave : une fois que ces deux « communautés d’usagers » seront séparées en systèmes sociotechniques distincts (ressources en eau, réseaux techniques, niveaux de service rendu), les usagers premium seront de moins en moins enclins à financer ces péréquations dont ils ne tirent aucun avantage, accélérant la dégradation, voir la disparition d’un service public d’eau à Paris. Ces images du futur méritent toutefois d’être nuancées : il reste difficile de prédire quelle sera la prochaine étape du « cycle de vie » théorique des réseaux d’eau (DUPUY 2011). Dans les faits, le développement du service d’eau à Paris n’a pas été si linéaire, et son futur développement dépendra aussi de dynamiques qui sont exogènes au réseau d’eau, notamment des stratégies politiques suivies à l’avenir (COUTARD, 2004: 53), au sein et en dehors du service d’eau parisien.
Scénario T2 : la poursuite d’un développement autocentré
Envisageons un autre scénario tendentiel un peu moins linéaire : celui d’une poursuite d’ici à 2050 d’un développement autocentré. Ce scénario correspond globalement aux projets officiels dont nous avons déjà étudié les limites et évalué la durabilité (cf. supra : Chapitre 7). Nous étudierons ici deux variantes de ce scénario, selon que le futur développement autocentré du service d’eau parisien sera obtenu (i) soit en conservant un territoire constant, (ii) soit grâce à la mutualisation de divers services d’eau de la région. Dans le premier cas (stratégie de territoire constant), les services publics d’eau de la région Ilede-France continueront de se développer à l’intérieur de frontières fonctionnelles / institutionnelles relativement stables, même si des coopérations auront lieu en raison d’obligations règlementaires (ex : interconnexions de sécurité) ou pour des avantages technicoéconomiques qu’elles procurent (ex : vente d’eau en gros, partenariats). Ce développement de services d’eau voisins mais relativement indépendants malgré leur proximité va donc se poursuivre, mais il favorisera la compétition plus ou moins latente entre les coalitions d’acteurs qui relèvent de ces différents territoires voisins : ces coalitions vont se retrouver de facto en 317 concurrence pour les ressources en eau disponibles, la demande solvable, la régulation de la ressource et du service (ex : prendre la tête du Comité de Bassin, orienter le cadre légal), etc. Faute de pouvoir empêcher la dégradation de la ressource en eau, Paris pourra être tenté dans un premier temps de lutter contre la hausse de ses coûts par un programme d’autonomie énergétique du service public d’eau parisien (ex : usines d’hydroélectricité « au fil de l’eau » ou sur ses aqueducs, panneaux photovoltaïques, géothermie, bâtiments à solde énergétique positif, réduction de la consommation électrique des installations). Néanmoins, ces investissements vont à court terme augmenter le coût total du service d’eau parisien, et ils ne compenseront pas la hausse des coûts engendrée par la nécessité de constamment renforcer les technologies de traitement de l’eau potable (ex : filtration), ce qui augmentait déjà le coût des amortissements, des intrants utilisés (ex : réactifs chimiques, énergie primaire) et des externalités négatives (ex : déchets finaux, pression sur les matières premières). Au final, la ressource en eau va donc continuer de se dégrader faute d’avoir adressé ce problème ; le coût du service va continuer d’augmenter ; le fonctionnement technique du service d’eau parisien continuera de dépendre du réseau national d’électricité pour pouvoir couvrir les pics de production d’eau en période d’étiage (mai à juillet, puis septembre à décembre en raison du changement climatique), etc. Afin d’améliorer sa propre durabilité, le service d’eau parisien pourrait aussi tenter d’améliorer sa stabilité, par exemple en renforçant la redondance des fonctions de production d’eau (ex : interconnexions de secours, marges de secours pour compenser la perte éventuelle d’un vecteur de production). Cependant, ces redondances ne seront efficaces qu’à condition de couvrir l’ensemble des fonctions vitales du service d’eau parisien : si ce n’était pas le cas, la panne d’une seule fonction non redondante causerait une crise généralisée, potentiellement catastrophique pour le service d’eau (ZIMMERMAN, 2002 : 25), puisque le système serait