Exploration et identification des « unités spatio-temporelles significatives »
LIMITES ET DISCONTINUITES SPATIO-TEMPORELLES
Nous pouvons mobiliser, à ce stade de l’étude, la remarque de Pierre Gentelle, qui écrivait en 1995 : « L’archéologie peut être conçue comme une discipline qui part d’échantillons (les « sites ») de territoires pour comprendre le fonctionnement passé, syn –ou dia- chronique, des sociétés humaines, mais qui n’a pas encore su maîtriser la question de la constitution d’unités spatiales significatives ». Cette observation est reprise en 2012 par Pierre Ouzoulias dans son retour sur l’expérience Archaeomedes, qui préconise de se défier de vouloir « définir des catégories universelles qui s’appliqueraient à toutes les situations, indépendamment des questions posées ». Selon lui, la question de la définition des « unités spatiales significatives » ne prend un sens que pour « concevoir des objets adaptés à chaque problématique, et [de] déterminer les « unités spatiales » dans lesquelles ils pourraient être appréhendés avec le meilleur profit ». Nous souhaitons ajouter quelques éléments à ces remarques, en nous appuyant sur la pensée de Christian Grataloup. Selon l’auteur, « les découpages spatiaux n’ont de pertinence que dans des limites chronologiques particulières – et réciproquement » (Grataloup, 2003). Il ajoute qu’ « affronter la complexité, c’est considérer les discontinuités spatiales et les discontinuités temporelles des sociétés comme un seul problème. Pas plus de régions premières dans lesquelles se rangeraient des chronologies parallèles que de périodes générales applicables partout mais selon des rythmes régionaux différents ». Ces observations rejoignent les précédentes, mais y ajoutent la dimension temporelle omise par Pierre Gentelle et Pierre Ouzoulias. En proposant de penser « les régions du temps » (1991), et en prônant que « les périodes sont des régions » (2003) Christian Grataloup suggère de « discrétiser l’espace-temps en périodes spatiales, c’est-à-dire en périodes dont l’ordre de grandeur et les bornes sont fixés par l’évolution de l’organisation de l’espace, et non pas par des événements, par exemple politiques, sans rapport avec la dimension géographique de la société » (Volvey et al., 2005). Cette dernière phrase résume parfaitement la tâche que nous nous donnons dans cette partie de l’étude, consistant à rechercher par des méthodes d’analyse spatiale exploratoire ce que nous appelons en référence à l’expression de Pierre Gentelle des « unités spatio-temporelles significatives », pouvant s’exprimer à diverses échelles « emboîtées ». Le but est d’explorer et visualiser les dynamiques spatio-temporelles que matérialisent l’ensemble des données, afin de « trouver des articulations entre continuités et discontinuités, de façon à ne pas assimiler le changement spatial uniquement à des ruptures, et rompre également avec l’assimilation entre espace et inertie » (Elissalde, 2000). Il s’agit en fait d’une recherche de l’homogénéité spatio-temporelle que Jean-Bernard Racine et al. (1980) évoquent comme une nécessité : « Dans un ensemble composé d’éléments, hétérogènes quand on les prend un à un, le sujet doit découper des sous-ensembles qui maximisent l’homogénéité par rapport à sa problématique. Il faut passer de l’hétérogène à l’homogène soit de l’information à forte probabilité à l’information à faible probabilité. Le nombre de sous-ensembles étant énorme et certains n’ayant aucun intérêt par rapport à la problématique, il y a donc filtrage pour ne retenir que le pertinent ». Tout l’intérêt réside ainsi dans le choix entre ces méthodes de filtrage … qui selon Paul Claval (2002), doivent être variées : « La fonction d’une méthode de régionalisation, c’est de souligner, à partir des discontinuités territoriales qu’elle fait découvrir, un aspect d’une réalité complexe. C’est l’emploi simultané de plusieurs méthodes qui révèle la personnalité réelle de l’espace étudié, à travers le jeu des subdivisions que l’on peut y distinguer ».
