Exploitations non linéaires des signes Expansions, correspondances inversives et paragramme
Pour analyser au mieux ces exploitations poétiques non linéaires du signe, nous avons opté pour l’étude de plusieurs types d’énoncés ou de systèmes : un poème, un énoncé littéraire, un slogan, et un syntagme composé de deux mots. Nous pourrons ainsi détecter les implications saillancielles et leurs modes d’intervention. Nous terminerons par une étude de corrélations par inversions autorisées par cet « état de langage ».
À propos de quelques corrélations paragrammatiques
Des Anagrammes de Saussure aux slogans actuels
Retour sur les Anagrammes
Des exploitations saillancielles multiples décelées Saussure, en précisant sa pensée et sa vision des vers grecs et saturniens, a détecté un type particulier d’anagrammes, nommé mannequin, c’est-à-dire « un groupe de mots dont le phonème initial et le phonème final correspondent à ceux du mot-thème supposé » et qui, à l’état vraiment complet, « en contiendra aussi la plupart des constituants phoniques. »1148 Par exemple, dans une lettre de Jules César à Cicéron : […] Le mot CAVE semble courir entre les lignes de la lettre de César Condemnavisse C – – – – AV E Est un des endroits topiques. Mais à tout moment revient le mannequin C – – E et notamment dans les derniers mots (avant la date) Contentione abesse C – – – – – – E C – – – – – – – – – – – E (ab)1149 Il est loisible de constater que le mannequin va de pair avec la possibilité d’interprétation multiple d’un même mot à l’intérieur d’un vers. Saussure reconnaît en effet dans condemnavisse à la fois le mot CAVE et le mannequin C-E, deux fragments de signifiants donc choisis de façon autonome pour faire système avec d’autres mots. La racine c-e [c-e] corrèle cette forme avec Contentione abesse et le mot cave [káwe]. Ce sont deux lectures différentes des premiers signifiants qui font penser qu’il existe potentiellement bien plus 1148 Starobinski (1971 : 79-80). Cf. aussi Starobinski (1971 : 50) sur le mécanisme du mannequin. 1149 Starobinski (1971 : 116-117). Il s’agit d’un extrait du texte de Saussure issu d’un manuscrit n°3965 : « cahier à couverture cartonnée violette intitulé Tite-Live, Columelle, César. » Exploitations non linéaires des signes Expansions, correspondances inversives et paragrammes 488 qu’une dimension anagrammatique dans le vers. Saussure l’avait cerné en analysant les vers de l’Énéide, étude dont déduit Starobinski qu’« un même morceau peut […] livrer, simultanément, deux systèmes d’anagrammes », car, aux côtés de Priamidès, l’on discernait le nom Hector disséminé.1150 C’est donc la reconnaissance d’une simultanéité au-delà de la simultanéité. Le son, en sus de son pouvoir d’évocation « usuel » dans le mot, est, de façon synchrone, ouvert à n évocations poétiques. Or, dans le cas de cave, il ne s’agit plus d’un anthroponyme ou d’un toponyme (monoréférentiels par définition) mais bien d’un mot lexical. Les deux interprétations ne sont liées l’une à l’autre que par le signifiant même. Les catégories sont donc transcendées car elles ne constituent plus le repère grammatical du poème au profit de la sémiologie. Pour récapituler, citons Kristeva qui réunit les constats de Saussure : a. Le langage poétique « donne une seconde façon d’être, factice, ajoutée pour ainsi dire, à l’original du mot » [cf. Starobinski (1971 : 31)] b. Il existe une correspondance des éléments entre eux, par couple et par rime. Les lois poétiques binaires vont jusqu’à transgresser les lois de la grammaire. d. Les éléments du mot-thème (voire une lettre) « s’étendent sur toute l’étendue du texte ou bien sont massés en un petit espace comme celui d’un mot ou deux ».1151 Ces propos reposent sur la réduction, pour une large part, chez Saussure de la dimension « paragrammatique » à la toponymie et à l’onomastique (divines ou non) alors que ce phénomène transcende théoriquement toutes les catégories du nom.1152 En l’occurrence, la lecture n’est potentiellement pas que double, mais triple, quadruple, quintuple, etc. de la même manière qu’un signe, dans le discours usuel, peut avoir plusieurs capacités de référentiation. Or ce n’est pas un « sens » que Saussure pensait trouver car l’on sait qu’un nom propre, une fois attribué, ne peut théoriquement être modifié, et ce, malgré l’effacement de la caractéristique vectrice de (dé)nomination chez le sujet concerné. Sa dimension sémantique était donc d’une moindre portée. Cela est d’ailleurs en quelque sorte confirmé par son relecteur critique : Saussure, à la différence du “critique littéraire”, n’est pas à l’affût du sens neuf qui éclôt dans le discours développé : à travers les 99 cahiers de réflexion et d’enquête sur les anagrammes, il pourchasse la similitude, l’écho épars où se laissent capturer, d’une façon presque toujours identique, les linéaments d’un corps premier. Partout fonctionne la même loi anagrammatique, confirmée d’exemples (avec des résultats ici ou là reconnus moins satisfaisants) ; et dans 1150 Cf. Starobinski (1971 : 55). Nous soulignons. En l’occurrence on pourrait étendre cette déduction au mot ou au signe en tant que partie de l’ensemble. 