devenu plus stable mais moins résilient (cf. supra : C3 S2). A l’inverse, une politique d’amélioration de la résilience du service d’eau parisien constituera aussi « une opportunité pour le nouveau paradigme technique » (SCHERRER, 2011 :387), mais la flexibilisation de l’offre d’eau ne sera efficace que si elle s’accompagne d’une flexibilisation de la demande d’eau, ce qui est plus compliqué à obtenir car les consommations d’eau sont assez peu compressibles (ex: l’élasticité-prix de l’eau est assez faible, l’opérateur du service a une connaissance limitée de la demande d’eau, etc.). Malgré l’aggravation de la crise, le service d’eau parisien de 2050 pourra continuer de viser un service d’eau universel et de qualité. Il sera aidé en cela par la gentrification progressive de la capitale et la conséquente hausse du revenu moyen par ménage, ce qui facilitera l’acceptation de l’augmentation continue du coût/prix de l’eau à Paris par les usagers, et permettra l’éventuelle mise en place de péréquations croissantes pour aider les usagers à plus bas revenus à payer leur 318 Chapitre 8 : Quel(s) service(s) d’eau à paris à l’avenir ? facture d’eau. Cette situation sera de facto favorisée par le fait que les ménages à faible revenu continueront d’être « repoussés » hors de Paris par la hausse des loyers. L’autre variante à ce scénario tendanciel est d’envisager que ce même développement autocentré du futur service d’eau parisien sera obtenu plutôt grâce à une stratégie de changement d’échelle, c’est à dire par la mutualisation plus ou moins étendue et généralisée des moyens et des territoires (institutionnels ou fonctionnels) de service d’eau. Par exemple, il est possible que d’ici à 2050 les coûts de production d’eau aient tellement augmentés qu’ils deviennent peu supportables pour la majorité des services publics d’eau situés en Ile-de-France. Face à cette crise, l’Etat pourrait décider le transfert de l’ensemble des compétences liées à la gestion du « grand cycle de l’eau » (protection de la ressource, production d’eau potable, mais aussi assainissement et épuration des eaux usées), par exemple à des super-agences de l’eau converties en grandes entreprises de droit et de capitaux privés où l’Etat conservera cependant une participation minoritaire afin d’en garder le contrôle. Cette mutualisation sera saluée comme une « rationalisation majeure de la gouvernance des services publics d’eau en France » et elle pourrait s’accompagner d’une fusion des Ponts et Chaussées, Eaux et Forêts et Mines en un « Corps des infrastructures » gérant les infrastructures « naturelles » et les infrastructures « techniques » de l’eau. En revanche, la distribution d’eau potable pourrait rester une compétence locale, jalousement défendue par les collectivités territoriales après la dissolution des communes et des départements. Les compétences de distribution d’eau et de gestion des abonnés pourra cependant faire l’objet de divers modes de gestion : régie, EPIC, SPL, affermage, etc. De même, le financement des opérateurs de service d’eau locaux en 2050 pourrait moins reposer sur les recettes de la vente des volumes d’eau (abonnés), et plus sur de nouveaux impôts collectés sur le bassin versant (contribuables), ou en fonction des performances de l’opérateur sur divers objectifs « sociaux, sociétaux, économiques, techniques et environnementaux ». Plusieurs chercheurs continueront probablement de critiquer les indicateurs utilisés pour piloter les politiques de service d’eau durables, tant que ces instruments de gouvernance resteront peu capables d’évaluer – et donc de réduire – les tensions qui continueront d’opposer les finalités internes et externes de l’opérateur, ainsi que les différentes dimensions constitutives du développement durable. Ces actions ne résoudront donc pas le dilemme d’action collective posé. Enfin, au sujet du futur système tarifaire de 2050 : dans une n-ième tentative pour maîtriser la hausse chronique des coûts/prix de l’eau potable, le Conseil d’Etat pourrait décider d’exclure de la facture d’eau les coûts liés à la gestion des eaux pluviales, à l’épuration et à la sécurité incendie, dépenses qui relèveront alors de l’impôt local et de transferts budgétaires régionaux. Toutefois, ces changements n’empêcheront pas la poursuite de la hausse des coûts/prix du service d’eau.