MESURE DE LA DISTRIBUTION PAR LE NOMBRE DE CONNEXITES
Elaboration des courbes de connexités
C’est ici l’analyse d’images par morphologie mathématique (cf. partie I, chapitre 2) qui est mobilisée pour la recherche des structures spatio-temporelles : « la démarche consiste en effet à simplifier progressivement les images, ou plus exactement à les épurer, afin d’en faire naître de nouvelles, plus riches de significations. Au fur et à mesure des modifications, un tri structural s’opère, jusqu’à la mise en évidence d’une forme ou d’une structure caractéristique » (VoironCanicio, 1995). Les outils de morphologie mathématique que nous mobiliserons seront présentés au fur et à mesure de leurs utilisations (Figure 36). On effectue une série de dilatations de taille croissante sur l’ensemble des points (sites) à chaque intervalle de 100 ans (nommés A1 pour le premier intervalle, A2 pour le second, etc… pour la répartition selon la méthode 1, et T1, T2… pour la méthode 2), pour chacune des deux méthodes de répartition temporelle des sites (cf. Partie II, chapitre 5). Les points les plus proches se rejoignent en premier, puis à mesure que le pas de dilatation (donc la distance) augmente, des ensembles plus éloignés vont se connecter jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une composante (Figure 37). A chaque pas de dilatation, on relève le nombre de connexités que l’on reporte sur une courbe (un exemple sur la Figure 38), qui nous renseigne sur l’espacement des points.
Mise en évidence des organisations spatio-temporelles récurrentes par les courbes de connexités
Au vu des divers graphiques produits, force est de constater que des configurations spatiales similaires se retrouvent au fil des périodes. Afin de mettre en évidence ces organisations spatiales récurrentes et leurs temporalités, les graphiques sont tous comparés les uns avec les autres. Les courbes similaires voire identiques sont alors replacées sur un même graphique. Un exemple est donné sur la Figure 39.
Calcul de la courbe des distances moyennes entre les UNAR
Afin de visualiser l’information de manière plus synthétique, nous calculons la distance moyenne entre les points (division du nombre de connexités par le nombre initial de points) pour chaque intervalle de 100 ans, que nous replaçons sur une même courbe, pour chacune des deux méthodes de répartition temporelle des UNAR (Figure 40 pour la méthode 1, Figure 41 pour la méthode 2). On constate à partir des courbes des distances moyennes que les tendances sont les mêmes quelle que soit la méthode choisie. La courbe 1 est plus accidentée, car les UNAR ont été réparties de manière aléatoire et on n’a donc pas deux périodes identiques comme dans la méthode 2, qui a plus de paliers. On voit donc que l’espacement entre les sites semble fonctionner de manière extrêmement pulsatile, par grands paliers tout d’abord, à une échelle d’observation large, qui semblent aller audelà des périodes identifiées : sur la courbe DM2, on a un premier palier de T1 à T11, puis de T12 à T20, de T21 à T33, et de T34 à T50. ‐ Le premier groupe concerne le Bronze Ancien I, II et III. ‐ Le 2e : Le Bronze ancien IV et le Bronze Moyen (I et II). ‐ Le 3e : le Bronze récent, et l’Âge du Fer (I, II et III). ‐ Le 4e : les périodes Hellénistique, Romaine et Islamique.
Les résultats obtenus précédemment sont alors synthétisés et replacés sur des schémas permettant de visualiser leur temporalité. Les intervalles temporels présentant des organisations spatiales récurrentes d’après les courbes de connexités sont ensuite figurés par des « boîtes » de couleurs identiques, et replacés sur les courbes des distances moyennes entre les points (Figure 42, Figure 43 et Figure 44). Les courbes des connexités obtenues à partir des données réparties selon la méthode 2 (Annexe 1) nous offrent plusieurs niveaux de structures. Ces niveaux seront comparés à la chronologie initiale par période, l’objectif étant d’évaluer ce qu’amène cette nouvelle conception spatiotemporelle de la répartition des sites archéologiques. Il ne s’agit donc pas de confirmer ou d’infirmer la périodisation initiale à partir de ces résultats –ni l’inverse, d’ailleurs- mais de discuter l’un et l’autre en y apportant un nouvel éclairage. En outre, afin de ne pas tout mélanger et parcequ’ à l’instar de Géraldine Djament-Tran et Christian Grataloup (2010) nous nous méfions du mot « période », nous avons préféré opter pour une terminologie différente : afin de distinguer les différents niveaux de structures spatio-temporelles, nous parlons des phases (1A, 1B, 1C, 2A…) et des temps (1Ba, 1Bb, 1Ca, 1Cb…). Un exemple de courbe des connexités des UNAR attribuées aux siècles correspondant à la phase 1A est donné sur la Figure 45. Les courbes de connexités correspondant aux phases suivantes sont données en Annexe 1. La première phase (1A) (Figure 43) fonctionne par pulsations relativement longues, de 400 ans en moyenne (bien que la première dure 1100 années). La structure matérialisée par cette première pulsation est représentée par 250 à 300 sites archéologiques (Figure 45), dont environ 83% sont concentrés entre 1 et 5 km, avec un second palier entre 5 et 10 km (13% des sites), les 3% restants s’étalant sur 20 km. Cette première étape est matérialisée par une période de relative stabilité sur la courbe des distances moyennes (Figure 43), aux valeurs élevées, indiquant un espacement moyen des sites de 2,5 à 3 km, valeurs les plus élevées sur la totalité des siècles Nombre de connexités Pas de dilatation Courbes des connexités pour chaque siècle de la phase 1A T1‐T5 T6 T7‐T8 T9‐T11 Chapitre 6 : Exploration et identification des « unités spatio-temporelles significatives » ; méthode d’analyse spatiomorphologique exploratoire. 141 étudiés. Cette première phase correspond à l’Âge du Bronze ancien I, II et III sur la chronologie initiale. Une seconde phase (1B) de 900 ans est matérialisée sur la courbe DM2 (Figure 43) par une valeur basse, pouvant être interprétée comme une concentration du peuplement. Si l’on se réfère aux courbes des connexités, cette nouvelle configuration s’exprime en deux temps (ces temps correspondant à un nouveau niveau de structures identifiable sur le schéma): le premier temps (1Ba, avec une durée de 500 ans) est créé par un pic dans le nombre d’UNAR, qui double par rapport à la phase précédente (environ 600), et où le peuplement se concentre considérablement : 92% des sites distants de 1 à 5 km (Annexe 1). Les 8% restants sont répartis sur 24 km. La distinction d’un second temps (1Bb) d’une durée de 400 ans s’explique par une chute du nombre de sites (on descend à 380 sites pendant les 2 premiers siècles, puis on remonte à 480 au cours des deux suivants) mais toutefois le maintien de la configuration spatiale observée au temps 1Ba. La phase 1B regroupe le Bronze Ancien IV et le Bronze Ancien IV final (temps 1Ba), le temps 1Bb correspondant quant à lui à la totalité de l’Âge du Bronze Moyen (Bronze Moyen I et II). La troisième phase de la période 1 (1C) est matérialisée sur la DM2 (Figure 43) par un long palier (1300 ans) de relative stabilité aux valeurs moyennes assez similaires à celles de la phase 1A. Cette similarité se retrouve également au niveau d’observation inférieur, matérialisé sur les courbes des connexités par un retour à la configuration spatiale observée à la phase 1A au cours des temps 1Ca et 1Cc, mais sur des durées plus courtes (400 ans chacune). Entre ces deux temps s’intercale un nouveau type de configuration spatiale occupant deux temps (1Cb et 1Cd) de 200 et 300 années respectivement, où le nombre de sites atteint son minimum (160 au total) et où le peuplement s’espace en s’étalant sur 35 km (contre 27 km aux temps 1Ca et 1Cc) (Annexe 1). Bien que cet allongement du palier final de la courbe des connexités suggère l’apparition d’un nombre infime de sites (environ 3) plus éloignés des autres au cours de ces temps, et malgré un nombre de sites plus faible (260 aux temps 1Ca et 1Cc, contre 180 aux temps 1Cb et 1Cd) aux temps 1Cb et 1Cd, l’homogénéité de la phase 1C est assurée somme toute par une répartition spatiale des sites assez similaire (cf. courbes des connexités). La phase C regroupe l’âge du Bronze Récent et l’Âge du Fer, avec le Bronze récent I et II pour le temps 1Ca, et le Fer II A, B et C pour le temps 1Cc (ces deux temps étant analogues), et les Âges du Fer I et III pour les temps analogues 1Cb et 1Cd. Dès la fin de la phase 1C, la courbe DM2 (Figure 43) change d’allure : celle-ci semble reprendre la structure pulsatile en trois temps identifiée précédemment par la succession des phases A, B et C, mais sur des durées beaucoup plus courtes, et avec des configurations spatiales plus diversifiées (7 au total sur 1700 ans, contre 4 sur 3300 ans pour la phase 1).