1151 Kristeva (1969 : 114). 1152 On retrouve ce franchissement des limites dans les théories du formant ou des cognèmes ou encore de l’approche toussainctienne (cf. 2.3.5). 489 chaque exemple particulier, les phonèmes du mot-thème se redoublent, se diffractent, de façon à constituer une présence sur deux niveaux. 1153 L’objet est plus au fur et à mesure de « constituer une présence sur deux niveaux » dans le cadre des systèmes particuliers et contraignants des poèmes grecs, latins ou védiques. Cette double lecture n’en demeure pas moins bénéfique et productive pour l’analyse lexicale. Plus encore, elle donne possiblement lieu à une mise en abyme du récit poétique : Il faut ici le répéter : tout discours est un ensemble qui se prête au prélèvement d’un sousensemble : celui-ci peut être interprété : a) comme le contenu latent ou l’infrastructure de l’ensemble ; b) comme l’antécédent de l’ensemble. Ceci conduit à se demander si, réciproquement, tout discours ayant provisoirement le statut d’ensemble ne peut pas être regardé comme le sous-ensemble d’une « totalité » encore non reconnue. Tout texte englobe, et est englobé. Tout texte est un produit productif.1154 Ainsi, pour continuer à opérer des rapprochements avec les parties antérieures, on constate que la polyphonie est transcriptible sous la forme d’un angle de vue au niveau du signe, un angle de vue saillant. Car si la structuration paradigmatique permet des actualisations par des décompositions diverses (mais conditionnées) du signifiant, le concepteur d’un poème peut avoir recours à la dissémination, par exemple. C’est là une marge de manœuvre supplémentaire pour se distinguer de l’obligation contraignante d’utiliser les mêmes signifiants que les autres poètes ou que les autres sujets. En bref, ce mécanisme participe d’une certaine individualisation intrinsèque à la poéticité. Saussure avait donc également dépassé le mot comme unité linguistique en n’estimant peut-être pas la portée de sa découverte au plan linguistique. Car, dans ces cas-là, ces corrélations sont rendues visibles et possibles par le signifiant. A alors émergé à l’échelle du mot une possibilité de double prise en charge (e.g. cave / c-e lisibles dans Condemnavisse), ce qui le place à la croisée de deux structures morpho-sémantiques. Grâce au mécanisme de la dissémination, le mot Condemnavisse donne lieu dans ce poème – et potentiellement dans d’autres – à plusieurs « découpages » morpho-sémantiques, saillanciels en vertu de ses différentes structurations. En poésie plus qu’ailleurs, le signifiant est donc un prisme de signification. Il est possible de remarquer en outre que la dimension paragrammatique est établie entre les mots indépendamment de leur statut. Une autre illustration se trouve dans ce vers de Baudelaire (Le Vieux Saltimbanque) qui manifeste le même mécanisme : « je sentis ma gorge serrée par la 1153 Starobinski (1971 : 63-64). Nous soulignons. 1154 Starobinski (1971 : 153). C’est l’auteur qui souligne. 490 main terrible de l’hystérie » 1155. À l’échelle d’un énoncé cette fois, des éléments sont considérés comme saillants puisque conjointement vecteurs de sens. Ils entrent en cohérence avec le dernier mot hystérie. Ainsi, de la même manière qu’un signifiant ne peut référer isolément à un sens actualisé par une saillance, les éléments formels représentés ici ne sont pas autonomes et ne peuvent faire sens qu’ensemble sur les deux axes paradigmatique et syntagmatique.
La dissémination du nom de marque dans le slogan
Ce mécanisme de dissémination du sens implique également des slogans comme, par exemple : Wella tiene todo lo que su cabello necesita (Arkivperú). Ici, le nom de marque Wella de produits d’entretien des cheveux se voit en partie intégré nominativement dans cabello necesita. 1156 En somme, l’interprétation que l’on peut faire est la suivante : « su / el cabello necesita Wella ». Le choix de cabello plutôt que de pelo et necesita au lieu d’un verbe de deuxième groupe notamment tels quiere, requiere, pide, etc. ont contribué à instaurer cette autre lecture potentielle. C’est en quelque sorte également une précision actualisante (détectable à l’échelle du mot sous la forme de la troncation) car le groupe …tiene todo lo que… n’est pas sollicité dans la lecture des signifiants, seule l’est le message minimal. L’adjectif bello, a est également lisible dans cet énoncé et ce, de deux manières distinctes : dans le rapport phono-commutatif qu’entretient Wella avec bella et par le segment bisyllabique non autonome -bello visible dans cabello en lien avec l’adjectif bello. L’on obtient donc une triple mise en système du nom de marque : avec l’énoncé minimal tu cabello necesita Wella, où le terme final, mis en scène à l’instar du vers baudelairien, est disséminé par le biais du substantif cabello, objet des attentions des tenants de la marque, et de l’adjectif bella. Relevons, de plus, l’insertion de Wella dans une chaîne sémiotique : Wella bella (correspondance phono-commutative [w] / [b] et grapho-commutative w / b, perte de la majuscule) bello (variation générique) cabello (correspondance morpho-commutative [Ø] / [ka]).